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L’appel du granit Plus de 100 ans d’escalade au Petit Clocher du Portalet

C'est du sentier de la cabane d' Orny qu' émerge d' un coup cette pyramide de granit rougeâtre aux formes abruptes. Avec ses parois lisses et verticales, comme coupées à la hache, le Petit Clocher du Portalet a fasciné des générations de visiteurs. Sa face nord, haute de près de 300 mètres, est réputée pour ses voies uniques dans les Alpes.

Même l' arête ouest, la seule « faiblesse » du sommet, semble inabordable. Pour atteindre la brèche à son départ, il faut monter un couloir qui longe la face nord du Petit Clocher. Mais ici, la paroi ne domine pas les lieux, elle les écrase au point d' ébranler la raison des rares alpinistes qui s' y aventurent. Le 26 août 1897, quelques audacieux s' y engagent. Maurice Crettez, « leader » de l' époque, est assuré par son collègue Emile Revaz. T.andis que leur client, Edmond Lardy, abandonne, la cordée de guides progresse le long de flancs vertigineux, posant cinq grosses chevilles de fer pour atteindre le très aérien point culminant. Pendant un demi-siècle, leur itinéraire sera le seul du pic.

 

Le 23 septembre 1956, une équipe de Martigny réussit un itinéraire à droite de la face nord. Michel Besse, Marcel et Pierre Cretton, Paul Poggio démarrent à mi-hauteur du couloir issu de la brèche du Petit Clocher. Ils louvoient sur des dalles et des murs nécessitant des passages artificiels. Le ressaut sommital oblige le forage de quatre pitons à expansion ( spits ), parmi les premiers de ce type utilisés dans les Alpes. Cette ascension brise le caractère « impossible » des parois du Petit Clocher. En 1958, Michel Vaucher, ( voir Les Alpes 1/2009 ) considéré comme le meilleur grimpeur du pays, et Italo Gamboni remontent la cheminée de la face est. Trois ans plus tard, Michel Rey et Christophe Vouilloz s' adjugent la première de la sud-est, qui deviendra la grande classique du Petit Clocher. Mentionnons encore la voie indirecte de 1959 par Hubert Cretton et Denis Bertholet. Ils gagnent la gauche de la terrasse caractéristique de la face nord afin de remonter d' immenses fissures-cheminées, la future Etat de choc, puis ils s' enfoncent dans la faille démesurée et se retrouvent, étonnés, en face est, dans La Vaucher, par laquelle la cordée sort au sommet. Ils réalisent qu' un quart environ du Petit Clocher est en appui contre la montagne.

 

Cette fantastique paroi paraît invincible. Elle intéresse un enfant de la vallée, Michel Darbellay, de La Fouly ( voir Les Alpes 9/2002 ). Jeune guide, il y vient le 20 août 1962 avec un client, Henry Lucien-Brun. La cordée gagne la terrasse au cœur de la face. Puis Michel Darbellay pitonne une longueur d' artif sur l' immense mur orange compact, rayé seulement de fissures. Il n' est pas prévu que son second continue. Les 31 août et 1er septembre, Michel revient avec son frère cadet Daniel. La cordée gravit le grand mur légèrement déversant, qui impose des relais suspendus. Après une impressionnante traversée à gauche, des longueurs moins soutenues conduisent les Darbellay au sommet. Ils ont enfoncé environ 100 pitons, broches et coins de bois, presque tous laissés sur place. Parmi les répétitions de la paroi, il y aura celle des deux Michel, Darbellay et Vaucher, dans le cadre d' un film. Cette réalisation et la publication de photos spectaculaires auront un grand écho dans le milieu alpin. Peu après, Michel Vaucher y revient avec Yvette, son épouse, qui deviendra la première femme et l' une des rares à gravir les voies du Petit Clocher, et bien d' autres extrêmes dans les Alpes et ailleurs ( voir aussi p. 25 et Les Alpes 9/2010 ).

 

Le 28 février 1965, Jean-Pierre Siebenmann et Léon Weissbaum sont au pied de la face nord. Le socle, enneigé, présente des difficultés plus délicates que prévues, tandis que le ciel se couvre. Au-delà de la terrasse, il n' y a plus guère de neige, tant les lieux sont raides et lisses, mais le froid s' accentue et le temps devient mauvais. La nuit surprend les alpinistes dans la traversée du grand mur d' artif, le bivouac se fait là où ils sont, sur étriers, en pleine paroi. Avec la tempête, la neige plâtre tout, y compris les deux infortunés secoués par le vent. Pire, la nuit se prolonge avec la dégradation du temps. Continuer dans ces conditions est impensable, mais à l' époque une retraite depuis cet endroit est impossible. La suite est digne des grandes hivernales avec un but: survivre. Le sommet est atteint lors d' une violente tourmente. La descente de l' arête ouest se fait dans des conditions terribles, mais la chance est au rendez-vous. La cordée retrouve les skis, non sans peine, puis redescend sur Praz de Fort.

