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Le Wetterhorn

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Adrien Voillat

Avec 1 illustration ( 73Section de Montreux ) La plus populaire des cimes de l' Oberland bernois est certainement le Wetterhorn, 3701 m ., aussi appelé Hasli-Jungfrau. Vue de l' ouest, sa silhouette est bien connue, néanmoins il se caractérise par la complexité de ses dissemblables visages. Son aspect est changeant comme le temps, et pour cela son nom de « Corne-du-temps » lui va comme un gant. Mais... ce n' est pas là, je crois, qu' il faut chercher l' étymologie de son nom, plus compliquée peut- être qu' elle ne le paraît à première vue. Wetter peut aussi signifier orage, mauvais temps, comme en autres lieux les Wetterlücken; a-t-il peut-être jadis servi de baromètre à la vallée, cela me paraît peu vraisemblable, en voici les raisons: à Grindelwald, pour savoir le temps qu' il fera, on regarde de préférence du côté du Finsteraarhorn, « das isch de Trumpf ». Les faces érodées, ravinées ( verwätteret ) du Wetterhorn pourraient aussi expliquer l' étymologie de son nom, à moins qu' il ne faille la chercher dans Vatertros, Wätterdrosbärg, Wätterweid = Wildheuberge ( pentes où l'on récolte le foin de montagne ou foin sauvage ). Comme ces alpages s' échelonnent de l' Enge jusqu' à Gleckstein, il est possible que le « Waiter » soit monté au « Horn », ainsi qu' il arrive fréquemment. Du Schreckhorn ou du Dossenhorn il est tout simplement méconnaissable.

Les chemins qui mènent à Gleckstein participent eux-mêmes à la diversité des aspects de la montagne. Pendant que l' un s' élève doucement dans les pâturages, puis traverse sur une bande étroite de gazon une paroi assez vertigineuse Q' Enge ), l' autre monte très raide, puis par des échelles et un tunnel débouche en peu de temps sur le glacier. L' effet est saisissant.

Les amateurs de neige et de glace dans une face abrupte trouvent tout ce que leur cœur désire dans les faces est et nord-ouest. Pour ceux qui préfèrent une belle et vertigineuse arête où le rocher, la neige et la glace alternent harmonieusement, les arêtes ouest et nord feront leur affaire. La face nord dresse au-dessus de la Grande Scheidegg une muraille abrupte de 1200 m. et culmine au sommet nord appelé Scheidegg-Wetterhorn, 3361 m. ( ce sommet est relié à la cime principale par l' arête nord ). Cette face fut gravie pour la première fois le 9 septembre 1929 par la cordée N. S. Finzi-J. Knubel-F. Biner; elle offre une belle et longue varappe et est en passe de devenir une course à la mode. L' arête la plus difficile est celle, très aérienne, formant le coin ouest ( Westkante ) de cette paroi nord. Elle a été escaladée pour la première fois le 24 juin 1945 par Edwin Krähenbühl et le guide Jakob Pargätzi de Grindelwald. Partis de la Grande Scheidegg, en seize heures et demie de varappe par endroits extrêmement difficile, ils atteignirent le sommet du Scheidegg-Wetterhorn à 19 heures. C' est un morceau de taille, même pour les rochassiers spécialistes du sixième degré, ils seront comblés 1 Ceux — il y en a — qui aimeraient avoir l' épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête ( en l' occurrence séracs ou chutes de pierres ) peuvent encore trouver au Wetterhorn des voies vierges, mais ils n' ont pas besoin de conseils!

Par les arêtes ouest et nord ( Première traversée ) Drrring-—Ah, ce réveilI... comme on aimerait le voir au diable!... De rares exceptions mises à part, c' est le moment le plus désagréable de la journée. S' arracher des couvertures bien douillettes pour aller déambuler dans la nuit en trébuchant à chaque instant est une perspective peu attrayante, surtout quand on est encore aux trois quarts endormi. C' est avec un réel contentement que nous constatons que le temps est resté des plus maussades.

Par intermittences, depuis hier après-midi, il pleut, et le brouillard entourant la cabane d' une opaque « purée de pois » nous incite à retourner dans les tendres bras de Morphée.

— Pourvu que ça durel Une heure plus tard, hélas! le temps s' est un peu amélioré, il fait moins sombre etnous devons réagir contre notre naturelle paresse — le corps, malgré lui, est contraint de se soumettre à la volonté! Les lavabos dont la cabane — un ancien hôtel — est agrémentée permettent une bonne débarbouillée. Cela nous réveille et nous met de bonne humeur, après quoi le café bouillant déjà préparé par le gardien est le bienvenu.

