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Les legendes des Alpes vaudoises

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Alfred Ceresole, pasteur à Vevey.

Les legendes des Alpes vaudoises Par Pays des monts, si jamais je t' oublie, C' est qu' avant toi tout en moi s' oublierait!

Notre poète national Juste Olivier, l' homme au cœur aimant et patriotique qui traça avec tant de conviction les deux beaux vers que nous avons choisis pour épigraphe, l' écrivain aimé dont la plume féconde et montagnarde, trempée parfois, semble-t-il, dans la plus pure et la plus fraîche goutte de rosée de nos monts — Olivier a écrit, avec autant de justesse que de bonheur, ce vers qui me revient ici à la mémoire:

„ Les vieux refrains ont une voix qui charme. " Les vieux refrains! Qui d' entre nous, en effet, n' en connaît de ces airs d' autrefois que chanta notre enfance, de ces chers refrains de jeunesse, au rythme doux, ardent, patriotique ou amoureux, aux sons desquels le cœur se gonfle encore, la poitrine sent s' éveiller un soupir et l' imagination voit se dérouler tout un monde d' impressions, de sentiments et de souvenirs?

. 4A. Ceresole.

Or, il est dans l' histoire et dans le passé des peuples de vieux récits, d' antiques légendes qui ne sont, après tout aussi, que des refrains de leur enfance, redits par les pères et répétés par leurs descendants, et dont il peut être dit avec autant de raison:

„ Les vieux récits ont une voix qui charme. " J' en appelle, lecteurs, à vos souvenirs et à vos impressions. Puissent en tous cas les pages que l'on m' a demandé de tracer ici contribuer à vous le prouver!

Le soir, à la montagne, lorsque tout est tranquille sous le chalet bien clos, quand le feu, qui brille encore sous la noire chaudière, lance dans l' ombre ses vascil-lantes et fantastiques lueurs, lorsque le vent des nuits, pareil à une harpe plaintive, fait gémir au loin, dans le val, les rameaux des grands sapins noirs, quand le solennel silence des alpestres solitudes n' est interrompu que par le sifflement de quelque oiseau nocturne passant près des hauts rochers déserts, le pâtre de nos monts, au terme des labeurs et des soucis du jour, aime encore, avant d' aller chercher le sommeil, à s' asseoir un instant près de son foyer.

Il songe souvent alors aux vieux temps envolés. Il se recueille; il devient rêveur; puis, vous accorde parfois, dans le champ modeste de ses souvenirs personnels et de ses pensées intimes, des heures, trop courtes mais charmantes, de mystérieuses confidences.

Remontant les sentiers, déjà ça et là bien effacés, des jours d' autrefois, songeant aux anciennes légendes,. aux vieilles traditions transmises par ses pères, il trouve pour charmer les moments de ceux qu' il honore de sa confiance et de son amitié, des récits à la fois doux et simples, étranges ou fantastiques, pleins d' une poésie spéciale et d' une réelle originalité.

Ces légendes et ces traditions caractérisent trop bien, me semble-t-il, le génie de nos populations montagnardes; elles ont trop de prix pour le mythologue, pour le poëte et pour l' amant de nos monts et de notre pays; elles répandent sur une contrée un parfum de naïveté et d' antiquité trop précieux et trop suave, pour que tout ami respectueux des Alpes, de leur présent comme de leur passé, n' essaie pas, tandis qu' il en est temps encore, de les recueillir.

Ce sont en effet comme autant d' échos d' un temps qui n' est plus et de croyances bientôt évanouies. Ce sont des fleurs d' un charme particulier, ayant leur origine dans le plus lointain des âges et qui, les unes, sont écloses sur nos monts durant les longues veillées ou dans le silence des alpestres solitudes, ou bien, quant aux autres, sont parvenues jusque dans nos vallées chantées sur la lyre des bardes et des vieux trouvères ou poussées par le vent des émigrations et des fluctuations humaines.

Aujourd'hui, avant que le marteau de notre siècle industriel les aie pour toujours réduites en poussière, avant que l' haleine souvent si desséchante de ces temps très positifs les aie à jamais fanées et flétries, je voudrais, dans un sentiment d' amour pour nos montagnes et pour nos montagnards, grouper ici quelques-unes de ces légendes et quelques vieilles traditions que l' affection comme l' observation de nos Alpes vau- doises et de ses mœurs ont laissées soit dans mes notes, soit dans mes souvenirs.

Cependant, avant de réunir mes épis épars, avant de vous les présenter et de former ma gerbe, quelques courtes remarques préliminaires sont absolument nécessaires. Elles doivent ici prendre leur place, car elles seront entre ces diverses légendes comme le lien que le moissonneur étale tout d' abord sur le champ de son travail, afin de mieux serrer ensuite et rentrer en ses greniers le fruit de ses sueurs.

I. Remarques préliminaires.

Je ferai observer tout d' abord que les légendes, les récits merveilleux, les croyances purement imaginaires ont tenu de tout temps une grande place dans la vie des peuples. Ils ont correspondu aux premiers besoins intellectuels et poétiques de leur enfance. Nos pères, nos montagnards surtout, se sont complus avec une inclination toute particulière à ces fictions diverses. Aujourd'hui encore, il n' est pas bien sûr que plusieurs de ceux qui nous les racontent ne les prennent pas pour des réalités.

