Le versant sud-ouest de l'Aiguille Verte | Club Alpin Suisse CAS
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Le versant sud-ouest de l'Aiguille Verte

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Robert Grélor.

Le versant sud-ouest de l' Aiguille Verte est compris entre l' arête qui du sommet descend au Pic Sans Nom et celle dite « du Moine », qui relie le chaînon du Moine au sommet. En termes plus clairs pour quelques-uns, c' est de l' âpre versant de la Charpoua qu' il s' agit. C' est la face la plus rocheuse de l' Aiguille.

Comme l'on sait généralement que tous les itinéraires d' ascension à l' Aiguille Verte, même les plus fréquentés, sont des courses sérieuses, on s' imagine aisément les belles et difficultueuses escalades que doit présenter cet aride versant.

Placé sur le rognon du Glacier de la Charpoua, le refuge Charlet a été construit principalement pour faciliter l' escalade des Drus. C' est un excellent point de départ pour les ascensions à l' Aiguille Verte.

De ce confortable refuge, les quatre itinéraires du versant sud-ouest sont possibles:

1° Arête du Moine. Premiers ascensionnistes Thomas Stuart Kennedy, C. Hudson, G. C. Hodskinson, avec Michel Croz, M. A. Ducroz et P. Perren le 5 juillet 1865.

Sans être précisément une voie d' accès à l' Aiguille Verte par la Charpoua, l' Arête du Moine peut néanmoins s' atteindre de ce versant. On la rejoindra à droite ou à gauche du Cardinal; mais pour cette course, on partira plus volontiers de la cabane du Couvercle. C' est peut-être l' itinéraire le moins difficile de l' Aiguille Verte, c' est en tous cas le plus fréquenté.

2° Par le Couloir Mummery ou Couloir en Y. Premiers ascensionnistes: A. F. Mummery avec Alexandre Burgener le 30 juillet 1881.

Le tracé de cette voie emprunte celui du couloir neigeux qui du sommet descend en direction du Glacier de la Charpoua.

Peu fréquenté, cet itinéraire offre au grimpeur une course très sérieuse. L' escalade de la falaise rocheuse qui donne accès au couloir constitue déjà une grosse difficulté, et par sa longueur le couloir peut selon les conditions demander un dur travail de piolet.

3° Par la face de l' Aiguille Sans Nom.

Premiers ascensionnistes: Emile Fontaine avec Joseph et Jules Simond le 20 août 1899.

Ce parcours, qui nécessite l' escalade de la Pointe Petigax, est une dure escalade rocheuse. On aborde la paroi par un large couloir rocheux de la face de l' aiguille et l'on rejoint l' arête faîtière de l' Aiguille Sans Nom au sommet de la Pointe Petigax.

4° Par l' Arête de l' Aiguille Sans Nom.

Premiers ascensionnistes: Mlle de Longchamp avec Armand Charlet et M. Bozon le 21 septembre 1926.

Très voisin du précédent, le tracé de cette voie emprunte le couloir qui descend de la brèche du Pic Sans Nom et de là monte au sommet de l' Aiguille Verte par l' Arête de l' Aiguille Sans Nom. Cet itinéraire rejoint le précédent à la Pointe Petigax.

Je relaterai maintenant deux ascensions à l' Aiguille Verte, l' une par le couloir en Y et l' autre par l' Arête de l' Aiguille Sans Nom.

A. Couloir en Y.

Si l' été dernier a été très propice aux grandes ascensions, son début ne le laissait pas prévoir. En effet, dans le courant de juin j' étais monté inutilement deux fois au refuge de la Charpoua.

Le 8 juillet, avec Luc Maystre, après toute sorte de travers dans notre mode de transport, nous ne quittons Chamonix qu' à 17 heures.

Il est peut-être tard pour entreprendre l' escalade de l' Aiguille Verte, mais nous n' avons pas le choix. Nous faisons donc de Chamonix notre point de départ et nous nous passerons de dormir.

A 19 h., nous passons au Montenvers où nous nous arrêtons, juste le temps nécessaire au dîner.

Quand nous parvenons au refuge de la Charpoua, il est 22 h. 30. Nous nous y délassons une demi-heure en réchauffant du café noir, puis, sans plus d' ambages, nous continuons.

Le Glacier de la Charpoua, encore peu crevassé, nous permet une montée à peu près directe jusqu' à la falaise rocheuse qui sépare le couloir du glacier.

Le point choisi pour franchir la rimaye n' est pas très heureux, car, après plusieurs essais infructueux de courte échelle, nous cherchons ailleurs un autre passage qui, après une minutieuse taille, nous donne accès à la lèvre supérieure de la rimaye.

