Le versant suisse du Mont Dolent
Avec 1 illustration ( 70Par Marcel Kurz
Que le lecteur veuille bien me pardonner de revenir une fois de plus au Mont Dolent. Ma seule excuse est la vieille amitié qui nous lie.Voici trente-sept ans que je lui consacrais une monographie dans YEcho des Alpes ( 1910, 181—220 ), et depuis lors ma sympathie n' a pas diminué, bien au contraire. Certaines illusions enfantines sont tombées, il est vrai, ainsi celle de pouvoir, sur son cône neigeux sommital, couvrir d' une seule main les confins de trois pays. La science des hommes a prouvé depuis que, par un curieux caprice de la nature, la zone française ne montait pas jusqu' au point culminant1.
Le versant suisse du Dolent est de beaucoup le plus beau et le plus intéressant côté de cette attrayante montagne. Deux voies classiques empruntent ce versant: celle de Gallet ( 1901 ) par le glacier du Mont Dolent et l' arête E, et celle de Kugy ( 1904 ) qui a fait l' objet de mes deux dernières notes dans cette revue. La première se développe sur la feuille 585 ( Courmayeur-Est ) de notre nouvelle carte nationale, où le Dolent occupe l' extrême angle NW. Cette voie Gallet ne semble avoir été reprise qu' une seule fois, en 1902, par les frères Gugliermina qui venaient de Pré de Bar par le Petit Ferret et ignoraient les exploits de leur prédécesseur.
En 1907, Adrien Jaquerod et moi, venant de la Fouly, installâmes tout naturellement notre bivouac au SW de la Maya, au pied de l' unique moraine caractéristique du glacier du Mont Dolent. Le lendemain, remontant toute la rive gauche ( N ) de ce glacier, nous abordâmes l' arête E plus haut que Gallet et la suivîmes jusqu' au sommet. Cette variante a été refaite plusieurs fois 1 Une note intéressante a paru à ce sujet dans la Rivista Mensile du C.A.I. de janvier 1939, 137-—40 avec un croquis topographique au 1: 10 000 de la partie sommitale ( Ten. Col. Fausto Lavizzari:Mont Dolent cima italo-svizzera ).
depuis, même au départ de la Fouly en neuf heures. Elle est maintenant considérée comme facile, lorsque les conditions sont favorables. La voie Gallet et sa variante sont décrites sous les nos 248 et 249 dans notre Guide de la Chaîne du Mont Blanc et parfaitement visibles sur le croquis de la page 125.
Depuis lors, Mlle Loulou Boulaz et Pierre Bonnant ont ouvert une voie directe du glacier du Mont Dolent par la face Est ( Alpinisme 1946, 50. Voir le tracé dans Montagnes du Monde, vol. I [1946], planche 8 inférieuremais cet itinéraire est exposé aux avalanches, et il n' a aucune chance de devenir classique.
Tout ce versant E du Dolent, y compris l' arête E ( NE dans sa partie supérieure ) a donc été exploré par des Suisses, et nous sommes heureux de le constater.
Pour la voie Kugy par le glacier de la Neuva 1, il nous faut en revenir à l' Atlas Siegfried qui est du reste excellent dans cette région. La feuille 565 ( Martigny-Est ) de la carte nationale ne paraîtra probablement pas avant deux ans.
En consultant les références bibliographiques du Guide Kurz relatives à cet itinéraire ( 251 ) j' ai été étonné de voir qu' elles se réduisent à celles de Kugy seul. Aussi m' a paru intéressant de faire des recherches pour savoir ce qu' il s' était passé depuis lors — et cette petite contribution à l' histoire du Dolent sera comme une pierre que j' ajouterai à son cairn.
Malheureusement je n' ai trouvé aucune trace d' ascension entre 1904 et 1933... On constate ici aussi ce curieux néant qui succède souvent à l' ouver d' une voie nouvelle difficile. Nous avons vu dernièrement le même néant ( entre 1889 et 1928 ) pour le revers W du Weisshorn de Zinal, et le fait se confirme pour bien d' autres montagnes encore. Ceci semblerait prouver que l' ère audacieuse des sans-guides n' a commencé qu' après la première guerre mondiale, mais il est impossible de fixer une date, car tout est relatif. Ce qui paraissait audacieux à la fin du siècle passé ne l' est plus aujourd'hui. Il est en tous cas surprenant que la voie Kugy n' ait pas été refaite durant une période de trente ans. Certes, une caravane a pu bivouaquer sous la pierre Javelle, réussir l' ascension et n' en rien dire, mais une modestie de ce genre est plutôt rare chez les alpinistes de notre époque...
