L'éboulement de la Becque de Luseney et la destruction de Chamin
Avec 2 illustrations ( 122Par Marcel Kurz
Vers la mi-juin 1952, les journaux ont annoncé en quelques lignes qu' un immense éboulement provenant du « glacier de Bionaz » avait détruit un village dans le Valpelline.
Où pouvait bien être ce « glacier de Bionaz »? Notre nouvelle Carte nationale déborde la frontière italienne d' un kilomètre à peine et ne figure pas le Valpelline, malgré les titres arbitraires des feuilles 586 et 587. Il faut donc avoir recours à l' Atlas Siegfried ( assemblage Grand St-Bernard ), ou à la carte annexée au vol. 1 du Guide du skieur dans les Alpes Valaisannes ( édition 1939 ), ou encore à la carte italienne au 50 000, feuilles Ollomont et Valtournanche, en couleurs ( édition 1934 ). Mais aucune de ces cartes n' in un « glacier de Bionaz ». Le torrent qui passe par le village de ce nom provient du glacier du Chardoney ( anonyme sur les cartes, compris entre le Bec du Chardoney, la Rayette et le Mont du Cerf ou Monte Cervo ). Il arrose la Combe de Berrié, ou Combe de Vertchamp.
Cet éboulement m' intriguait et c' était une bonne occasion pour moi d' aller revoir ce vieux Valpelline, tant arpenté autrefois. Mais comment se rendre à Bionaz par le plus court chemin? Le Col de Crête Sèche me semblait décidément trop pierreux. Le Bec Epicoun, par contre, serait un excellent belvédère pour inspecter la contrée environnante et découvrir peut-être le lieu de la catastrophe. Mon collègue J. B. se déclara tout prêt à m' accompagner.
Le 2 juillet nous prenons le car postal qui pour la première fois cette année monte officiellement jusqu' à Mauvoisin ( 1840 m. ).
Entre le petit hôtel et la vieille chapelle a surgi toute une agglomération de quelque 25 baraques modernes, abritant les ouvriers et l' administration des forces hydrauliques. Fuyons cette foire; la route s' enfonce bientôt dans un tunnel éclairé à l' électricité qui descend en pente douce et régulière en dix minutes au pont de Giétro. Tout un parc de camions et de grues mastodontes agrémente ce lieu.
Encore un bout de route, puis les traces des chenilles qui vont draguer les alluvions de la Drance et l'on retrouve enfin le vieux sentier qui conduit en 3 heures à Chanrion. Dans quelques années on pourra sans doute se rendre en bateau à moteur jusqu' au pont du Lancey ( 2041 m .) et il ne restera plus pour le piéton que la montée en zigzag à la cabane, soit une heure de marche...
De Chanrion, pour gagner le glacier d' Otemma, on a le choix entre trois itinéraires: le tracé inférieur, balisé pour les skieurs, aboutissant à la langue du glacier; l' itinéraire moyen ou sentier inférieur marqué par des traces rouges et des cairns, et le sentier supérieur bien indiqué sur la carte nationale mais mal tracé sur le terrain. Je n' ai plus suivi ces sentiers depuis 1925 et je laisse mon compagnon se débrouiller dans l' obscurité. Sa préférence va tout naturellement au sentier inférieur, officiel, marqué en rouge, mais il serait bon de le reconnaître la veille car, au début, les blocs sont rares et les traces rouges également. Il faut descendre passablement au sud pour passer sous un immense clapier. De là le sentier monte en écharpe assez régulièrement et aboutit sur la grande dorsale de roches moutonnées qui forme la rive inférieure droite du glacier d' Otemma La piste s' arrête là avec les marques rouges et les cairns, et vous laisse sur des dalles couvertes de détritus. Chaussé de vibrams, mon compagnon va tâter ces dalles mais revient bientôt car on ne voit pas où elles aboutissent. Nous pestons contre la section Genevoise qui aguiche le touriste par un joli sentier et l' abandonne ensuite à son sort dans un terrain scabreux. Il suffirait d' un bout de corde fixe et de quelques pitons pour rendre ce passage parfaitement aisé. Ne voyant pas ce qui nous attend et craignant d' être coupés plus bas, nous remontons ( peut-être à tort ) la troupe dorsale et rejoignons finalement le sentier supérieur au Tsanton d' Otemma ( 2712 m. ). De là, par un couloir facile et des éboulis croulants, on descend sur le glacier d' Otemma, mais c' est une perte de niveau de 150 mètres environ1.
Une fois le glacier traversé, il ne reste plus qu' à suivre l' itinéraire 647 de mon guide: longer le pied sud du Jardin des Chamois, remonter la rive droite du glacier d' Epicoun et rejoindre la belle arête blanche ( N ) si bien visible de Chanrion. En une courbe élégante elle s' élève droit vers le sommet, comme une infime réplique de celle de l' Obergabelhorn, versant Mountet. A midi, par quelques rochers, nous débouchons sur la calotte sommitale du Bec Epicoun.