En outre remarquons que cette mythologie, ces croyances dont nous allons nous occuper, cette foi aux esprits protecteurs, aux servants, aux fées, aux enchantements, à la sorcellerie, à la magie, etc. se retrouvent plus ou moins partout, chez toutes les races et chez tous les peuples. Elles conservent toutefois je ne sais quoi de plus tenace chez nos peuplades alpestres, douées d' un tempérament plutôt conser- Les légendes des Alpes vaudoises.T vateur, passant leur existence en présence des forces et des grandes scènes de la nature, dans le silence des sauvages solitudes, concentrées en elles-mêmes, et surtout bien éloignées des mille préoccupations qui, dans nos villes, nous distraisent et nous ramènent sans cesse au positif de la vie.

Tous, je veux l' espérer ou le supposer du moins, nous croyons à une puissance supérieure et divine de laquelle nous nous sentons instinctivement dépendre et qui, dans sa volonté sage et bonne, gouverne le monde. Il y a plus, si nous sommes chrétiens, si nous nous sommes laissé éclairer par la lumière du christianisme, nous admettrons que cette puissance souveraine peut agir et agit sur nous par son esprit et qu' elle a même eu dans l' histoire de l' humanité une manifestation éclatante, suprême et sainte, dans la personne et dans l' œuvre d' amour, de délivrance et de salut opérée par Jésus de Nazareth.

Or cette foi, cette lumière déiste ou chrétienne, n' a pas suffi toujours à l' imagination de l' homme. Il s' est plu à rêver, à imaginer des interventions bizarres, étranges, et parfois méchantes, du monde invisible dans le monde visible, à créer des êtres inférieurs de diverses catégories, mêlés plus ou moins directement aux incidents de la vie ordinaire.

Doués de pouvoirs surnaturels mais limités, bienfaisants ou malfaisants, ces êtres sont censés intervenir jusque dans les petits événements de l' existence humaine et présider à certains phénomènes mystérieux et incompris de la nature. Ds sont donc nés d' un besoin imprescriptible: celui que tout l' homme éprouve. de s' unir au monde supérieur et de trouver une cause à ce qui échappe à son intelligence ou à ses sens.

Or ces causes, la mythologie les a personnifiées dans des agents doués de qualités appropriées. De là, par conséquent, l' extrême variété de ces êtres imaginaires qui ont rempli ou remplissent, selon nos légendes, les sphères du monde inférieur, qui agissent et travaillent, en accord ou en désaccord, avec les pouvoirs célestes et humains. De là, partout et de tout temps, au nord comme au midi, dans nos verte » vallées comme dans nos solitudes neigeuses, ces êtres mystérieux et invisibles, portant des noms divers: lutins, servants, gnomes, sylphes, naïades, fées, démons, sorciers ou revenants, qui peuplent les airs, les bois, les cimes, les pâturages et jusqu' aux habitations humaines. De là, ces légendes et ces traditions curieuses dans lesquelles on peut trouver comme un reflet du caractère, des idées et de la poésie primitive du peuple qui leur a donné naissance. De là enfin ces personnifications, tantôt charmantes tantôt terribles, des forces de la nature, de ses sons, de ses voix, ainsi que des combats, des désirs ou des aspirations du cœur humain.

„ Je ne suis point surpris, écrivait le doyen Bridel, après avoir eu devant les yeux les majestueuses solitudes d' Ànzeindaz et les parois gigantesques des Diablerets, je ne suis point surpris que l' imagination ardente d' Ossian et des autres Bardes calédoniens ait aperçu si souvent des fantômes aériens dans leurs montagnes mélancoliques: pour peu qu' on soit poëte ou superstitieux, on croira voir les mêmes choses dans nos Alpes, lorsque les nuages légers, s' élevant du fond des vallées, glissent le long des rocs supérieurs, en contournent les cimes menaçantes et hérissées de sapins, disparaissent un moment derrière elles, s' en détachent avec lenteur et majesté, se représentent cent fois sous une apparence toujours nouvelle, et déroulent, en se balançant dans les airs, les plis majestueux d' une robe de brouillard. C' est bien alors que l' ami du merveilleux croit voir les ombres des trépassés errer autour de lui... et son illusion est encore plus complète, si pendant le silence de la nuit, la lune argenté ces formes fugitives, en éclaircit les bords ondoyants, et semble de concert avec les zéphirs leur communiquer le mouvement et la vie. "

Si l' aimable et sympathique doyen, qui a tracé en peintre et en poëte cette page admirable, avait vu et connu, comme nous la connaissons aujourd'hui, non pas seulement la montagne relativement inférieure, c'est-à-dire celle des sapins et des gazons, mais celle des hauts glaciers, des rochers dénudés, des régions désertes, que n' eut pas dû ajouter encore sur les impressions qui vous saisissent instinctivement dans ce monde colossal et bien autrement fantastique?

Or, tout ceci que prouve-t-il? Sinon tout ce qu' il y a de naturel dans la production et dans la persistance de certaines traditions fictives et dans les données légendaires de nos montagnes.