Au-dessus de la rimaye, nous sommes surpris de ne point distinguer la fameuse falaise rocheuse.

Notre surprise s' accentue, car après une heure de marche nous sommes encore sur de la glace et la pente devient de plus en plus inquiétante. Nous découvrons alors que les conditions de la montagne sont telles que la neige et la glace recouvrent entièrement les escarpements rocheux de la base du couloir. Et c' est sur cette carapace de glace que nous cheminons lentement en taillant notre chemin degré par degré. Maintes fois notre piolet perce la couche glacée et produit des étincelles au contact des rochers.

La carapace n' étant souvent qu' une mince couche de verglas, nous avons mille peines à y tracer des marches minuscules qui nous demandent des prodiges d' équilibre sur deux ou trois pointes de crampon seulement.

De ce fait, notre allure est très délicate et peu rapide.

En coinçant mon piolet entre la couche de glace et un rocher affleurant, afin d' assurer mon camarade, je trouve le moyen d' en briser l' extrémité du manche.

Le jour est déjà venu que nous sommes encore aux prises avec cette affreuse falaise.

Enfin, au haut de cet escarpement, nous traversons horizontalement une vingtaine de mètres sur la droite afin de gagner l' origine du couloir en Y.

Durant cette traversée mi-rocher, mi-neige je casse pour la seconde fois le manche de mon piolet, mais cette fois-ci au ras de la pioche. Je n' ai alors plus qu' à remiser la ferrure dans mon sac et à me servir du piolet de Maystre qui en sera désormais démuni.

Avec le jour, le temps est devenu menaçant, le ciel tout gris a un plafond très bas: la neige ne saurait tarder.

Devant cette conséquence inévitable, un interminable colloque s' engage.

Maystre propose de rebrousser chemin tout de suite, ce à quoi je me refuse catégoriquement, car, refaire en sens inverse le parcours de la falaise équivaut à mon avis à une chute certaine.

Je propose donc de continuer la course, estimant que le mauvais temps pour une telle course constitue au contraire une circonstance favorable pour l' escalade, en pleine matinée, d' un si long couloir orienté au sud-ouest.

A cette proposition Maystre réplique par une transaction qui consiste à poursuivre l' escalade mais en essayant de rejoindre l' Arête du Moine sur la droite.

La discussion s' anime et s' allonge, puis finalement je rallie Maystre à ma cause et nous continuons.

Dans le couloir, sans être parfaites, les conditions sont nettement meilleures. Sous une couche de neige molle la glace se laisse tailler très facilement. Lorsque la couche de neige est assez épaisse, nous progressons même en façonnant des marches à l' aide des pieds seulement. Mais n' ayant qu' un seul piolet nous sommes obligés à une plus grande prudence que d' ordinaire, et de ce fait notre allure s' en ressent beaucoup.

En dépit de l' optimisme que j' avais affecté pour convaincre Maystre de poursuivre la course, je n' étais pas sans inquiétude quant à quelques chutes de pierres isolées. En fait, nous n' en vîmes tomber qu' une seule et, comme, lors de toute ascension, ce danger diminue au fur et à mesure du gain de l' al, ces inquiétudes disparurent assez rapidement, d' autant plus que la neige, s' étant mise à tomber, recouvrait rapidement les rochers.

Au carrefour des deux branches de l' Y, nous traversons avec précaution un grand dévaloir glacé, creusé par les avalanches, afin d' entrer dans la branche de gauche. Cette dernière paraît d' ici très courte alors que sa longueur égale celle de la branche principale. C' est maintenant à Maystre de faire travailler l' unique piolet de la cordée.

La neige qui tombe de plus en plus serrée provoque, dans l' axe du couloir, des coulées qui sifflent désagréablement à nos oreilles. Je dois avouer qu' ayant été victime une fois de semblables coulées, chaque sifflement qui décèle l' approche d' une de ces petites avalanches de surface est pour moi un souvenir amer en même temps qu' un sentiment d' insécurité extrêmement pénible.

J' invite Maystre à conduire la cordée à l' extrême bord du couloir afin de les éviter autant que possible.

La fréquence de ces coulées augmentant avec le temps, nous abandonnons le couloir à quatre-vingts mètres de son extrémité et terminons l' ascension par l' escalade des rochers de sa rive gauche. Encore que cette escalade ne soit point très ardue, le verglas et la neige la rendent parfois fort scabreuse.

Le surplomb d' une cheminée en particulier rebute une première fois Maystre. A mon tour je m' y aiguise les ongles en vain. Ce n' est qu' après un essai désespéré de ce brave Luc que nous surmontons l' obstacle que mon camarade fait suivre d' un mouvement pendulaire au cours duquel il s' ouvre profondément la main.