Vers 1933-35, le cirque de la Neuva semble s' être brusquement réveillé. Et pourtant la cabane Dufour date de 1927 déjà. J' ai consulté tous les livres de cette cabane et n' ai rien trouvé concernant le Dolent avant 1933.
Voici maintenant la liste chronologique des ascensions telle que j' ai pu la reconstituer:
125 juillet 1904: Kugy et Bolaffio avec Joseph Croux et Cyprien Savoye ( les sources sont indiquées dans le Guide Kurz ). La traduction du récit Kugy se trouve dans ma monographie: Echo 1910, 197-200. Kugy ne cache pas les dangers inhérents à cette voie: « terrain extrêmement périlleux, très exposé aux avalanches et à la chute des séracs. » 29 août 1933: Charles A. et Mme Golay-Schönenberg ( Les Alpes, juin 1935, 237-40 ). Ce récit très modeste a paru en même temps que la 1 Je supprime le z. Il est entendu qu' il faudrait écrire L' A Neuva ou l' Aneuva = l' Alpe Neuve, comme L' Arnouva du Val Ferret italien.
1V' LE VERSANT SUISSE DU MONT DOLENT 4e édition du Guide Kurz, c' est pourquoi il n' est pas signalé dans ce guide. Et pourtant ceci est une mauvaise excuse car, à la page 119 du premier livre de la cabane Dufour, on trouve la mention suivante: 4. VIII. 1933. Charles A. Golay et Hélène Schönenberg, Genève. P. S. Face Nord du Dolent ( lre ascension ), bivouac sur les rochers de la rive droite du glacier et redescente sur le glacier de Pré de Bar le 9. VIII. 33. C. A. Golay.
Couple bien entraîné d' excellents alpinistes qui du premier coup réussit une voie en grande partie nouvelle, mais dangereuse. Départ à 2 h. d' un bivouac aménagé près du point 2307 AS ( au pied des Rosettes ). Montée par un couloir de roches moutonnées, puis une langue de névés très durs. A travers des séracs faciles on aborde le glacier de la Neuva dans sa partie supérieure ( sans doute entre le point 2698 AS et les rochers de l' Aig de l' Anióne ). Une immense avalanche a bouché les crevasses et facilite l' ascension. Doublé le cap rocheux 3071 AS entre 4 et 5 heures. A partir de ce point ( légèrement au-delà ) l' itinéraire est tracé sur le croquis des Alpes, p. 238. Il s' élève par des pentes très raides ( 50-55° ), des dalles verglacées favorables aux crampons, une vire de glace étroite et fuyante, et franchit la barre de séracs défendant l' arête NE ( quelques pitons à glace furent nécessaires ). Débouché sur l' arête NE ( voie Gallet ) à 8 h. 30. De la grande rimaye sommitale qui court de l' arête Gallet ( NE ) à l' arête frontière franco-suisse ( NW ), la caravane Golay s' éleva directement au sommet par la face N. Sommet 10 heures.
Cette ascension fut réussie en huit heures grâce à un enneigement exceptionnel par des alpinistes chaussés de crampons et qui savaient s' en servir. Plus tard dans la saison, le passage de la barre de séracs semble impossible. Il est en tout cas toujours dangereux. Cette voie ne semble pas avoir été reprise. En comparant le croquis qui illustre le récit avec la photo face à page 196 de l' Echo des Alpes 1910, on constate qu' il existe, plus à gauche, une vire facile pour rallier l' arête E, alors que l' itinéraire Golay semble impossible...
Golay cherchait à éviter le plus possible les arêtes pour suivre une bissectrice entre les itinéraires Gallet et Kugy. La barre de séracs lui paraissant infranchissable au centre, il la força plus à gauche et rallia l' arête E pour s' en écarter de nouveau et terminer l' ascension par la face N. A part quelques rochers, sa voie est entièrement glaciaire. Elle est plus dangereuse et plus tortueuse, moins belle et moins élégante que celle de Kugy.