La première chose qui frappe notre vue c' est la Becque de Luseney ( 3504 m .) dressée juste vis-à-vis, sur l' autre versant du Valpelline, et le formidable éboulement qui s' est détaché de son flanc ouest ( voir photo I ). Comme un fleuve immense il a ravagé tout le vallon d' Arbière, franchi le Buthier de Valpelline et recouvert le hameau de Chamin. De notre belvédère on aperçoit tout cela d' un coup d' œil. Par l' échancrure du vallon de la Sasse, à l' endroit où celui-ci rejoint le Valpelline, on distingue parfaitement le puissant barrage de pierres et de terre où brillent quelques petits lacs verts tout neufs.
Nous voici donc fixés sur l' origine de la catastrophe, mais d' ici on ne peut pas encore en mesurer toute l' ampleur. La coulée doit avoir 400 m. de largeur en moyenne et une longueur de 6 km. environ. Le Buthier a-t-il réussi à forcer le barrage? il faut aller voir et descendre sur Bionaz.
J' égrenne au passage mes souvenirs de 1922 ( trente ans déjà ): le « Nez de la Rayette », baptisé par l' abbé Henry, le petit glacier du Chardoney, si bénin qu' on peut le parcourir sans corde, le grand couloir de sa rive gauche où de longues glissades nous portent jusqu' au plan gazonné entourant la remointse de Berrié ( 2550 m. environ ). Un joli sentier s' en détache et descend en zigzags capricieux sur l' immense alpage de Berrié ( 2192 m .) encore inoccupé. Durant cette descente on ne manquera pas d' admirer à sa droite le puissant crescendo formé par les trois chaînons latéraux de Crête Sèche, Arolette et Morion dressant à contre-jour leurs sierras sauvages et déchiquetées. L' effet est saisissant.
1 II serait bien préférable d' aménager le sentier inférieur jusqu' au glacier. Avis à la section Genevoise et merci d' avance! Il serait aussi bon de planter une perche ou d' ériger un gros cairn bien visible du glacier d' Otemma pour marquer l' endroit où l'on rejoint la dorsale de la rive droite A Berrié ce sont les premiers mélèzes et les prairies en fleurs. A Dzovenno nous rejoignons le talweg du Valpelline et le remontons vers Bionaz. Aux Moulins il faut passer au contrôle des Guardia finanze. Comme nous n' avons pas franchi le Grand St-Bernard ( seul col régulier ), ils préfèrent ne pas timbrer nos passeports.
A Bionaz nous allons tout droit chez le curé ( Abbé Emile Gorret, de Valtournanche bien entendu ) qui nous loge et nous invite à sa table. Je retrouve ici, dans un cadre austère et familier, l' hospitalité légendaire, la fraîcheur et la paix divine. »Rien n' a changé, sauf que la ligne électrique et téléphonique monte maintenant jusqu' à Bionaz.
Toute la paroisse est encore sous le coup de l' éboulement du dimanche 8 juin dernier, jour de la St-Médard et de la pleine lune, par temps clair et doux. Il s' est produit vers 5 h. du matin, presque sans témoin oculaire. Un homme de la Ferrera a été réveillé par le bruit mais lorsqu' il est sorti de son chalet, l' éboulement avait déjà traverse le Buthier et détruit le hameau de Chamin ( 1617 m. ). Sept bâtiments, appartenant aux familles Ferretti, Ollietti et Pétey, 34 vaches et 4 bergers sont restés sous l' avalanche. Nul n' a eu le temps de s' échapper.
Nous consacrons toute la matinée du lendemain à inspecter le désastre. De Bionaz il faut une petite heure pour arriver à l' éboulement: on suit le chemin ancestral qui monte jusqu' au Saut de l' Epouse puis descend légèrement à la Ferrera ( 2-3 masures délabrées ).
D' ici l'on aperçoit l' éboulement de profil et dans toute son ampleur: comme dimensions il rappelle les moraines du glacier de Miage à leur débouché dans le Val Ferret italien, mais ici c' est la couleur sépia qui domine car il y a autant de boue que de pierres. On constate que le Buthier a réussi à percer l' immense barrage et a conservé à peu près son cours primitif. Par contre le torrent d' Arbière a été dévié et s' est précipité sur le hameau de Pouillaye ( rive gauche ) qu' il a partiellement détruit, quelques heures seulement après la destruction de Chamin. Mais ici les rares habitants étaient aux aguets et personne n' a été tué: ils n' ont pu qu' assister impuissants à l' arrivée des flots et à la destruction de leurs chalets.