 

Cette annéela, René Mayor rencontre un jeune doué, Armand Sarrasin. Ensemble, ils établissent des records partout où ils passent. Dans le même mois de l' été 1969, ils avalent trois fameuses faces des Alpes: Walker, Eiger et Badile. Le 15 juillet, la cordée enchaîne successivement trois voies au Petit Clocher. Ils quittent Orny à 3 h 30, puis, encordés à la taille et dotés de grosses chaussures, ils avancent la plupart du temps corde tendue. Le rythme diminue parfois pour des passages difficiles ou pour s' échanger des mousquetons. Après la face nord, la descente est expédiée en rappels cuisse-épaule par l' arête ouest. En montant dans la face sud-est, ils dépassent des cordées. Ils redescendent ensuite pour terminer par La Vaucher et déboucher au sommet à 13 h 45 Etat de choc En été 1972, mon frère Yves et moi-même avions gravi la face nord du Petit Clocher par La Darbellay et observé à gauche une impressionnante fissure-cheminée. Nous y retournons onze ans plus tard. Partis le matin de chez nous, nous arrivons à pied d' œuvre en début d' après pour déposer du matériel et faire une reconnaissance. Nous abordons les premières longueurs avec plaisir, y compris les fissures besogneuses, avec, accrochés au baudrier, Hexentrics et Rocks, une vis-roc et des pitons. Les relais se font sur un seul coinceur. Nous trouvons des vestiges de tentatives jusqu' au début de la quatrième longueur, et poursuivons sur un granit d' une raideur et d' une homogénéité exceptionnelles. Les points d' assurage douteux sont remplacés par quelques rares pitons ou spits, pour une pratique en libre exposée. A trois longueurs du sommet, les ombres s' étirent, le frais s' installe, il faut rentrer à la cabane. Le matin suivant, nous évoluons à nouveau dans les extraordinaires verticalités du Petit Clocher. Après quelques douloureux coincements et autres contorsions, nous débouchons au sommet, via Etat de choc, nom issu d' un album de punk-rock.

 

Avec le renouveau de l' escalade, La Darbellay, dans la face nord du Petit Clocher, est délaissée. Le premier à l' imaginer en libre est Lucien Abbet. En 1987, il en parle à Philippe Steulet, qui est d' emblée séduit. Ensemble, ils remplacent l' équipement par des spits. Dans du 7b obligatoire, ils laissent jusqu' à 6 mètres entre les points. Les chutes, jusqu' à 15 mètres, exigent une grande détermination. Lucien Abbet précisera plus tard: « Avec ses grandes capacités, Phil avait une avance sur tout le monde pour affronter une telle voie en libre, engagée et sans ajouter de coinceurs. » Durant deux saisons, Philippe Steulet multiplie les essais et « use » plusieurs seconds de cordée, comme son épouse, son frère François, les Genevois Guy Scherrer et Elie Chevieux. Tous sont impressionnés par les lieux et par la ténacité de Philippe Steulet, qui préfère le bivouac sur la terrasse de la face nord. En août 1989, l' assureur de la réussite est encore un inconnu. Il s' agit de François Legrand, futur multiple vainqueur de compétitions d' escalade, qui se rappelle: « Ce jour-là, il faisait froid. Dès les premiers mètres, Phil subit une terrible onglée, mais il poursuivit cette escalade avec coincements douloureux très exigeante pour les doigts. Sa continuité hors normes lui permit de réussir la longueur et d' arriver au relais après environ une heure. Transi de froid, j' avoue n' avoir pas fait beaucoup de libre. » Malgré tout, Phil repart. Après quelques mètres, toujours verticaux, la fissure traverse à gauche. L' arrivée au relais marque la fin des grandes difficultés ( L1: 8a, 50 m, très soutenu; L2: 7 c+, 50 m, très exposé et athlétique ). Curieusement, l' exploit est à peine mentionné. Plus incroyable: 20 ans plus tard, il n' a pas été répété !

 

L' été 2001, Didier Berthod et François Mathey suivent de fines fissures à gauche d' Etat de choc. Il s' agit d' Histoire sans fin. Il leur faut travailler un peu pour libérer cette longueur qui frise le huitième degré. Puis, le Petit Clocher devient le terrain de jeu de cette nouvelle génération hyper motivée, emmenée par la locomotive Berthod.

L' environnement hostile du Petit Clocher ne va pas rebuter l' équipe. Au contraire, il déclenche en eux une passion grandissante. En été 2003, Didier Berthod, François Mathey et Alexis Mikolajak, un fort grimpeur belge, abordent l' inconnu à droite d' Etat de choc. La peur au ventre, un peu dans l' esprit « morituri te salutant » ( ceux qui vont mourir te saluent ), d' où le nom Ave Caesar donné à la voie, ils suivent des longueurs nouvelles et d' autres existantes, le long de fissures à doigts ou à poings. En deux jours, ils ouvrent du bas une ligne unique dans les Alpes. Il faudra ensuite quelques essais pour la gravir en libre sur coinceurs, sauf trois spits.

Puis, La Darbellay en libre va devenir l' obsession de Didier Berthod. Il possède déjà l' expérience pour tenir les réglettes les plus infâmes. Ici, il découvre les coincements du bout des doigts. Il essaie la voie en remplaçant les spits par des coinceurs. Finalement, il ne s' assure qu' avec des protections placées au fil de sa progression. Ironie du sort, il supprime les spits de Philippe Steulet, sauf trois pitons au début du 8a. Durant l' été 2004, Didier Berthod réussit à deux reprises la première longueur sur coinceurs, mais chute à diverses reprises à cause de l' eau qui suinte en fin de seconde longueur. Peu après, aidé par de meilleures conditions, Simon Anthamatten fait encore mieux: il gravit la première longueur en posant des coinceurs, et la seconde un autre jour avec les coinceurs en place. L' histoire n' a pas fini de s' écrire.

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