Aujourd'hui encore, lorsque dans les chalets de nos Alpes, les plus âgés redisent le soir aux plus jeunes quelques-uns de ces récits étranges ou merveilleux, plus d' un auditeur attentif, saisi de je ne sais quelle émotion quitte son coin ténébreux, se rapproche instinctivement de la lumière et du groupe de ses semblables. Enfants et adultes ouvrent de grands yeux et les marmots effrayés vont prudemment se blottir près des plis de la robe maternelle.

„ Il fallait nous voir dans ma jeunesse — me disait cette année un montagnard de cinquante ans — former le cercle autour de la petite lampe et du vieux rouet de notre mère. Quand les histoires se faisaient émouvantes ou trop terribles, c' est à qui retirerait les pieds du plancher pour les mettre sur la chaise, crainte des servants ou des sorciers, qui sans doute pouvaient se trouver dans les coins noirs. " „ Alors — me disait un autre — dans notre village, il n' y avait, on peut dire, pas une maison saine ( c'est-à-dire sans revenants ou sans qu' il s' y passât quelque chose de mystérieux ). On ^apercevait* partout et la nuit on était toujours entre deux frayeurs. "

De nos jours, s' agit de prendre sur le vif ces récits et ces légendes pour les recueillir? La chose n' est pas aussi aisée qu' on le pense peut-être. Ces traditions, avec une pudeur qui craint le bruit et l' éclat de nos lumières scientifiques, religieuses, électriques et autres, se cachent aux indiscrets. Semblables aux oiseaux nocturnes, elles redoutent l' éclat du soleil et se dérobent aux curieux. Elles s' évaporent pour ainsi dire au contact d' un esprit moqueur ou qui ne leur serait pas sympathique. Ceux qui les connaissent ne les racontent pas sans quelque gêne et quelque effort; en outre, il arrive parfois que ceux qui prétendent les savoir, les gâtent sans le vouloir ou les défraichissent, soit en omettant tel détail caractéristique, soit en y ajoutant du leur.

„ Vous tâcherez surtout de faire parler les anciens — écrivai je, en vue de ce travail, à un de mes braves amis montagnards — c' est auprès d' eux que je pourrai trouver des renseignements sûrs et un peu complets. " fi' aire parler nos vieuxme répondit-il, cher pasteur! Croyez-vous que ce soit facile? Détrompez-vous; pas tant que vous pensez. Vous savez aussi bien que moi que ceux d' à présent ne veulent plus qu' il soit dit qu' ils croient à ces histoires, qu' ils n' en veulent plus parler surtout s' ils se doutent que cela puisse être su du ministre, parce que celui-ci n' y croit pas... „ Ah! son plie malin que no, lou menistré! nulon pas que sai de! to para, la Biblla parla bin de devin de sorci, ma ye viron la tzousa. No tegnon por de lé bété quand no dévesin dé revenan. " ( Traduction: „ Ah! ils sont plus malins que nous les pasteurs; ils ne veulent pas qu' il soit dit. Cependant, la Bible parle bien de devins, de sorciers, mais ils tournent la chose. Ils nous considèrent comme des ignorants quand nous parlons de revenants.Je pourrais bien peut-être, en y réfléchissant, vous raconter bien des choses — me disait un autre de mes concitoyens, habitant déjà plus près du vignoble, et que j' interrogeais aussi — mais, voyez-vous, ces sortes d' affaires ça ne vient pas tout seul, ça se redit mieux le soir... et puis quand on a pris un verre. " Le verre fut pris, la moisson fut bonne et l' accueil fut excellent. Les mauvaises langues n' eurent rien à redire.

Et maintenant que l' heure est venue de mettre de l' ordre dans notre cueillette, c'est-à-dire dans mes notes et dans mes souvenirs de paroisse, de vie montagnarde, de courses alpestres et de clubiste, comment allons-nous procéder? quel plan suivre?

En nous plaçant au centre de tout ce monde mythologique vaudois, je pourrais vous présenter OU premier lieu — à tout seigneur, tout honneurdes dieux et ses déesses, c'est-à-dire le Maffi ou le Mandé, le diable qui y joue un rôle marqué, puis les fées bonnes et mauvaises. Je devrais faire défiler ensuite devant vous ce que je pourrais appeler, en langage militaire, le grand état-major, c'est-à-dire le cortège bariolé des demi-dieux: servants ou lutins, démons, êtres demi-célestes ou semi-infernaux. Enfin^ pour clore la marche, viendrait le petit état-major, soit les héros de cette armée fantastique: sorciers et sorcières avec leurs charmes et leurs sabbats ', les revenants enfin avec leurs apparitions. En aurai-je le temps?

Je préfère plutôt, dans ce domaine où tant de conceptions bizarres se rencontrent et s' enchevêtrent, aller du ton clair et gai au ton sombre et sévère, du simple à l' extraordinaire, du doux au terrible. C' est ainsi que je parleraLd' abord et cette fois-ci du joyeux petit monde de nos servants, puis viendront, si cela peut être agréable au lecteur, les légendes amoureuses ou sinistres de nos fees. Arriveront ensuite les récits fantastiques de nos soraers ( avec leurs sabbats ), des démons et des revenants; enfin pour terminer, nous raconterons, si le temps et la place nous le permettent, quelques traditions diverses, concernant des géants, des trésors, des aventures de chasse, ainsi que quelques traits touchant à différentes superstitions. Je ne puis dire ici que ce que je sais, sans prétendre nullement, cela va de soi, épuiser le sujet.

