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Les Diablerets par le chemin des écoliers

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 2 illustrations ( 39, 40Par Georges Nicolet

11-13 juillet 1952 La vieille école se défend! Je veux dire que la montagne de chez nous, sans artifice, exerce encore sur maints alpinistes, chevronnés ou pas, le même attrait que jadis. Ils sont encore nombreux à rechercher sur des montagnes bien connues des voies nouvelles ou insolites, et cela non pour leurs difficultés, mais par curiosité, pour percer certains mystères, voir les cimes sous un aspect imprévu.

Nous n' étions pourtant que trois dans la spacieuse Studebaker, à nous évader de l' at surchauffée d' une après-midi de fête: c' était notre tour de carrousel. A Barboleuse, où l'on abandonne la voiture sous un sapin, nous respirons les odeurs forestières, humides encore d' un orage récent et mettons le cap sur les Diablerets.

Dans le pâturage de La Chaux, l' ardent soleil de 5 heures ralentit notre allure; chacun, choisissant son lacet, le parcourt en poursuivant son rêve. Au sommet du triangle herbeux qu' enluminent les dernières fleurs, la croix se dresse. Elle marque notre première halte et notre salut à la couronne des Vaudoises, croupes caillouteuses et tours ruinées dont le profil d' ici nous apparaît si lisse et les arêtes si franches; à notre gauche, la face nord-ouest et l' arête du Culan où Marc-Aurèle trace et décrit par avance notre premier bond du lendemain; Pierre Cabotz dresse son nez de clown devant Tête à Pierre Grept. Voici l' Arête Vierge et son gardien le Pacheu, la Tête aux Veillon, les Muverans et la longue muraille où s' implantent la Pointe d' Aufalle et la Dent Favre qui aboutit à nos Dents de Mordes.

- A vous toutes, salut! Nous voici revenus pour vous admirer une fois de plus, et pour fermer le cercle de vos cimes gracieuses en parcourant d' un coup d' aile ( dix heures sur ailes vibram ) l' arc ouvert dont en cet instant nous tenons l' origine...

Les horlogers disent: « Le plus beau moment du dimanche, c' est le samedi soir! »; il arrive que le plus bel instant d' une ascension soit aussi la veillée qui la précède. La douceur du jour qui passe, sa lumière caressante et chaude encore, le temps qui ne presse pas, ces souvenirs et toutes ces pensées qui bouillonnent en notre cœur et en débordent, nous enveloppent d' une sensation de plénitude jamais ailleurs rencontrée. Quand nous nous tournons vers le nord, le drapeau de Taveyanne signale qu' on nous attend à l' auberge; nous y descendons en même temps que l' ombre pour nous y restaurer et dormir.

3 heures: un réveille-matin sonne discrètement. Une demi-heure plus tard nous sortons, silencieux, dans le silence nocturne. Une trace imperceptible gravit la première côte, la tourne et nous conduit sur la pente couverte de Vernes. Dans ce maquis, Marc-Aurèle sans un mot suit la trace comme la roue suit le rail, et nous débouchons sous la Roche Fendue.

- Derrière, nous allons trouver des chamois...

Les voilà qui fuient; et en quelques secondes ils gagnent la crête, tandis que nous y devinons d' autres têtes cornues et curieuses. La varappe commence par deux tourelles mi-rocheuses, mi-herbeuses, les Pointes de Châtillon qui défendent l' échiné du Culan. Celle-ci surmontée à son tour, le terrain change brusquement de nature, muraille grise et lisse qu' entoure une cravate de neige où nous nous engageons, puis un long chenal encore enneigé et très incliné, le « Fer à cheval », nous ramène à l' arête sous la tête que l'on coiffe sans difficulté. Cinq heures se sont écoulées déjà et les minces nuées du matin, présage d' un coup de fœhn, se sont étendues autour des hauts sommets. Le Diableret lui-même se couvre à son tour, le temps se gâte. Frugal casse-croûte, une lampée de thé, bref coup d' oeil circulaire, nous repartons. Une pente de roches brisées et d' éboulis nous dépose sur le névé qui cerne au nord la Tête d' Enfer, lapiaz désolé tour à tour brûlé par le soleil et buriné par les orages terribles qui savent éclater sur cette crête damnée... Pour l' instant, rien ne bouge, quelques gouttes d' une pluie chaude sont dédaignées par notre trio reparti à l' assaut du troisième sommet, Tête ronde dite de la Houille, tas de charbon retenu par une muraille aux créneaux démantelés dont les moellons et les gravats jonchent la vire et les névés sous-jacents, menaçant à chaque instant quiconque s' en approche.

Ici la clé a beau « se trouver sous le paillasson », la serrure rouillée ne joue plus, la cheminée obstruée de blocs branlants refuse son accès au ramoneur, il ne reste à notre disposition que le mur et ses prises illusoires. Deux mètres verticaux, une délicate traversée horizontale les quatre membres écartés en pattes d' araignées, encore une prise pour le regard et une audace du gros orteil droit... et la corde file plus rapidement. « Ca y est, vous pouvez venir! » Une boucle de corde supplémentaire nous dispensa de ce risque acrobatique sous une pyramide d' éboulis qu' il fallut patiemment gravir ensuite. Sur l' autre versant, une expéditive déboulade conduit au pied du Diableret à l' endroit où l' itinéraire d' Anzeinde débouche du flanc sud sur l' arête sommatale. Dès lors l' ascension n' est plus que plaisir sur un calcaire blanc, enfin solide et propre, où le vibram se sent roi, nous sourions en escaladant le fameux Pas du Lustre, et la grimpée se poursuit et s' achève presque en moins de temps qu' il n' en faut pour l' écrire.

