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Le manteau qui fait pencher la balance Influence de la neige sur les glaciers et le pergélisol

Une grande quantité de neige n' implique pas obligatoirement une croissance des glaciers et le maintien du pergélisol. Tout dépend du moment des chutes de neige.

Il faut monter 433 marches pour gagner la Konkordiahütte depuis le glacier d' Aletsch, et il en faudra toujours plus si l' évolution de l' espace alpin poursuit la même tendance. Le géant de glace ne résiste pas au changement climatique et perd constamment de sa masse. La neige joue un rôle central dans cette évolution: elle réfléchit la radiation solaire, isole la surface et alimente le glacier. Au cours de l' hiver 2009, les glaciers ont été recouverts d' un manteau neigeux précoce: début octobre, ils ont reçu par endroits une couche de presque cinquante centimètres de neige fraîche, celle qui leur fournit la matière d' un accroissement bien nécessaire. Mais si plusieurs mètres de neige s' accumulent en hiver dans le bassin versant du glacier, seule celle qui survit à l' été contribue à l' alimentation du glacier. Après une année, elle devient névé granuleux qui se mue en glace au long de nombreuses années sous la pression continue des couches accumulées. C' est alors seulement que commence le voyage vers l' aval jusqu' à la langue glacière, une migration qui peut durer des centaines d' années. C' est désormais la cure d' amaigrissement imposée par la fonte ( fig. 1 ). Des géants sensibles L' observation et la surveillance des glaciers a une longue histoire, même s' il ne s' agissait anciennement que d' un guet anxieux. Depuis 1893, on procède à des mesures systématiques dont les résultats sont publiés dans les annales du CAS. Entre-temps, les variations de longueur de quelque 110 glaciers sont relevées, et l'on calcule le bilan de masse de six glaciers alpins ( voir p. 51 ). Comme dans le bilan annuel d' une entreprise, c' est le rapport entre les entrées et les sorties qui est mis en évidence. Lorsqu' un glacier perd davantage de glace par fusion à la langue qu' il n' en gagne par apport de son bassin versant, il en résulte une perte de masse. Un glacier ne peut se maintenir que si son bilan de masse est équilibré à long terme: son retrait réduit l' ampleur de sa zone de fusion ( la langue ), ce qui diminue les pertes ( fig. 2 ). Les plus grands glaciers, comme ceux d' Aletsch, du Gorner ou de l' Unteraar, connaissent à ce sujet une évolution très lente. Leur recul n' est pas le résultat d' une réaction aux bilans de masse des récentes années ou décennies, mais la conséquence de la tendance climatique du siècle passé. Les glaciers des Alpes sont petits dans leur majorité, ils réagissent plus rapidement et trahissent les changements climatiques à l' horizon temporel de décennies. Le tableau est alors toujours le même: depuis les années 1980, la plupart de ces indicateurs sensibles de l' évolution climatique ont subi des pertes nettes. Jusqu' en 2000, ils ont en moyenne perdu chaque année environ 0,8 mètre d' épaisseur, et ce chiffre a passé à plus d' un mètre depuis. L' été caniculaire de 2003 leur a fait perdre 2,5 mètres d' épaisseur. Alfred Hagmann, gardien depuis 2005 de la Konkordiahütte, qui domine le glacier d' Aletsch, constate le changement climatique à ses pieds: « Chaque été, la surface du glacier à la Konkordiaplatz est plus basse d' environ un mètre. Pour permettre un accès sûr, nous avons dû, au cours des six dernières années, prolonger de 30 marches l' escalier d' accès à la cabane », déclare-t-il. La neige comme écran protecteur Le randonneur à skis connaît la question: on ne peut pas se passer de lunettes protectrices lorsque le soleil brille, sauf à risquer l' aveuglement. Une grande partie de la radiation solaire est réfléchie par la neige ( on dit que l' albédo est élevé ). C' est justement pour cela que les chutes de neige estivales sont importantes pour les glaciers: lorsque les langues glaciaires de couleur sombre sont recouvertes de neige, la glace est protégée du rayonnement qui la ferait fondre. La température de l' air en été joue également un rôle décisif. Si elle atteint des valeurs estivales en avril-mai déjà ( comme cette année ), les langues glaciaires sont privées très tôt déjà de leur blanc manteau protecteur. La glace sombre est alors dégagée et fond plus rapidement sous les effets synergiques de la température et de la radiation solaire ( fig. 3 ). Pour cette raison justement, l' été 2010 variable et plutôt frais et humide a ramené quelque espoir d' inversion de tendance avec ses chutes de neige tardives jusqu' à basse altitude. Pergélisol: la glace invisible des montagnes La chaleur ne menace pas seulement la persistance des glaciers, elle fait également fondre le pergélisol. On en trouve un exemple