L'arête sud de l'Aiguille noire de Peuterey-Août 1956 | Club Alpin Suisse CAS
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L'arête sud de l'Aiguille noire de Peuterey-Août 1956

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR RICHARD AYRTON

Le mauvais temps qui persista dans les Alpes tout fata 1956 poussa les grimpeurs à essayer les faces plutôt que les arêtes. Les couloirs de neige tournés à l' est étaient souvent en bonnes conditions et, après deux jours de soleil, bien plus sûrs que les arêtes qui sont restées plâtrées de neige presque toute la saison dans la région des quatre mille.

Avec les guides Arthur Lochmatter de St-Nicolas et Eddy Petrig de Zermatt nous avons grimpé le Couloir Marinelli dans la face est du Mont Rose le 26 juillet, puis le ter août le Couloir Whymper à la Verte. Presqu' au sommet de ce couloir, vers 6 heures et demie, nous aperçûmes soudain deux têtes noires; celles de deux grimpeurs suisses qui descendaient déjà après avoir parcouru le Couloir Couturier en quatre heures. Ils atteignirent le Couvercle à 8 heures et demie, ce qui donne une idée des conditions de la montagne.

Mais ce temps ne dura pas et après deux jours d' attente au Couvercle nous décidâmes d' essayer ailleurs. La Forclaz et le Grand St-Bernard nous menèrent à Courmayeur où notre ambition était le Mont Blanc par l' arête de Peuterey. Un coup d' œil nous montra qu' il faudrait plusieurs jours de beau stable pour améliorer les conditions de cet itinéraire.

Dans la rue du village je rencontrai un ami, Ubaldo Rey, qui était au K 2. Il tenait aussi les grandes voies du Mont Blanc pour impossibles, et guettait le premier beau jour pour monter au refuge de la Noire et escalader l' arête sud de l' Aiguille noire de Peuterey avec un Américain... de seize ans! Il nous conseilla la même grimpée, car la Noire n' a que 3772 m et son arête sud était libre de neige. Engagé ailleurs, Arthur nous avait quittés, et Ubaldo nous proposa de prendre son cousin Enrico Rey, fils du guide-chef. Les deux cousins avaient « fait » l' arête sud ensemble en six heures. Je secouai la tête: je n' avais jamais envisagé la course, car j' en connaissais les difficultés et la longueur et savais qu' il faut souvent y bivouaquer. D' ailleurs je me trouvais trop vieux pour ce genre de varappe pure.

Enrico me dit en riant: « Vous savez, elle est moins terrible que sa réputation. » Eddy ajouta d' un air suppliant: « Cette arête a toujours été un de mes rêves, et je sais que vous pouvez aussi le faire. » Je cédai à ces encouragements, et dans I' après du 9 août nous montâmes au refuge de la Noire. C' est déjà toute une escalade, car le chemin passe par des dalles lisses et des murs verticaux, par des torrents où les prises sont glissantes. Avec Ubaldo marchait Freddy Truslow, le jeune Américain plein d' ardeur.

Le matin suivant nous sommes debout à 3 heures et en marche à 4, à la lanterne. Après la traversée du Fauteuil des Allemands nous voici à pied d' oeuvre à S heures. Droit au-dessus de nos têtes se trouve la brèche qui sépare la Pointe Gamba de la face montant à la Weizenbach. Nous visons le couloir qui descend de cette brèche. Une dalle, puis des fissures garnies d' herbe piquante conduisent au couloir qu' on suit une trentaine de mètres. Ensuite vient une arête secondaire pour cinquante mètres. Traversant à droite nous sommes alors prêts à escalader la Pointe Weizenbach, mais nous en avons encore pour un moment! Une suite de dalles et de blocs nous mène à une brèche entre les deux gendarmes qui forment la deuxième tour. Par la face est du second gendarme on rejoint l' arête sud proprement dite. Six mètres plus haut, nouvelle brèche avec un rappel de six mètres et une rémontée de huit mètres sur des dalles. Ensuite vient un passage vertical et une traversée de soixante mètres à droite. Le rocher est sec et solide, mais la grimpée est soutenue et exposée, sans pause. A 9 heures nous sommes au sommet de la Welzenbach. « Bonne allure, dit Enrico. Si nous la conservons il n' y aura pas de bivouac. » Je trouve l' escalade difficile, mais enthousiasmante... Heureusement qu' à ce moment je n' imaginais pas ce qui m' attendait!

Devant nous marchent Ubaldo et Freddy Truslow; celui-ci grimpe extrêmement bien et avec la confiance de son âge! Dès le début Eddy a demandé à Enrico s' il pouvait mener, à quoi Enrico a répondu: « Va devant et amuse-toi. » De toute la montée je ne verrai Eddy que cinq ou six fois: nous sommes séparés par plus de soixante mètres de corde avec Enrico au milieu, et les passages sont si raides que je le perds de vue. C' est au sommet de la Pointe Weizenbach que nous sommes réunis pour la première fois. Jusqu' ici l' escalade est délicate, dépendant de l' équilibre et de la justesse des positions. Grimper en force n' aide à rien. Il faut se fier à ses semelles de caoutchouc et répartir le poids soigneusement. Les prises sont en général très petites.