En 1935, à la suite de l' article Golay qui venait de paraître, on ne compte pas moins de quatre ascensions au Dolent par ce versant de la Neuva:
37 juillet 1935: Paul Bettex, Pierre Blanc, Edouard et Violette Schneeberger ( tous de Lausanne ). Cette caravane semble être la première qui soit partie de la cabane Dufour pour l' ascension du Dolent; c' est en tout cas la première qui soit inscrite dans le livre de bord. Départ de la cabane à 3 h. 15, arrivée au sommet à 15 heures par la voie Kugy.
4 — 14 juillet 1935: Pierre Blanc et Eugène Cruchon. « Départ à 01 h. 30 pour tentative de montée au Dolent par les chutes de séracs. » M. Blanc, à qui j' ai demandé ce qui pouvait bien l' attirer dans ces séracs, me donne quelques renseignements complémentaires: reprenant le projet Golay, la caravane se proposait de forcer une voie directe par la face comprise entre les arêtes....
NW et NE, sans toucher ces arêtes. Les séracs suspendus à gauche ( SE ) de l' éperon Kugy furent tournés par la gauche ( comme je l' ai dit dans mes précédentes notes, leur structure s' est profondément modifiée ces dernières années ). Parvenue à midi et demie dans la baie supérieure, elle chercha à forcer son chemin en pénétrant dans une grande crevasse qui coupait verticalement le mur des séracs, haut d' une cinquantaine de mètres. Les conditions défavorables de la neige et le temps qui se gâtait engagèrent la caravane à ne pas poursuivre cette tentative. Longeant vers la droite le bord supérieur de l' énorme rimaye qui cerne la baie glaciaire, elle gagna un tout petit éperon rocheux qui la ramena à l' arête frontière NW par laquelle elle compléta son ascension. Arrivée au sommet à 16 h. 15.
5 — 25 août 1935: Pierre Bonnant et François Juge ( Genève ). Départ de la Fouly 00 h. 30. Par neige à la Brèche de l' Amône. Arrivée au sommet 14 h. 45. ( Ces notes sont relevées dans mon carnet de courses de 1937 et sont probablement tirées du livre de Dufour, bien que la caravane n' ait pas passé par là pour aller au Dolent ).
G — 15 septembre 1935 ( Jeûne fédéral ): Une joyeuse caravane de six personnes ( dont deux jeunes filles ) conduite par Henri Monod ( GHM Lausanne ). Un récit détaillé a paru dans le livre de notre rédacteur romand Louis Seylaz: Ascensions dans le massif du Trient ( Novos, Lausanne 1941 ) aux pages 109-13, sous le titre Trois jours au Dolent.
Départ peu après 3 heures. Nuit chaude, glacier très crevassé, mauvaise neige, marche lente. Doublé l' éperon de l' Aig de l' Amône et remonté l' immense combe glaciaire. A 7 heures une première rimaye est atteinte. On chausse les crampons et l'on s' encorde en une seule caravane. Celle-ci semble avoir évité complètement les rochers de l' éperon Kugy et être montée plus à gauche par les séracs ( comme les deux précédentes caravanes ) pour déboucher à 16 heures dans la dépression neigeuse de l' arête frontière franco-suisse ( au S du P. 3527* ). Sur cette arête, l' orage les surprend et les harcèle. A la nuit tombante, ils parviennent au pied du grand gendarme noir ( 3750* m .) et le contournent par le versant français. Peu après, ils s' abritent sur le versant italien et passent une nuit atroce. Dans un piteux état ils se remettent en route le lundi matin vers 6 heures. Le sommet est tout proche mais il leur faut néanmoins quatre heures pour y parvenir. Le temps se lève et le soleil brille. Longue halte au-delà du faux-sommet, puis descente par les couloirs de la face S ( route 247 ?). Arrivée à la Fouly le mardi à 14 heures. La conduite exemplaire et le dévouement total du chef Henri Monod ont été signalés dans la Revue d' Alpinisme du Club Alpin Belge ( 1936, 31 ) et dans VAlpine Journal ( 1936, 135-6 ). C' est grâce à lui que la caravane fut sauvée. Outre son chef, cette caravane se composait de Miles Madeleine et Jacqueline Frutiger, William Reymond, Roger Epitaux et Paul Jaques, tous de Lausanne. Cette aventure entraîna des amputations et quelques semaines d' hôpital, mais se termina assez bien puisqu' il en résulta deux mariages que nous nous plaisons à croire heureux.