Sur ce, chers lecteurs, en vous armant de bienveillance, suivez-moi! Allumons nos lanternes et oublions totalement, pendant quelques instants du moins, le lieu et le milieu où nous nous trouvons pour nous transporter par la pensée, dans la libre campagne, près du pays aimé de nos cimes et de nos noirs chalets.

IL Servants et latins.

„ Esprits aux blonds cheveux, esprits au frais corsage, Esprits légers, esprits mntins. Esprits an gai visage, Dansent dans les ravins, Sous les pins, De leur ronde rapide ébranlant le feuillage. "

Fréd. Monneron.

Le servant est, dans nos montagnes vaudoises, le nom populaire de l' esprit familier ou du génie de la maison. C' est le lutin utile, farceur ou méchant qui hante les chalets, les étables et les vieilles demeures. Autant que je puis en juger, il me paraît correspondre aux „ Solèves " de certaines parties des Alpes françaises, aux „ Gobelins " des campagnes normandes, aux „ foultas " du Jura bernois.

Ce qui caractérise cet hôte fantasque et mystérieux' du foyer, c' est plus que la petitesse, c' est l' invisibilité, c' est surtout sa nature capricieuse, tantôt serviable ( comme le dit son nom ), tantôt rageuse, tantôt douce et tantôt portée à la taquinerie et à la vengeance. A ce dernier titre, Dieu sait, combien aujourd'hui encore, il est d' humains qui sont servants!

Après tout, ceux de nos Alpes vaudoises ont plutôt laissé dans le peuple une réputation de „ bons enfants ", d' aides aimables, quoique tant soit peu malicieux. Pour le pâtre ou l' agriculteur — maître ou valet, domestique ou servante — celui qui était assez heureux pour être honoré de ses bonnes grâces, les peines de la vie étaient singulièrement facilitées. Grâce à lui, plus d' un labeur pénible se faisait pendant le sommeil du protégé. C' était le protecteur des enfants, des troupeaux, des biens, des champs, des propriétés lointaines, des chalets inhabités. Il pouvait souvent servir de seconde conscience et d' épouvantail aux serviteurs infidèles, aux voleurs tentés de faire un mauvais coup.

En retour de si bons et si précieux services, que demandaient-ils? Tout d' abord le silence et la discrétion sur leurs personnes, un abri sous le toit aimé, une petite portion, ordinairement la première, de la soupe du jour ou du lait de la „ traite " du soir. Cette frugale pitance était versée dans un baquet spécial, lequel était déposé sur le toit du chalet ou sur le „ cholei " ou le „ solivau " de l' écurie.

Malheur, cent fois malheur à l' audacieux qui, manquant aux égards élémentaires de la reconnaissance, refusait cette nourriture, négligeait ou souillait ce repas, osait en un mot se permettre quelque grave offense! Malheur à la servante, au berger, qui parlait* de lui „ de travers " ou mal à propos! Us pouvaient s' estimer heureux s' ils ne s' en tiraient qu' avec quelques mauvais tours ou s' ils n' avaient à* subir que quelques espiègleries.

Voyez plutôt: les vaches ne seront plus surveillées, la chambre, la cuisine ne seront plus balayées à l' aube, l' eau, le bois ne seront plus portés à l' heure, la nuit et le sommeil seront troublés par des bruits étranges, par la satisfaction souvent terrible d' implacables rancunes. Il y aura du vacarme et de singulière vengeance. Ou bien, plus encore, le pauvre servant vexé, contrit, disparaîtra une belle fois dans quelque sauvage solitude ou dans quelque vieille masure en ruines, d' où, la « nuit, on l' entendra gémir.

Au Ponton, près de la Forclaz, il m' a été raconté que vers 1813 on en voyait errer un devenu fort méchant. Il avait la forme d' un chat blanc avec un œil au milieu du front. Le servant pouvait revêtir aussi d' autres formes.

Quant aux noms dont nos montagnards se servent ou se sont servis pour le désigner, ils l' ont appelé — non seulement le Servan, nom commun à toutes nos montagnes, mais le serfou ( montagnes de Montreux ), le Mon ne l' oü ( nul ne l' entend ), quand il se cache dans les feuilles des arbres, le Chauteret, quand il saute sur les toits ou bien de branche en branche, le fameïli, l' esprit familier, l' Hauskauairou ( à la queue retroussée, Kauac' est le nom employé parfois pour menacer de son apparition les enfants méchants ou querelleurs.

Aussi, avant de se livrer au sommeil, répétait-on jadis, dans certains hameaux écartés des Ormonts, la prière, ou plutôt la curieuse formule patoise que je vais citer et dont' voici la traduction:

„ Dans mon blanc lit je me couchai; trois anges y trouvai, qui me dirent que dormisse bien, que ne me donnasse peur ni de feu, ni de flamme, ni de mort subite, ni d' acier trempé, ni de bois pointu, ni de pierre brisée, ni de poule piquante, ni du fantôme qui lève sa petite queue. Dieu bénisse les lattes et les chevrons et tout ce qu' il y a dans la maison !"

