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Les bonnes sorcières blanches du Kokshall-Too Alpinisme au Kirghizstan

Depuis l' ouverture des massifs de l' Asie Centrale, le Kirghizstan, hérissé d' une pléthore de sommets encore vierges, est en passe de devenir La Mecque de l' alpinisme. Le Kokshall-Too, l' une des dernières chaînes inexplorées du Tien-Shan, massif montagneux s' étirant sur plus de 1500 kilomètres du nord du Karakorum à l' Hindu Kush, longe la frontière entre la Chine et le Kirghizstan, sur près de 400 kilomètres. Il offre quelque soixante sommets de plus de quatre mille mètres, la plupart inviolés, et dix-sept de plus de cinq mille, dont onze n' ont jamais été gravis. Le plus haut de la chaîne est le Pic Dankov qui culmine à 5982 m. Cette région, très isolée et rarement parcourue, est une aubaine pour l' alpiniste en mal de terra incognita.

A notre arrivée à Almaty, au Kazakhstan, la chaleur est as-phyxiante. En nous dirigeant vers le véhicule, un Kazakh nous bloque l' accès à la route où est garé le bus. Impossible de passer avec nos chariots. Le ton monte rapidement. « Pourquoi fais-tu cela ?», lui demande notre interprète. « Pour travailler. Comme ça, ils ne peuvent plus rouler avec leur chariot et doivent utiliser les porteurs jusqu' au bus. » Nous nous prêtons à ce petit jeu de bonne guerre. Dans la foulée, un des porteurs accroche une sangle des sacs dans le pare-chocs d' une Traban, voiture symbole de l' ex qui passe dans le coin: hurlements, bagarre... un jour comme les autres en Asie Centrale.

Sur le toit, notre chargement fait plier la tôle. Il faut dire que rien n' est laissé au hasard: nous transportons une yourte complète, une tente-cuisine, un demi-tonneau forgé servant de fourneau, une table, six bonbonnes de gaz, autant de coffres en bois contenant le matériel de cuisine ainsi qu' une quantité de bois ramassé sur la piste, principalement des poteaux électriques qui n' ont pas résisté aux forts vents balayant ces hauts plateaux. A cela s' ajoutent encore le petit outillage, l' installation radio, le matériel personnel et technique des alpinistes, des caisses de nourriture pour un mois et... Mary, un mouton qui s' agite dans la cabine! Au Kirghizstan, les lyophilisés n' existent pas.

Après avoir traversé les grandes plaines fertiles du Kotchkorka, nous roulons en direction du premier col, le Dollon Pass, 3038 mètres d' altitude, donnant accès au sud, à la région de Naryn. De là, nous franchissons le Kassybell Pass puis, en laissant la chaîne montagneuse At-Bashi sur la droite, nous nous dirigeons vers la région d' Ak, et enfin le Kinda-Pass, qui nous ouvre les portes du Kokshall-Too.

Nous arrivons sur un terrain plat au pied du glacier Kotur ( Ototash ). Derrière la moraine, toute l' équipe s' oc du déchargement du camion avant d' installer le camp de base. Cet endroit, perché à 3900 mètres, sera notre port d' attache durant un mois.

Nuit étoilée, temps limpide: les bonnes sorcières blanches du Kokshall-Too sont avec nous. Nous nous réveillons dans un paysage blanchi par le froid de la nuit et chargeons nos sacs avec plaisir, tant le besoin d' action se fait sentir. Le vent souffle et il fait frais. La trace est pénible et le trajet s' avère exténuant, tant il est monotone. Nous remontons le glacier Kotur, désespérément plat durant une quinzaine de kilomètres, lourdement chargés sous un soleil de plomb. Une heure après notre arrivée au camp avancé, les décisions sont prises: Pat, le chef de l' ex, Richard, Jo, Vladimir et Alain iront au Pik 5155 ( Pik Obzhornavy ), au-dessus du camp avancé. J' irai à la frontière chinoise au fond du bassin, au Pik 5140 ( Pic Pyramida ) avec Oleg, Slava, Chris, Ingrid et Jane, notre médecin.

L' ascension se passe sans problème, malgré une acclimatation assez difficile. Derrière la frontière, la vue est féerique. Totalement inexploré, le massif chinois est splendide, de superbes éperons de granite découpent ces montagnes, alternant avec de belles lignes de couloirs en neige et glace. Une aubaine pour les alpinistes! Le regard fixé sur ces arêtes qui découpent l' horizon, je me surprends à imaginer des itinéraires...