Après la Weizenbach, Ubaldo et Freddy continuent en tête par un rappel de vingt-cinq mètres dans la brèche qui nous sépare de la Pointe Brendel. De la brèche, un couloir monte dans la face de Frêney, à l' ouest, où nous commençons à grelotter dans le vent. De là on arrive à une brèche et la Demi-Lune, un des passages difficiles et exposés. Debout sur un bord de la brèche il faut l' enjamber avec le pied droit - c' est un pas d' environ un mètre - pour atteindre quelques petites rides où s' agrippent les mains. Une fois lancé il faut grimper un mur de cinq mètres jusqu' à une plateforme. Le morceau suivant est tout aussi rébarbatif: une fissure de vingt mètres, puis une dalle lisse fuyant à gauche; au-dessus de vous se trouvent deux pitons à cinq mètres l' un de l' autre. Une traversée délicate mène au premier piton. La difficulté est de se tirer de là jusqu' au second piton et de s' y rétablir. Les prises sont infimes, et c' est surtout en utilisant l' ad des vibrams qu' on atteint ce clou. L' endroit est exposé et presque vertical, et je me sens comme une mouche sur une vitre. Il fait bon arriver au sommet de la Brendel pour une pause!

Là je retrouve Eddy enthousiaste: cette varappe dépasse tout ce qu' il a fait en rocher dans les Alpes. La vue est très belle. A gauche le Mont Blanc, avec la face de Frêney, semble très proche et clair. L' itinéraire de l' Innominata est bien visible. On voit, très haut, deux grimpeurs qui montent à bonne allure à l' Aiguille Blanche.

« Allons-y, dit brusquement Enrico. Je n' aime pas ces nuages qui viennent du sud-ouest. Nous aurons bientôt la tempête. » Une demi-heure plus tard nous l' avons! Neige, grêle, et l' un après l' autre cinq éclairs effrayants suivis de coups de tonnerre formidables. L' orage est sur nous. Nos mousquetons disparaissent dans nos poches. Quinze minutes plus tard c' est fini, mais les guides restent soucieux et le ciel n' est pas pur.

De la Pointe Brendel la corde nous dépose vingt-cinq mètres plus bas dans la brèche suivante. La voie escalade un mur vertical, redescend légèrement, et par une autre enjambée on atteint le fameux dièdre qui mène à la cinquième tour. Mais nous n' y sommes pas encore! A regarder Ubaldo et Freddy, puis Eddy y monter si lentement, j' en ressens déjà la difficulté. Après Enrico, c' est mon tour. Le passage est formé d' une succession de dalles exposées et presque verticales sur une quarantaine de mètres, avec trois pitons, mais sans emplacement de repos. Là où je rejoins Enrico il n' y a aucune place: nous nous tenons sur les pieds l' un de l' autre. Les autres ont déjà disparu derrière un angle à droite.

« Ne bousculez pas, c' est délicat », me dit Enrico. Il faut passer droite sous un surplomb, puis franchir une dalle d' angle déversée, très exposée sur un à-pic. Le rocher est heureusement sec, sinon il pourrait prendre des heures. « Je pars, m' explique Enrico. Vous ne pourrez pas me voir au m' entendre. Suivez-moi après deux minutes quand la corde se tend. » Eddy a passé trois mousquetons à des pitons échelonnés à un mètre sous le toit. « N' oubliez pas d' enlever les mousquetons! » Enrico disparaît, la corde glisse lentement puis se tend. C' est mon tour! En répartissant avec soin mon poids qui est de plus en plus déversé, j' avance lentement autour de la dalle d' angle. J' ôte les mousquetons en retenant mon souffle. Puis je monte et rejoins Enrico et Eddy au sommet de la cinquième tour. Voilà un passage qu' on n' oublie pas facilement! Eddy continue par vingt mètres de rocher lisse suivi de deux surplombs, et nous nous retrouvons tous au sommet de la Pointe Bich à 3 h. 45.

L' ascension est pratiquement terminée.Vingt minutes sur des blocs faciles nous mènent au sommet. Les guides sont impatients de commencer la descente - pour laquelle on compte quatre bonnes heures! Nous partons à 4 h. 15. Le cheminement est difficile à trouver; presque chaque caravane en prend un autre. Il est long et n' en finit pas: montées, descentes, côtes raides, traversées, avec l' arête est pour ligne générale. On ne peut pas voir ce qu' il y a plus bas.

Il commence à faire sombre et je me demande si après tout nous n' allons pas bivouaquer. A 8 heures et demie la nuit nous rejoint au milieu du Fauteuil des Allemands. J' ai heureusement ma torche électrique et, toujours descendant en cherchant, nous tombons sur le sentier de la cabane.

Nous y sommes à 9 heures. Pas une âme! Où sont Ubaldo et Freddy? Nous ne les avons pas revus depuis la Pointe Bich! « Ils sont sûrement descendus à Courmayeur sans s' arrêter ici », dit Enrico.

J' étais complètement déshydraté après dix-sept heures de varappe sans relâche, mais du thé et une bonne nuit eurent vite fait de me remettre sur pied. Il plut à verse toute la nuit.

Le lendemain matin, à Courmayeur, Ubaldo nous raconta que leur descente du refuge avait été dangereuse: de nuit les parois, les dalles lisses et l' eau en torrents étaient un cauchemar.

Plus tard, le guide-chef, le père d' Enrico, me dit:

- Un record a été fait hier!

- Un record?

- C' est la première fois que le plus vieux et le plus jeune touriste font l' arête sud le même jour sans bivouac.

Le soir Enrico ( il tient un magasin et un débit de vin dans la rue du village ) sortit une bouteille d' Asti spumante qu' il avait justement gardée pour une bonne occasion.

Durant nos onze jours à Courmayeur, c' est la seule course que le temps nous permit de faire. Et même nous sommes chanceux d' en avoir fait autant.Trad. P. V. )

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