En Patois: „ Dein mon bilan li mé cautzi; tré z' andze li trovi, ke me desiran ke bein dremisso, ke ne me baillasso poaire, ne de foua ne de bilama, ne de mor sebetanna, ne d' aci treinpa, ne de bou pointu, ne de pierra fratzcha, ne de dzenelie pékan, ne d' haus. Diu begne li latte et lou tsevron, et to cein k' i a dein la maison !"

Quant aux origines des servants et aux circonstances de leur naissance, il y a là de bien grands mystères, de quoi, diraient sans doute nos montagnards, „ s' escormancher l' esprit. " Voyez plutôt: A Huémoz et à Aigle, je me suis laissé dire que pour avoir un servant de sorte, il fallait se procurer un œuf. C' est simple! me direz-vous. Pas tant qu' il vous semble: II faut un œuf de coq! D' autres disent de poule noire! Puis, " celui qui veut voir éclore à son service ce mystérieux petit lutin devra couver cet œuf lui-même, avec beaucoup de patience et beaucoup d' amour, en le tenant soigneusement au chaud... „ au creux de dessous le bras, " sous l' aisselle. Si le petit servant arrive à bon port, son possesseur ou patron „ aura bien des agréments. " Il aura l' avantage entr' autres d' être soigneusement informé »de tout ce qui se passe en son absence, sur ses terres et „ dans ses bâtiments. "

Ah! Qu' il est dommage que nous n' ayons plus d' œufs de coq!

Un aubergiste du Châtelet se plaignait de ce que rien ne lui réussissait et témoignait à un Ormonan de son grand désir d' avoir un servant. La recette fut simple. Le citoyen Salomon B. lui conseilla de se procurer „ un fava ", gros insecte noir qui, sous le nom de Bousier, se trouve volontiers sur les chemins ou près des écuries. Il lui fit cadeau d' un de ces coléoptères, dans une boîte remplie de sciure. Dès lors, notre aubergiste bernois se déclara „ parfaitement heureux, car il pouvait savoir maintenant tout ce qui se passait chez lui. "

Quoi qu' il en soit ou en puisse être de cette genèse étonnante, voici maintenant les noms de quelques localités où nos servants étaient en pleine activité. J' aurais bien à faire, cela va sans dire, à les indiquer tous, tellement cette croyance était répandue: Il est tel vallon de nos Alpes où elle est fort loin d' avoir disparu.

Voici quelques faits. Je les note ici en prenant pour point de départ les environs de Vevey et de Montreux, en passant par Aigle, Gryon et les Ormonts.

1. Au-dessous du Folly, dans un lieu appelé le Creux aux mèges, sur les monts de Villars, il y avait une maison hantée par un servant très connu. On l' appelait „ lu servan à Hugonin " baptisé plus tard par d' autres „ lu servan à de Joffrey. " C' était à l' époque où chaque famille un peu à son aise en 2 avait un à^on service. La nuit, il accusait sa présence „ en tapant sur les senailles. " On lui portait à manger au galetas. Sa nourriture disparaissait sans' faute. Il n' y avait là rien d' étonnant: Quelques malins, quelques voleurs s' en chargeaient volontiers.

2. Sur les mêmes monts de Villars, au pré de Jaques Coehard, il y avait un fameux trou, comblé aujourd'hui, mais visible encore: On le nomme le trou du Lindaz ou de Lindard ( de lenn, prétend le doyen Bridel, qui signifie étang, mare ). On l' appelle aussi la Pacoresse ( de pacot sans doute, terrain boueux ). La tradition affirme que ce trou, autrefois très profond, „ se serait fermé dans la nuit dans laquelle mourut le dernier rejeton mâle de la noble famille de La Tour, jadis fort puissante, et que c' était par ce trou que son esprit familier était rentré dans la terre pour s' y cacher. " En 1832, cette croyance était populaire. Aujourd'hui, on raconte encore que par malice et pour chicaner les femmes qui, plus bas, font à la fontaine leur lessive ou lavent, entre 10 heures et 11 heures, leurs épinards, que c' est lui qui trouble la source provenant du Lindard. Il se permettait de dessiner des croix mystérieuses sur le dos des bêtes ou sur les portes des écuries. Dans les granges, il faisait des farces de toute sorte; à l' étable, il liait deux vaches ensemble au même licol ou même se mêlait de les traire sans permission. A l' heure qu' il est, dit-on, il serait bel et bien prisonnier dans cet entonnoir encombré.

3. Ce prisonnier ne serait pas seul à gémir privé de sa liberté. Plusieurs de ses collègues passent pour être aussi enfermés. C' est le cas, entr' autres, du servant de Sales, ancienne maison Dubochet à Montreux. On prétend que dans ce vieux bâtiment, muni d' une antique petite tour, le pauvre malheureux se trouverait encore caché et absolument muré. Personne, à ma connais- sance, ne s' est offert encore, en nos temps égoïstes, pour opérer sa délivrance. Pauvre servantAh! s' il s' agissait d' un bossaton de bon vieux, " me disait le père Daniel, „ ou mêmement seulement de petit nouveau, on serait assez de monde pour lui venir en aide. "

4. Dans les environs de Villeneuve, de nombreux servants m' ont été signalés: il y en avait un tout-à-fait gentil à la Chevalleyre, dans le vallon sauvage de la Tinière, un autre en Scetaz, près du col de Chaudes; il était aussi susceptible qu' exigeant; un autre en Peyrausaz. „ Ah! ces mâtines de bêtes !" me disait un vieux citoyen de la contrée, „ si on ne les servait pas les premières, c' est qu' elles vous tiraient tout en bas. Ces tscharavoutes agaffaient tout !"