A 3 h. 30, nous partons par l' itinéraire habituel de la Wettersattel que nous suivons jusque sur le Kinnengletscher. Traversant ce dernier à gauche, nous arrivons au pied d' une barre rocheuse où débute l' arête ouest. Sur une coulée de neige la rimaye est franchie facilement. Une petite paroi bien pourvue de bonnes prises, de vires et de gros blocs, nous offre une très agréable escalade. Nous arrivons sur l' arête sans difficultés et la suivons jusqu' au pied du premier ressaut. Ici nous nous encordons, Inäbnit à un bout et ma femme au milieu.

Le ressaut se tourne généralement par le nord-ouest, nous faisons donc une courte traversée sur ce versant et arrivons sous un couloir étroit. L' esca est d' emblée très délicate; un dos d' âne sans prises ni fissures, sur lequel il faut se hisser par adhérence, rend difficile l' accès à ce couloir. Aucun moyen d' assurage, la rimaye à quelques mètres en dessous ouvre une noire et large gueule, prête à happer sa proie éventuelle.

Parvenu sur le dos d' âne, il faut se coincer au fond du couloir pour assurer le second. Un piton serait le bienvenu; comme il n' y en n' a pas, nous jugeons inélégant d' en mettre un ( croyant être sur la voie originale !). La suite n' est pas plus commode. Les dernières pluies ayant revêtu le couloir d' un très abondant verglas, il est devenu impraticable. Sur la droite un léger surplomb, suivi immédiatement d' une pente d' environ 70°, nous paraît la solution la plus raisonnable. Le rocher est aussi reconvert d' une épaisse glaçure; avec le piolet, il faut dégager les prises et ne se déplacer que très précautionneusement, l' assurage étant pratiquement inexistant.

— Aïe, l' onglée 1 Après une dizaine de mètres, la pente devient plus raisonnable, mais le rocher est très délité. Un peu plus haut la neige fait son apparition consolidant ainsi vaguement les pierres croulantes. Il ne faut toutefois pas trop s' y fier, à plusieurs reprises des blocs nous échappent et, après quelques bonds prodigieux s' arrêtent sur le glacier. La pente, quoique encore très inclinée, est à présent régulière, aussi nous progressons rapidement en marchant simultanément. Pour éviter les pierres que le premier pourrait déloger, nous montons en zigzags et rejoignons l' arête sans accroc. Nous avons appris plus tard que nous avons fait une erreur au début. L' itinéraire usuel prolonge la traversée au pied de la face ( voir photoon évite ainsi le désagréable couloir.

Sur l' arête, le soleil nous réserve un gracieux accueil, il égayé le paysage et nous réchauffe agréablement. Du côté de Grindelwald, une magnifique mer de nuages nous cache la vallée et toutes les Préalpes. Par contre, le sud et l' est sont par endroits découverts. Nous entrevoyons, encadrées de nuages, de splendides et inattendues coupures, où glaciers crevassés, parois vertigineuses et sommets altiers ressortent pleins de contrastes. Les jeux mouvants de la lumière insufflent un semblant de vie à ce monde pétrifié. Un instant plus tard, de malicieux coups de vent en interposant un écran de nuages les ravissent à nos regards, excitant ainsi notre curiosité.

Nous arrivons aux cordes fixes; elles nous seront d' un précieux secours pour franchir le ressaut vertical qui est devant nous. Ces deux cordes de 28 mm. de diamètre mesurent respectivement 38 et 22 m. de longueur; elles furent posées fin juillet 1943 par une équipe d' une dizaine de guides de Grindelwald, avec l' aide financière du C.A.S. Avant la pose des cordes, ce ressaut ne fut franchi que quatre fois k la montée et une fois à la descente. Le 5 juillet 1902 J. H. Wicks, E. H. F. Bradby et C. Wilson ( trois Anglais ) avec les guides Henri Rey et Ulrich Aimer parvinrent jusqu' au ressaut, mais traversèrent celui-ci par le versant ouest et rejoignirent l' arête à 130 m. du sommet. Ce n' est que le 24 août 1928 que le Japonais S. Uramatsu avec les guides de Grindelwald Emil Steuri et Samuel Brawand ( l' actuel conseiller national ) réussirent à forcer ce passage.