Une autre surprise nous était réservée: les brumes autour du sommet se dissipaient, l' orage retenait sa menace, tandis que, sous nos pieds, s' ouvrait le gouffre terrifiant de Derborence et son désert de cailloux arrêtés comme une vague d' assaut à l' extrême front du petit lac vert et des derniers pâturages; vision d' horreurs passées ou à venir qui se grave sur la rétine du souvenir et nous fera relire, au retour, le récit de C.F. Ramuz.

Du sommet à la cabane, la promenade est agréable, on se laisse aller à suivre une trace facile dans la neige. Les nuages de nouveau s' alourdissent, mais la course est autant dire terminée et réussie. Le plateau de Zanfleuron traversé, nous cédons au plaisir de la glissade qui nous dépose au seuil de la cabane, dont le jeune gardien valaisan nous accueille avec la plus aimable courtoisie.

De notre programme, la dernière journée était la plus originale: nous devions rentrer à Taveyanne sans redescendre en plaine, contournant tout le massif escaladé la veille à l' altitude moyenne du domaine des chamois. Marc-Aurèle nous y offrit une fois de plus la démonstration de son flair à la chasse du meilleur itinéraire et de son exceptionnelle mémoire des lieux déjà parcourus.

Le temps est demeuré mauvais presque toute la nuit et un épais brouillard s' écrase sur la cabane que nous quittons tard et rapidement gagnons le glacier pour contourner le Sex Rouge.Voici que nous dominons de quelque cent mètres une mer de brouillard infinie d' où n' émergent que les sommets de trois ou quatre mille mètres, splendeur inouïe à laquelle non sans mélancolie nous nous arrachons pour nous insinuer dans les couloirs, les vires et sur la langue glaciaire qui plongent vers Pierredar, oasis de gazon étroitement incrustée sur le seul replat de la pente rocheuse. Des chamois bondissent et plongent dans la brume qui s' apprête à nous recevoir. Rapidement nous repérons les « Vires grises », et parmi elles celle que Marc-Aurèle a déjà parcourue en sens inverse et qui nous fera sans grand effort gagner l' épaule du Culan. Pendant une heure la boussole contrôle notre progression, nous quittons les vires pour traverser les grands névés et nous décidons une halte. Nous devons nous trouver non loin de I' épaule, mais le brouillard ne nous laisse rien deviner d' une muraille qui se dresse à quelques pas. Le pique-nique peut nous valoir la chance d' une éclaircie.

Précisément la voilà; bien mieux, le temps se lève et le soleil vainqueur nous salue. Les chamois s' amusent, fuyent autour de nous pour revenir - ce sont des jeunes - et disparaître enfin dans le précipice de Creux de Champ. Quant à la muraille de tout à l' heure, elle se réduit au premier ressaut gazonné de l' Epaule que nous gagnerons en quelques minutes. Pour notre guide, la partie est gagnée, il est heureux comme le joueur d' échecs qui annonce: Mat en trois coups!

L' euphorie nous gagne; allongés sur le gazon court et dru comme le poil d' un tapis précieux, les yeux remplis de lumière, nous parcourons du regard toute la Haute Gryonne qui s' étend sous nos yeux, ses crêtes et ses vallons; nous énumérons ses hameaux et ses alpages, où persistent les souvenirs de nos flâneries.

Et puis, nous relevant, nous décidons de jouer tout de même ces trois derniers coups. Marc-Aurèle roule la corde: « Pas besoin d' elle après ce que tu as déjà fait, Henri... » Remarque malicieuse; dès qu' on arpente la première vire qui aboutit à la cheminée de la Borne, on comprend qu' on se trouvera précisément dans un terrain traître, gazon humide, roche friable, terre visqueuse exigeant une heure durant l' attention la plus aiguë. S' il fallait au surplus découvrir son chemin dans ce labyrinthe vertical... mais notre chef de file dirige la manœuvre en stratège rompu à toutes les astuces de la montagne: « A droite... maintenant deux pas à gauche... directement en bas... une petite traversée horizontale... au premier sapin ce sera la sortie... ». Après avoir, au passage, repoussé du pied un squelette de chamois, et un peu plus bas un crâne de marmotte, nous nous trouvons soudain sur une pente d' herbe descendant sans plus de heurts jusqu' au fond du ravin où s' étale le petit alpage d' Orgevaux.

L' avant coup, c' était de remonter au niveau du Plan Châtillon sous les flèches d' un soleil imperturbable. Nous découvrons enfin en étanchant notre soif qu' une dernière pente de forêt sauvage, d' où toute trace de sentier est bannie, nous sépare encore de Taveyanne. C' est le dernier coup de jeu, le coup de grâce! Nous descendons fatigués, mais la joie au cœur et du soleil plein le regard jusqu' à Barboleuse, où Henri reprendra avec le volant l' initiative des opérations.

Je n' ai jamais été ce qui s' appelle un alpiniste. Je n' ai jamais rien tenté de difficile, je n' ai jamais été, comme le sont devenues mes deux filles, un spécialiste du rocher. « La montagne à vaches » a toujours suffi à mon bonheur. J' étais l' homme de la course en montagne plutôt que de l' escalade proprement dite. Mais je n' en ai pas moins connu ce que la montagne donne à ceux qui l' aiment: cette paix, ce recueillement des soirs à la porte du refuge, cette présence divine que recherchaient les premiers hommes, cet obscur désir de s' agenouiller et d' offrir un sacrifice à l' Esprit qui habite sur les hauteurs.

François Mauriac

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