5. A Aigle, jusqu' en 1820, on mettait encore la part du servant de côté dans plusieurs maisons. Dans le vaste et solitaire bâtiment de Salins, à l' entrée du bois de la Chenaux, la dernière vieille servante qui y a demeuré racontait sérieusement à qui voulait l' en qu' elle avait pour lui aider le plus brave, le plus mignon servant qui se puisse imaginer. Il lui faisait, sans se faire voir, la plus grande partie de son service. „ C' était trop commode! Il me portait l' eau; me nettoyait, cuisinait, portait, recurait mes tablards... et tout cela pour quelques friandises le A. Ceresole.

dimanche matin, avant le sermon... C' était, voyez-vous, de bons amis; eh bien! les servantes et les cuisinières d' aujourd les ont remplacés, je crois, dans certaines maisons par d' autres qui sont moins faciles à se cacher et qui ne rendent pas toujours aux maîtres les mêmes bons services. " Il y en a pourtant; j' en connais en effet de ces bons amis qui portent encore la seille, fouettent la crème et aident à effiler les haricots. Seulement, ils sont un peu plus distraits et d' humeur un peu variable.

6. A propos du fameux servant de Salins, M. Dulex-Ansermoz, à Panex, m' a cité cette année ce fait assez piquant qui prouve combien l' idée de l' existence de ces êtres mystérieux est encore enracinée au sein de nos populations: „ Il est mort ici en 1878, m' a raconté, un octogénaire, excellent tireur, ancien carabinier, braconnier célèbre, maçon et agriculteur et, à ses heures, ménétrier. Il raclait un violon pour nos danses villageoises et ne le raclait point trop mal. Tous ces talents, réunis à de durs labeurs, auraient dû faire de celui que je nommerai Pierre Abram un esprit fort. Merci! Il était crédule comme une vieille fileuse: servants, revenants, vouivres ( serpents ailés ), tout était cru. Un jour, il arriva que comme braconnier il fit un coup de maître: il abattit une marthe-zibeline, animal rare dans nos Alpes, mais qui s' y rencontre cependant encore. La fourrure de cette bête doit être au Musée cantonal. Comme un des matins suivants il était occupé devant sa maison à écorcher et à enlever la peau de sa capture, un de mes frères, raconte toujours M. Dulex, chasseur à l' occasion, vint à passer. Pierre Abram l' appela pour lui faire voir quel singulier animal, à lui tout-à-fait inconnu, il avait abattu. Mon frère, esprit fort et farceur, considéra un instant le sujet, puis dit à Pierre Abram: „ Ah! vos en ai fé ona balla, vos ai touâ le fameïli de Salins. ( Ah! vous en avez fait une belle! Vous avez tué le familier, le servant de Salins. ) A ces mots, Pierre Abram est pris d' un tremblement tel, si nerveux et si irrésistible que son couteau lui échappa de la main. Ceci se passait il n' y a pas plus de quinze ans. "

7. A Gryon, des personnes — dont les enfants vivent encore — habitaient une partie de l' année un chalet sur la colline recouverte de mélèzes qui domine le village. Elles disaient à qui voulait l' entendre qu' un servant venait au chalet manger ce qu' elles avaient, tapageait pendant la nuit, tirait les draps du lit des dormeurs et des dormeuses et faisait mille farces et mauvaises manières.

Le père Jean V. à la Forclaz me racontait cette année qu' étant autrefois pour alper au-dessus de Gryon, en Cou fan, près du Col de la Croix, il trouva lui-même par deux fois trois de ses porcs noirs couchés dans son lit! Ils avaient l' air de trois personnes; leurs jambes de devant reposaient par dessus la couverture. „ Chose curieuse! les draps n' en étaient point salisLe lu Servan que te portan lé cayons dans ta contze ", lui avait dit son oncle.

8. A Ormont-dessus, en Ayerne, sur Isenau surtout ( ou la Palette ), les servants, avec les fées, étaient d' un précieux secours. „ Allavon en tzan le vatze — m' a dit un vieux vacher — et jamé ne sé derotzivon.