La corde inférieure un peu détendue nous éloigne de la paroi, et l' ascen est ainsi rendue assez fatigante. La corde supérieure est par contre ad-hoc. Sans grand danger, dans une aérienne escalade, nous passons ce beau ressaut qui, avant 1943, coûtait tant d' efforts! Certains collègues parlent de montagne ligotée. Quoi de plus humain?... Ordinairement, on n' apprécie une chose que quand on la perd; c' est en somme un simple réchauffage de la polémique concernant les cordes en général et celles de l' Eiger en particulier. Mais il ne faut pas trop se plaindre, le Wetterhorn garde encore ses autres voies sans artifices, la paroi nord et sa Westkante peuvent satisfaire les plus « purs ». Il faut prendre en considération que, grâce à ces cordes, cette belle arête rentre dans le domaine des possibilités de chaque alpiniste bien entraîné. C' est donc un avantage pour un " grand nombre des membres du C.A.S. Il ne faut toutefois pas considérer cette arête par trop à la légère, et croire que parce qu' il y a deux cordes... il n' y a qu' à 1 Certains pourraient en garder de mauvais souvenirs — ce qui est d' ailleurs déjà arrivé à plusieurs reprises.

Après le ressaut, l' arête devient rapidement effilée et neigeuse, c' est dans 40 cm. de neige poudreuse que l' ascension se poursuit. De grandes corniches se sont formées du côté nord-ouest. Utilisant les rochers marginaux du versant sud-ouest nous progressons rapidement.

Tout à coup, l' arête redescend brusquement. Empruntant un instant le versant nord-ouest très raide en cet endroit, nous rejoignons la crête à la brèche précédant le ressaut terminal. De la brèche l' arête se redresse à nouveau très raide et glacée, nous nous maintenons sur le côté gauche et, moyennant une légère taille, atteignons le sommet.

Pour l' instant il y a foule, malgré le temps douteux au lever du jour 60 personnes l' auront gravi aujourd'hui 1 Le soleil s' est mis franchement de la partie, et tout le monde fait une halte prolongée, se restaurant en ad- mirant le paysage. A nos pieds Rosenlaui s' étale et prend un bon « bain de lézard »; les Engelhörner, ce splendide terrain d' entraînement, sont par contre tout rapetisses! Où sont les arêtes vertigineuses et les faces abruptes qui nous offrent de magnifiques varappes printanières et nous remettent en forme pour toute la saison? Le plateau et l' Eiger étant caché par des cumulus voguant comme de gigantesques ballons, nos regards se concentrent sur les Schreckhörner et les Lauteraarhörner. Nous revivons en pensée les belles courses que nous avons faites en parcourant leurs arêtes.

Le Grand Schreckhorn surtout et spécialement sa face E attire nos regards. Inäbnit en son savoureux dialecte de Grindelwald nous dit:

— « Gäll, da Hoger sieht gäi üs... scheen stotzig !...»Oui, ça paraît très raide... et il en garde encore de drôles de souvenirs! Se trouvant un beau jour au sommet du Schreckhorn, il aperçoit le tracé bien conservé des premiers ascensionnistes de cette face. Une belle occasion d' explorer cette voie nouvelle à la descenteAu début tout va bien, mais... le tracé finit par disparaître. En taillant des marches à la descente ( ce qui est très désagréable ), il lui faudra boire le calice jusqu' à la lie et payer ainsi la joie de faire cette première descente.

Rarement la halte du sommet peut être prolongée à ce point. A notre grande déconvenue, par ce beau temps, les touristes ne le quittent qu' à regret. Enfin! après une heure et demie d' attente, il ne reste plus qu' un vieux guide de Grindelwald avec ses clients. Il est plein de compréhension quand nous lui faisons part de notre intention de descendre l' arête nord, inaugurant ainsi, mais à rebours, la traversée de David Lewers et Adolf Rubi. D' après les renseignements que nous avions alors, cette arête nord n' avait pas encore été suivie à la descente, mais nous avons appris plus tard qu' elle le fut très vraisemblablement. Elle fut gravie la première fois en 1897 par le capitaine J. P. Farrar avec Daniel Maquignaz et J. Köderbach. Pour éviter les regards et murmures réprobateurs qui nous avaient déjà accueillis à notre arrivée ( certaines personnes tiennent pour « tête brûlée » tout touriste faisant les courses où ils n' osent se risquer ), nous avons malheureusement prolongé notre halte plus que de raison.