7 — 16 août 1936: Paul Bettex ( mort depuis au Grand Combin en ski ), Edouard Schneeberger ( ces deux avaient déjà réussi la voie Kugy le 7 juillet 1935 ) et William Steiner ( Vevey ): « Tentative de traversée du Dolent ( abandonnée sous les séracs ). » Je n' ai pas réussi à obtenir d' autres renseignements, mais il est probable que cette caravane aura été arrêtée au même point que sous ( 4 ). 8—17 août 1936: Wilhelm Preiswerk ( A.A.C.B.asel ) et Albert Zürcher ( Zurich ) par l' éperon Kugy. Glacier en mauvaises conditions. Arrivée au sommet à 11 heures environ. Malgré sa reconnaissance de la veille, cette caravane n' a pas vu la précédente. Ceci est vraiment extraordinaire.
9 Mi-juin 1937: Wolfgang Diehl, Adolf Fleuti, Karl Heitz ( tous trois membres de l' A ) et Egon Studer ( A.A.C.B. Jahresbericht 1937, 22 et 24; listes de courses ). Départ de la Fouly vers 1 heure. Arrivée au sommet vers midi. Conditions de neige idéales. Grâce à ces conditions la caravane s' éleva par une profonde ravine de neige au névé quadrangulaire situé au-dessous de la Brèche de l' Amône et de la à la Brèche par les rochers, puis par l' arête frontière au sommet ( communication de A. F. ). » 1028 août 1937: Wilhelm Preiswerk, Hans Anderegg, Hans Zürcher ( tous trois membres de l' A ). Montée à VA ig. de l' Amône, en grande partie par l' itinéraire ( 241 ). Du sommet cette caravane descendit tout d' abord une centaine de mètres par la côte rocheuse NNE, puis traversa obliquement la paroi E ( rochers délités ) pour rejoindre l' arête S et descendre par là sur la Brèche de l' Amône, en se tenant généralement sur le versant suisse ( itinéraire 242ter, raide et difficile ). La Brèche elle-même présente un tronçon étroit, horizontal, crénelé de petits gendarmes qui exigent une acrobatie délicate sur un excellent granit. Au-delà de la Brèche, on peut se tenir sur le versant suisse pour rejoindre le point de jonction ( 3537* ) de l' éperon Kugy ( arrivée à 14 heures environ ). Menacée par l' orage, la caravane préféra abandonner le Dolent et descendre par l' éperon Kugy. C' était paraît-il une erreur: il eut été préférable de laisser passer l' orage et de traverser le Dolent, tant les conditions du glacier de la Neuva avaient empiré depuis l' année précédente. Des ravines et des crevasses immenses coupaient les névés unis en 1936. Cette descente scabreuse se fit par une pluie battante et la caravane évita le bivouac de justesse. A la nuit tombante elle rentrait à la cabane Dufour, sept heures environ après avoir quitté la Brèche.
Ajoutons que l' an dernier ( 1946 ) M. Preiswerk reprit son projet et réussit à le mener à chef. Sa caravane mit sept heures et demie jusqu' à l' Aig de l' Amône, quatre heures pour descendre à la Brèche ( ou au P. 3527et deux heures de là au sommet du Dolent. Il considère cette course comme une des plus belles chevauchées d' arêtes des Alpes entières ( voir le numéro de mai des Alpes ).
Mes recherches ne se sont pas étendues postérieurement à 1938, mais je sais que la voie Kugy a été refaite bien des fois et qu' elle est maintenant devenue classique. Même avant 1938 ma chronologie est certainement im- complète, car plusieurs caravanes auront bivouaqué sous la pierre Javelle et auront passé incognito. Ceux qui pourraient combler ces lacunes me feront plaisir en m' écrivant ( St-Honoré 7, Neuchâtel ).