Lu premi, que menavé lé vatzé, dezai: „ Pometta, Baletta, passa yô ye passe! te ne te derotzéré pas !" Lé brotavon l' herba tinqué u ben dé sasset. Ma, quemen ya todzor de lé dzen mô avezâ, yen na .zu quian bourtia de lassé den le guétzé, qu' étai su le tai, por le faye et les servants; ne lé zan jamé réyussé tzi-no. Vai de vo! ne faut jamé mépraizi saau que no fan de bin. " ( Traduction: Ils menaient en champ les vaches et jamais elles ne se dérochaient. Le premier qui conduisait le troupeau disait: Pomette! Balette! ( noms de vaches ) passe où je passe, tu ne tomberas pas des rochers. Elles broutaient l' herbe jusqu' au sommet. Mais comme il y a toujours des gens mal avisés, il en est qui ont sali le lait dans le baquet placé sur le toit pour les fées et le servant; je ne les ai depuis jamais revus chez nous... Voyez-vous, il ne faut jamais mépriser ceux qui nous font du bien!... ) Non loin de là, le servant de M. le châtelain B. était aussi bien commode. Il lui aidait à garder son jardin et spécialement une plante à laquelle il tenait beaucoup: c' était une belle sabine. L' enlèvement de cette sabine eût jeté sa grande âme dans une douleur mortelle, autant, si ce n' est plus, que celles des pauvres maris Sabins volés en 749 par Romulus. Aussi le servant veillait-il; et chaque fois qu' un passant mal appris se permettait seulement d' arracher quelques parcelles de cet arbuste, l' audacieux malfaiteur était sûr de tressaillir tout-à-coup au bruit d' un éclat de rire dont le timbre de voix était excessivement haut et clair. Se retournait-il? Impossible de voir per- sonne!... Ce qui n' empêche pas que, le dimanche suivant, au sortir de l' église, Monsieur le châtelain, en frappant l' épaule de celui qui avait porté atteinte à sa propriété, lui disait d' un ton d' assurance: „ Ah! ça? que comptes-tu donc faire de ce que tu as pris hier dans mon jardin ?"

Ah! pauvres époux Sabins! que n' avez eu aussi, pour garder jadis vos femmes, quelques bons petits servants d' Ormont! Vos malheurs n' au pas eu lieu!

Le servant du propriétaire Abram N. était aussi fort utile pour la garde de ses chalets éloignés. Un soir, un individu était allé dans l' arrière à la recherche d' une génisse égarée dans les hauts pâturages. Surpris par la nuit sur un plateau inhabité, il eut l' idée, pour s' abriter, d' aller se blottir dans le foin d' un vieux fenil appartenant au père Abram. Il y fut jusqu' au lever de la lune. Il n' avait vu personne. Il n' en arriva pas moins que le dimanche suivant — jour des comptes de conscience, comme on voit — le vieux propriétaire, allant tout droit vers notre pâtre, lui dit tout simplement: „ Dis donc, Emmanuel, fer-mente-t-il bien mon foin du mazot ?"

Le servant de Jean M. ne lui faisait que des farces! Un jour, de très grand matin, un montagnard qui descendait au marché d' Aigle, passant près de la maison de Jean, crut que le feu y était, car la fumée sortait par toutes les fentes des cloisons de la grange. Il s' approche et rencontre le père Jean portant dans la main gauche une casserole en fer dans laquelle se trouvaient du feu et des épines, et de la main droite un grand sabre de cavalerie. „ Que fédé vo inqué ?" lui demande notre passant. „ Ye prauvé de champi ce baugro que me torminté. E muvré toté lé fenêtre quan ye fa frai; u bin é lé me refermé quan ye fa tzô. E me fa tote sorte dé farce pé la to et la grandze... Dé coup mè fà portan savai quan me robon ôqué... To parai, de yàdze le bin quemoude den avai yon... été pasTraduction: Que faites-vous iciJe tâche de chasser ce gredin qui me tourmente. Il m' ouvre toutes les fenêtres quand il fait froid; ou bien, il me les referme quand il fait chaud. Il me fait toute sorte de farces à la cuisine et à la grange... Je tiens pourtant à savoir une belle foi& s' il me vole quelque chose. Cependant, il y a des-occasions où c' est bien commode d' avoir un servant n' est pas ?) 9. A Ormoni-dessous, je me suis laissé dire qu' aux Planches, dans le chalet D., il y avait un servant qui faisait bonne garde. Quelqu'un s' avisait de prendre du fromage, „ Tac! le servant lui tapait sur les doigts. " On pouvait laisser la maison ouverte sans danger. „ Je sais — disait le père D. au montagnard qui me racontait ces détails — je sais que tu es entré chez moi, mais tu n' as rien touché. "

Ces quelques faits suffiront, je pense, pour faire comprendre la nature et le caractère de nos servants. Aujourd'hui leur crédit a singulièrement baissé; l' ima a fait place à des conceptions beaucoup moins fictives. Ecoutez plutôt et voyez comment les bruits mystérieux et les histoires de licol et d' écurie vont s' expliquer:

„ Depuis longtemps et souvent — me disait cette année un vigoureux montagnard des Avants — on trouvait en effet par ci par là dans les écuries deux génisses sans cornes, attachées ensemble le matin an même licol. Nos vieux disaient: „ Lé lu Servan !" Et bien, je me suis mis à surveiller pendant quelques nuits et savez-vous d' où cela venait? Mes genissons s' étaient rapprochées, puis se grattaient, se léchaient si bien qu' à force de se faire des caresses, la tête d' une des bêtes venait parfois à passer dans le licol de l' autre „ N' é don pas dei Servan... Lé dai pian! ( Des poux. ) „ Dai pian !" avouez qu' on ne peut pas tomber plus d' aplomb en plein réalisme!