Quelques rochers encore, et nous voici sur l' arête faîtière d' où en quelques minutes nous atteignons le sommet de l' Aiguille Verte, à 15 heures exactement.

La descente s' opère tout de suite, par le couloir Whymper, à un rythme aussi accéléré que le peut une cordée à un piolet.

Durant le parcours de la rimaye du « Whymper » à Chamonix, nous avons l' occasion de sentir les effets de la fatigue.

Au haut du sentier des Egralets, alors que pendant une halte nous sommes assis, je suis le jouet d' une sorte de mirage. J' affirme avec conviction que nous dominons un jardin de plaisance garni de fauteuils, tables et parasols, ces divers meubles n' étant en réalité que les blocs qui recouvrent le glacier au bas des Egralets. Puis, sur la Mer de Glace, j' essaye de persuader Maystre de la présence sur les moraines de Trélaporte d' un campement illuminé alors que ce n' est qu' une longue bande de neige.

Quant à Maystre, il dort debout et trouve prétexte à tout pour provoquer un arrêt.

A Chamonix où nous parvenons à minuit après une course de trente et une heures sans interruption, nous sommes dans un état voisin de l' épuise. Nous dormons quelques heures dans un hôtel, et dans la matinée nous sommes de retour à Genève.

B. Arête de l' Aiguille Sans Nom.

Cette fois-ci c' est avec Albert Dunand et André Roch que nous partons le 3 septembre 1933 du refuge de la Charpoua avec comme objectif la Verte par l' Arête de l' Aiguille Sans Nom.

Le glacier, plus tourmenté qu' en juillet, nous oblige à contourner quelques grandes crevasses avant de parvenir à la rimaye du couloir qui descend de la brèche du Pic Sans Nom.

Au-dessus de la rimaye qui est passée sans difficultés appréciables, le couloir, encore assez large, présente une pente glacée d' où émergent quelques aspérités rocheuses. Bientôt cependant, le couloir se resserre et n' est plus qu' un canal très étroit dont le fond est recouvert de glace dure et dont les parois, fort lisses, offrent peu de prises.

Une pierre ayant sifflé par-dessus nos têtes, incite notre ami Roch qui est en queue de cordée, à tenter de nous faire évader par la paroi de la rive gauche. Il s' y élève avec difficulté de six mètres environ et se trouve acculé dans une impasse. Il n' en peut redescendre qu' à l' aide d' un piton qu' il réussit à coincer dans une niche à cristaux, providentiellement placée, et qui lui permet de passer sa corde en double.

Nous nous maintenons donc dans le couloir, en longeant plutôt cependant la rive gauche.

Dans sa partie supérieure, le couloir s' élargit et est entièrement rocheux; il devient moins incliné, nous y évoluons avec beaucoup d' aisance jusqu' à la Brèche du Pic Sans Nom.

A une quinzaine de mètres sous la brèche, une vire nous conduit à une plateforme d' où s' élève une fissure très redressée assez difficile aboutissant dans une zone de rochers faciles qui va jusqu' à l' arête et se prolonge à droite dans la paroi.

Le Pic Sans Nom a d' ici fort belle allure, et bien que l'on en décèle toute l' escalade, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer qu' elle n' a point l' air bien facile.

Cette zone de gradins nous entraîne par des vires obliques très engageantes, dont quelques-unes sont encombrées de neige, au pied d' une fissure d' une réelle difficulté. Le leader, en l' espèce notre ami Dunand, y hésite longuement.

Après quelques essais de démarrage, il se déchausse d' un soulier seulement et, s' aidant de Roch en position de courte échelle, cependant que je les assure tous deux depuis une petite plateforme, il parvient à en franchir le début; et, comme la suite s' avère tout aussi difficile, nous ne lui ménageons pas nos compliments lorsque nous le rejoignons, puissamment aidés par sa solide poigne.

L' escalade, toujours difficile, qui suit ce mauvais passage, nous ramène légèrement sur la gauche à la base d' une cheminée, en partie comblée de neige, formée par un magnifique bloc de forme allongée qui paraît être en équilibre instable.

Cette cheminée, excessivement fatigante, nous demande de très gros efforts; le sac, en particulier, nous y gêne considérablement. Elle aboutit à une plateforme d' où nous n' avons plus aucune solution de continuité.

Comme Roch est encore dans le milieu de la cheminée, nous lui conseillons de ne pas pousser plus avant son pénible travail de ramonage et, à l' aide d' un piton, nous fixons une double corde qui va permettre à notre camarade d' accomplir un pendule d' une délicatesse extrême. Cette périlleuse manœuvre que nous assurons obliquement fort mal, Roch l' accomplit avec sa finesse coutumière. Il traverse ainsi une dalle lisse de cinq mètres et parvient dans une nouvelle zone de rochers, de structure plus favorable à l' escalade.