Le début de cette arête est très impressionnant. Nos regards anxieux, après avoir effleuré la prestigieuse face E, ne s' arrêtent que sur le Schwarzwaldfirn, les Hengstern et le Rosenlauigletscher. Cette paroi E a longtemps résisté à tous les efforts, mais finalement le 20 mai 1945 la cordée H. Etter et E. Reiss, partant de la cabane Dossen, l' a gravie en dix-huit heures, atteignant le sommet à 21 heures au clair de lune. Les conditions de la neige sont favorables, aussi notre joie est grande. La confiance réciproque entre membres de l' équipe contribue pour beaucoup à notre bonne humeur. Nous ne perdons pas de temps en assurage superflu, le meilleur étant pour le moment l' auto, et les glaciers se rapprochent rapidement. Les rochers émergent à présent sous nos pas; sans difficultés nous arrivons sur un petit ressaut vertical. Un piton d' assurage et déjà, à la corde double, nous sommes à son pied. Au moment où nous voulons dégager la corde, une tête suivie d' un corps apparaît derrière un gros bloc à quelques mètres de nous. C' est un collègue de Grindelwald qui fait cette ascension avec quelques camarades de sa section. Nous échangeons de cordiales poignées de main et continuons chacun de notre côté.

Les nuages montent de plus en plus et effleurent à présent le glacier du Huhnergutz; nous aimerions bien l' atteindre avant qu' il ne soit submergé 1 — Pour accélérer notre allure nous plantons encore un piton un peu plus bas et, y passant une cordelette de 60 m ., nous descendons tous ensemble un passage dallé qui nous prendrait sans cela un temps précieux. Quelques instants plus tard nous arrivons au pied d' un bastion haut d' une quinzaine de mètres et d' aspect assez rébarbatif. Pour le descendre ( à la montée de l' arête ) il suffit d' un rappel, mais pour l' escalader... c' est autre chose. Nous faisons un rapide essai en varappe libre, mais il ne se laisse pas négocier immédiatement. Comme le temps presse et qu' il nous faudrait peut-être chercher un certain temps une voie, nous décidons de descendre directement sur le glacier depuis la brèche.

L' inclinaison de la pente est extrême. Après une vingtaine de mètres il nous est impossible de continuer à marcher face au vide, nos sacs s' appuyant sur la neige nous poussent en avant. Nous retournant, nous descendons comme si nous étions sur une échelle, c' est assez impressionnant de voir la pente fuir sous nos pas, mais avec cette neige homogène tout nous semble permis. Seulement... cela ne dure pas! La glace fait son apparition et il faut commencer à tailler. Par bonheur l' inclinaison va légèrement en diminuant, puis nous traversons côté nord pour atteindre des dalles recouvertes d' une mince couche de neige fondante.

Les nuages sont déjà au milieu du glacier — qui gagnera la course? Il faudrait que nous puissions au moins repérer un passage sur la rimaye avant que le brouillard ne nous entoure, et d' ici elle est invisible. Après nous être décordés nous attachons corde et cordelette ( ensemble 90 m .), plantons un piton et, à bonne allure, filons sur les dalles qui, en varappe libre, nous prendraient un temps trop précieux. Pendant que je retire les cordes, Hansel plante un nouveau piton, la manœuvre bien réglée fonctionne sans accroc. Hansel, avec un large sourire, crie: —-funi, funi?... on lui répond: — funi, funi, et départ... En un rien de temps nous arrivons sur la rimaye. Un grand saut, une traversée sur un délicat et très aérien pont de neige et nous sommes sur le glacier.

Ça y est... nous avons gagné! Le brouillard est encore à 200 m. de nous et, à une centaine, on voit la trace des collègues que nous avons croisés. La neige étant ramollie, la marche est pénible, nous enfonçons jusqu' aux genoux! De dépit je me mets à gronder Rose ( poids léger ) trouvant qu' elle tire trop sur la corde. Hansel en éprouve un malicieux plaisir et se moque de moi avec raison.

Le brouillard prend à présent de son im' eux sa revanche en nous entourant de sa froide grisaille. Arrivés sous l' arête ouest nous entendons des voix. Ce sont des touristes qui, partis après nous de la cabane et ayant suivi nos traces, sont seulement parvenus jusqu' aux cordes; ils sont en train de redescendre. Ceci prouve que toute « ligotée » qu' elle soit, cette arête réserve encore des surprises.

Sous une pluie fine, nous suivons à présent l' itinéraire du matin. Parvenus sur la voie du Wettersattel, nous nous décordons et, prenant des couloirs neigeux comme pistes, à folle vitesse, en de magnifiques glissades, nous atteignons la cabane.

( Horaire: De la cabane au sommet sept heures, et sept heures aussi du sommet à la cabane.A suivre )

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