Poursuivant notre chemin, nous arrivons au point où le talweg disparaît sous l' éboulement. Celui-ci a forme un vaste éventail en déviant légèrement vers l' ouest. Le courant d' air chargé de poussière humide a fauché ou ébranché beaucoup de mélèzes et, remontant le versant opposé du Valpelline jusqu' à 150-200 m. de hauteur, a tout badigeonné d' une vilaine teinte terreuse qui désole la nature comme un voile funèbre. Depuis trois semaines les ouvriers ont ouvert un nouveau chemin à travers l' éboulement et construit un nouveau pont sur le torrent de la Sasse. On parvient donc sans la moindre difficulté à l' endroit où se trouvait Chamin. Là, une dizaine d' hommes sont en train de faire des fouilles pour tâcher de retrouver les corps des quatre bergers. Mais l' épaisseur de la masse de terre varie entre 15 et 20 mètres et il y a peu de chances qu' on les retrouve. On a l' impression qu' il s' agit plutôt d' un simulacre, bien que les frais soient payés d' office par la Province autonome d' Aoste. Les ouvriers sont aussi occupés à rétablir l' amorce du chemin qui conduit au vallon de la Sasse et à creuser un nouveau bisse pour arroser les prés de la Ferrera. Le Buthier n' a été arrêté que quelques heures, paraît-il. Il a formé les gouilles vertes aperçues du Bec Epicoun, puis a réussi à forer un chenal souterrain à travers l' éboulement. Il rejoint plus bas le nouveau torrent d' Arbière. A part quelques coups de mines, le silence et la désolation pèsent sur tout ce coin de pays, si agreste autrefois.
Le pont qui conduisait à Pouillaye n' existe plus mais je désirais absolument voir mon ancien porteur Cyrille Favre avec lequel j' ai parcouru autrefois toute la chaîne frontière du Mont Gelé au Col Collon. De retour à la Ferrera, je m' enquiers des possibilités d' y parvenir. Les bergers m' indiquent une piste qui descend à travers prés au Buthier. Je trouve là une passerelle de troncs et remonte la rive gauche. Jusqu' à Pouillaye même on ne voit rien d' insolite, sauf que le vieux pont manque.Voici parfaitement intact le chalet où j' ai dormi la veille de notre ascension à la Becque de Luseney ( septembre 1923; nous étions montés par le joli vallon d' Arbière aujourd'hui rempli de boue et dont tous les pâturages sont anéantis ). Juste en face, sur la rive opposée, un chalet a été coupé en deux verticalement par les eaux et la moitié s' est effondrée dans le torrent. Plus haut tout est envahi par la boue et les pierres. C' est là que je trouve Favre et ses ouvriers en train de déterrer un mazot complètement enfoui dans l' éboulement. Le pauvre a bien vieilli, il a les yeux rouges et les mains tremblantes. Il a perdu trois chalets et tous ses prés sont dévastés. Par contre il n' a pas eu de victime à déplorer.
Les dégâts sont évalués à des millions de lires mais l' Autonomie d' Aoste s' est montrée généreuse car c' est précisément les forces hydrauliques du Valpelline qui vont remplir ses caisses à pleins bords. De vastes travaux sont déjà en voie d' exécution et ceux qui désirent revoir le Valpelline dans son ancien cadre feront bien de ne pas attendre. La route carrossable atteint déjà les Places ( 1500 m ) entre Oyace et Bionaz et sera prolongée jusqu' à Prarayé! Toute cette merveilleuse vallée, encore parfaitement intacte dans sa partie supérieure, va être livrée aux mains des ingénieurs *.
Jusqu' à présent les géologues ne semblent pas être venus sur place pour examiner les causes de l' éboulement. Le curé de Bionaz suppose qu' il s' est produit des infiltrations du glacier occupant le versant NE de la Becque de Luseney. Ces infiltrations auraient traversé la montagne de part en part et déclanché l' éboulement du versant ouest... mais ce sont là de simples suppositions. Attendons le verdict des spécialistes...
PS. Le prof. Albert Deffeyes, Assesseur au Tourisme de la vallée d' Aoste, a bien voulu me communiquer quelques renseignements complémentaires. Jusqu' à présent ( fin septembre ) aucune victime n' a été retrouvée. Le nouveau lac formé par l' éboulement est toujours en place et semble vouloir se maintenir. Les eaux qui passent actuellement par Pouillaye semblent provenir surtout des infiltrations du Buthier, le torrent d' Arbière étant plus ou moins sevré, comblé qu' il est par l' éboulement.
1 Actuellement un service de car postal régulier fonctionne entre Aoste et Oyace les lundis, mardis et samedis. Départ d' Aoste ( Agence Tosco ) à 17 h. Arrivée à Oyace 18 h. 30. En sens inverse les mardis, mercredis et samedis. Départ d' Oyace 6 h. 20, AosteJ7 h. 40.
Die Alpen - 1952 - Les Alpes27