au Ritzlihorn, au-dessus de Guttannen. « La région du sommet se trouve en zone de pergélisol, le rocher très fragmenté et mêlé d' insertions de glace devient de plus en plus instable à mesure que les températures augmentent; un écroulement rocheux s' était déjà produit en 2009 dans le flanc nord-est du Ritzlihorn, accumulant une grande quantité de matériaux meubles », explique le géologue Hansruedi Keusen, membre de la commission des Cabanes. Le 12 août 2010, après de fortes précipitations, une masse mélangée d' éboulis, de rochers et d' eau s' est écoulée en puissante lave torrentielle du Spreitgraben vers la vallée. La galerie de protection de la route du col du Grimsel ainsi qu' une conduite de gaz ont été emportées. En haute montagne, le sol est en pergélisol à beaucoup d' endroits, car les températures restent au-dessous de 0° C toute l' année. Comme le permafrost est un phénomène de sous-sol et qu' il n' est à ce titre pas visible, il est difficile de le localiser. Pourtant, on en voit souvent des indicateurs en surface: champs de neige persistants, glaciers suspendus ou parois de glace trahissent un pergélisol. De même les glaciers rocheux: ce sont en général des pentes d' éboulis saturés de glace, qui s' écoulent de quelques centimètres à décimètres par année comme des laves torrentielles. On trouve du pergélisol sous environ 75 % de toutes les pentes d' éboulis situées au-dessus de la limite des forêts. Ces pentes font office d' installation frigorifique par la circulation de l' air froid entre les gros blocs, alors que l' air chaud, plus léger, s' échappe. L' absence d' indicateurs ne garantit pas celle du pergélisol. Ainsi, la plus grande partie du Cervin est gelée toute l' année, mais on n' y voit pas d' indicateur de pergélisol. Un printemps chaud ne promet rien de bon Dans les zones d' éboulis exposées au nord, le pergélisol peut commencer dès l' altitude de 2000 mètres environ, alors que la limite dans les parois rocheuses raides exposées au sud peut se situer jusqu' à 1500 mètres plus haut ( fig. 2 ). En bref, la distribution très irrégulière du pergélisol dépend de l' altitude, de l' exposition, du matériau composant le terrain et de la couverture neigeuse. Comme ces facteurs varient fortement dans des espaces restreints, il en va de même pour les températures et pour le pergélisol, qui est parfois continu et parfois localisé et interrompu. L' enneigement précoce fait fondre le pergélisol En été, la fonte ne concerne que la couche superficielle ( couche active ) du pergélisol. Comme le bilan de masse des glaciers, l' épaisseur de la couche trahit le temps qu' il a fait l' année précédente. L' été caniculaire 2003 a laissé des traces nettes: jamais, depuis le début des mesures voici plus de 10 ans, on n' a enregistré de pareilles profondeurs de dégel. A certains endroits où il ne dépasse habituellement pas un mètre, on a mesuré un dégel jusqu' à une profondeur de 2,5 mètres. Le record a été relevé au Schilthorn avec presque 9 mètres, alors que la profondeur n' atteignait que 4,5 à 5 mètres les années précédentes. Il est facile d' en déduire que des modifications aussi massives de la couche de dégel, et donc de la teneur en glace du permafrost, auront de lourdes conséquences. Il ne s' agit pas que des dangers naturels, comme mentionné plus haut à propos du Ritzlihorn, mais aussi des impacts sur la construction et l' entretien des infrastructures de haute montagne, comme les cabanes, les stations de chemins de fer, téléphériques et remontées mécaniques, les pare-avalanches et les routes. L' hiver précoce survenu en octobre 2009 a influencé très défavorablement le pergélisol, contrairement à l' influence qu' il a exercé sur les glaciers. En effet, la couche de neige est isolante comme une doudoune du fait de la quantité d' air qu' elle contient. La chaleur estivale stockée dans le sol ne peut pas s' échapper. Au printemps par contre, la couche de neige exerce l' influence positive de retarder le réchauffement du pergélisol. C' est seulement dans les parois rocheuses raides qu' une couche de neige joue systématiquement un rôle réfrigérant: trop mince pour isoler, elle réfléchit le rayonnement solaire. L' absence de précipitations et les températures beaucoup trop élevées de ce printemps ne promettent en conséquence rien de bon. Pouvons-nous espérer un été froid et humide? Nous avons un sentiment mitigé à l' examen des bilans de masse des glaciers et des laves torrentielles de Guttannen. Ce qui est certain, c' est que des modifications, même lentes, sont en cours en haute montagne. Le gardien de la Konkordiahütte s' en fait le témoin: « Ce sont surtout les clients n' ayant plus fréquenté l' endroit depuis des années qui réagissent avec effroi devant l' ampleur des changements. »

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