Il a neigé toute la nuit au camp de base: le poids affaisse les tentes et chacun a dû se battre pour ne pas être submergé. Il a fallu ouvrir l' œil à intervalles réguliers pour pousser la toile recouverte de neige et sortir, de temps à autre, pour dégager la tente de l' extérieur. Plus de 30 cm sont tombés pendant la nuit. A l' aurore, toute l' équipe se presse dans la yourte autour du feu bienfaisant, seul îlot de confort sur ce plateau balayé par le vent des steppes. Les journées s' écoulent lentement et se ressemblent. Nous commençons à tourner en rond. Nous pensons tous à cette expédition qui, l' année dernière, est restée bloquée par la neige, tombant sans discontinuer durant un mois, et a eu toutes les peines du monde à quitter les hauts plateaux avec les camions.

Aujourd'hui cependant, malgré l' enneigement, Oleg, Slava et Georges partent pour le camp avancé, accompagnés par la grêle,des orages et des vents violents.. " " .Quand ils reviennent enfin, les nouvelles ne sont pas très bonnes. Une tente s' est envolée sur le glacier, dispersant tout le matériel qui était à l' intérieur. Je n' ose pas imaginer l' am là-haut. Retrouverons-nous les tentes? Et dans quel état?

Après une semaine, le temps s' est remis au beau. Nous pouvons enfin rejoindre le camp avancé et le reconstruire. Pat, Ingrid et Jo veulent explorer un passage donnant accès au Pik 5285, un sommet très technique, semble-t-il. Vladimir, Oleg et Slava partent pour une grande face de glace plus bas dans le bassin. Quant à moi, je me mets en route avec Richard pour une traversée d' arêtes prometteuse jusqu' au Pik 5050.

Pour rejoindre l' arête nord-est, nous devons grimper une face en glace qui se termine par une corniche difficile: paroi en glace bleue, ancrages délicats. En quelques longueurs, nous arrivons à atteindre la corniche, qui se désagrège sous nos assauts répétés. Nous prenons pied sur l' arête, d' où nous découvrons, à l' est, le plus haut sommet de la chaîne: le Dankov Peak, 5982 mètres d' altitude. En face, une longue arête s' étire jusqu' au sommet, coupée de deux gendarmes abrupts qui semblent infranchissables. Le vent a formé des corniches instables et nous progressons avec peine, la neige nous arrivant aux cuisses. Après de longs efforts, nous atteignons le premier gendarme et redescendons de l' autre côté sur du bon granite rouge avant que, à nouveau, une arête interminable se profile à l' horizon. Le deuxième gendarme s' annonce moins bon que le premier. Incontournable sur ce granite vertical et sans point de faiblesse, nous sommes obligés de faire un long rappel sur un mur lisse pour prendre pied sur l' arête, sans possibilité de retour en arrière. Je regarde Richard descendre. Les dés sont jetés. Nous concentrons les dernières énergies qu' il nous reste pour le sommet. A 14 h 20, nous atteignons le Pik 5050, que nous baptisons sur-le-champ le Pik Judith-Brian.

Pat, Jo et Ingrid reviennent à la tombée de la nuit,épui-sés et dépités. Ils n' ont même pas pu atteindre l' arête principale du Pik 5285, tant la quantité de neige était effroyable. Ils s' écroulent dans leur sac de couchage sans demander leur reste. Au bout de deux jours, ils décident de repartir. Grâce à leurs traces des jours précédents, ils arrivent à pied d' œuvre assez tôt pour attaquer la partie mixte très technique menant à une arête particulièrement effilée. Cinq longueurs délicates: des dalles recouvertes de fines couches de glace à 70°, des goulottes et des couloirs se succèdent jusqu' à l' arête principale. Une escalade sans protection, éprouvante nerveusement. L' ascension se poursuit sur le fil d' une gigantesque corniche, en traversée sur les piolets-ancreurs le long d' une pente à plus de 55°. Arrivés au sommet en fin d' après, ils le bapti-sent Volshebnitsa, ce qui en russe signifie: les bonnes sorcières blanches, celles-là mêmes qui, tout au long de notre expédition, menée dans des conditions de neige épique, nous ont porté chance...

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