A notre tour, après être redescendus au milieu de la cheminée, nous effectuons la périlleuse traversée, toujours à l' aide de la double corde, mais facilitée par Roch qui nous maintient avec la corde d' attache.

Cette traversée marque la fin des grandes difficultés de rochers, car par de bonnes fissures et une escalade sur de gros blocs, nous parvenons de nouveau à l' arête, au pied du bloc qui constitue la Pointe Petigax.

Sur l' arête, nous sommes au soleil; par contre un vent froid d' une grande violence nous y accueille.

Quelques minutes après notre arrivée, alors que nous nous restaurons, nous sommes rejoints par deux alpinistes français, MM. Bouvier et Pruvost, qui, partis de la Charpoua après nous, viennent d' accomplir l' itinéraire Fontaine à l' Aiguille Sans Nom.

De la Pointe Petigax, l' arête est d' abord toute de neige, mais bientôt des gendarmes rocheux doivent être contournés sur le versant du Nant Blanc.

Le contour de ces gendarmes sera certainement le plus mauvais passage de l' arête faîtière, car le versant nord, exposé au vent, est tout de glace vive; et, comme pour traverser sous ces gendarmes il faut descendre dans la paroi glacée qui est d' une inclinaison respectable, c' est une longue et laborieuse taille de piolet qui en résulte.

Comme la glace est d' une dureté exceptionnelle et que conséquemment le travail n' avance pas rapidement, Roch qui me suit et qui souffre des morsures du vent, s' impatiente. Je m' empresse de lui offrir la place, mais, réalisant la situation, il éclate de son bon rire.

Lentement, utilisant au mieux les saillies rocheuses, nous parvenons à une brèche et de là sur un petit gendarme que nous traversons grâce à un petit rappel de corde pendulaire.

L' arête sur un très long parcours n' est plus alors que rocheuse avec quelques courts intermèdes de neige. La traversée de ce tronçon se fait le plus généralement sur le versant de la Charpoua avec quelques brèves apparitions sur le fil même de l' arête.

Le versant de la Charpoua étant des plus accueillants, à cause du soleil et de l' absence du vent, nous en profitons pour organiser sur de bons blocs un pique-nique substantiel.

Après cette halte, nous remontons à l' arête qui jusqu' à la Pointe Croux redevient neigeuse.

Ce parcours, pas difficile, mais très haute montagne, est peut-être l' un des plus enthousiasmants que nous ayons parcourus: l' arête, d' une finesse exceptionnelle, le bastion de la Pointe Croux qui la couronne, plus loin la calotte de la Verte avec ses superbes reliefs et derrière nous l' arête parcourue avec la Pointe Petigax qui émerge du brouillard qui envahit le bassin de la Charpoua. Ce sont des visions d' une rare beauté dont s' emparent aussitôt les appareils photographiques.

La Pointe Croux traversée, nous retrouvons l' arête neigeuse qui vient butter contre la calotte de l' Aiguille Verte.

Plus impressionnante que redressée, la calotte n' offre pas beaucoup de résistance; nous n' avons ainsi pas trop de peine à terminer notre ascension.

Au sommet, nous n' avons que le temps d' admirer la Grande Rocheuse qui émerge du brouillard, car la brume nous enveloppe bientôt.

Bien que notre projet ait prévu le retour par l' Arête de l' Aiguille du Jardin, nous l' abandonnons vu l' heure tardive et redescendons par l' Arête du Moine.

L' orientation est difficile à définir, car aucun de nous n' a encore parcouru cette arête, et la masse opaque du brouillard nous interdit toute visibilité au delà de la longueur d' une cordée.

Après de longs tâtonnements, nous découvrons quelques traces que nous suivons fidèlement jusqu' au du niveau du brouillard, c'est-à-dire vers 3800 mètres.

La suite de l' arête est parcourue au soleil couchant.

Peu avant le Couvercle je quitte mes camarades qui désirent s' arrêter au refuge, et seul dans la nuit je cours à Chamonix.

J' ai conservé de ces deux courses des souvenirs totalement différents.

De la première, soit du couloir en Y, j' ai souvenance d' une course triste, longue, ennuyeuse, pleine d' insécurité. En bref, ce fut comme une course « forcée » que je regrette presque d' avoir accomplie.

De la seconde, au contraire, c' est le souvenir d' une course splendide, unique presque, avec toutes les variétés de la haute montagne. L' escalade rocheuse est de tout premier ordre et je dois dire que nous fûmes surpris d' y rencontrer un pareil degré de difficultés. Quant au parcours de l' arête faîtière, c' est un enchantement qui va s' accentuant à mesure que l' arête se déroule.

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