Il en est de même de l' explication suivante que je recueille dans la même contrée: „ Du temps de mon père — m' a raconté un habitué des hauteurs de Clarens — nous avions une vache qu' on avait surnommée le Servan, parce que, pendant la nuit, on entendait fréquemment frapper sur sa „ bambane " ou „ son gros toupie " ( cloche ). „ Lé bin lo tonnerre se ne t' accroutze !" dit mon père. ( Traduction: il faut que je t' accrocheIl se cache à l' étable, entend le son, allume soudain... qu' était? C' était la vache voisine qui s' était un peu tournée et frappait cette grosse „ bambane " de la queue. " L' Hauskauairou était donc ici tout simplement la queue d' une brave et paisible „ Pinson " ( nom fréquent donné à une vache: pigeon ).

Ailleurs encore ce qui a été mis sur le compte du servant doit l' être sur celui du vin et de la boisson; le servant est un bon coup qu' on fait boire. Exemple: II n' y a pas très longtemps, deux compères volaient du bois dans la forêt de Jordani sur Charnex. Ce n' était pas la première fois. Ils avaient beaucoup plus peur du garde-forêt que du servant. Aussi un des deux larrons faisait-il sentinelle: „ On se le veillait. " qu' apparut le forestier, force fut bien de lui faire bonne mine et de s' en tirer par la ruse. Bacchus ici, bon servant, donnera bien un coup de main; aussi, „ en avant la barilleet le garde-forêt, aussi buveur que ravi, se laisse traiter et boit plus qu' à sa soif. Qu' arriva? Il ne fut question de rien; le protecteur attitré des hêtres et des sapins vit tout en rose et, une fois complètement dans les vignes, poussa la complaisance jusqu' à aidei' à traîner jusqu' à Charnex le bois dérobé. Notez bien en outre, ce qu' il y a de plus joli, c' est qu' un de ceux qui faisait ainsi main basse sur le bien communal était un municipal, réputé très bon enfant... Mais, gare au lendemain! Lorsque les fumées du vin eurent dit adieu au cerveau de... l' intelligent et trop altéré forestier, il se rendit vaguement compte qu' il avait fait une bêtise. Se méfiant d' avoir été le jouet d' un mauvais tour ou d' une embûche des mieux caractérisée, désireux de réparer les accrocs faits à sa dignité, il crut sage d' aller à la recherche d' un des larrons. Hélas! bien mal lui en prit, car à peine avait-il commencé une honnête et com-pendieuse explication avec le peu vertueux municipal, qu' il reçut de celui-ci une telle volée de coups de bâtons qu' en rentrant, tout penaud et tout moulu chez lui, il s' écria dans toute l' humiliation de sa conscience navrée: „ Daniel! Daniel! ah! pour un forestier te voilà joli et bien recommandé! voilà ce que c' est que d' aller boire avec ces individus, on devient le servant des coquinsPauvre garde-forêt! vous avez bien dit et... nous prenons bien part!... Hélas! Il n' y a que trop longtemps que le coûteux servant, qui a nom Bacchus, fait faire chez nous bien des bêtises.

Ceci dit, je ne saurais mieux faire, chers lecteurs, en terminant ce chapitre, que de faire allusion et de vous renvoyer à la charmante poésie de Juste Olivier, intitulée le Servant, dont il a dit si bien:

„ C' est moi, dans la nuit, qui chemine De la grand' salle à la cuisine, De la laiterie au cellier, Du fond de la cave au grenier, Partout trottant quand minuit sonne, Sans me laisser voir à personne. Je monte en boitant l' escalier; Mes pas pesants le font plier; Ou bien, suivant mon gai caprice, D' une rampe à l' autre je glisse. La servante, alors, dans son lit S' éveille, m' entend et pâlit. Puis, se tournant vers sa compagne, Que la frayeur à son tour gagne: „ Ecoute! dit-elle, c' est lui! „ Il est en colère aujourd'hui. " Moi, d' une marche alerte et fine, Je m' en approche et les lutine. De leur front je tire les draps; A. Ceresole.

Doucement, le long de leurs bras, Je pose un doigt, puis deux, puis quatre, Au risque de me faire battre; Mais prst! je gagne amont, sans mal; À peine amont, je .suis aval; Je les chatouille, je les pince, Et la marque n' en est pas mince.

„ C' est lui !" disent-elles tout bas, À la fin, sans autre embarras.

Puis je m' en vais dans la prairie, Leur laissant pour toute féerie Le rat grattant la boiserie.

Pour moi, j' ai suivant la saison Le coin du feu, le vert gazon, Et j' aime, avant tout, la maison. De l' étable, on le foin abonde, Soir et matin, je fais la ronde; Là sans que la génisse gronde, Plein cette noix, mon gobelet, Plein ma grande noix, s' il me plaît, J' ai de la crème de chalet.

Quand les nuits inquiètes Rouillent ma voix, Je tourne avec les girouettes Des toits.

Posté sur le mur sombre, Jamais rêvant, J' entends, je vois tout, même l' ombre Du vent.

Celui que je rancune, Par moi surpris, S' il se fourvoie au clair de lune, J' en ris.

Et c' est moi, quand personne .Ne veille encor, Sur les crénaux, c' est moi qui sonne Du cor. "

Bien d' autres faits sur les servants seraient à conter encore. Ceux-ci suffisent. Peut-être, dans des articles subséquents, raconterai-je ici d' autres légendes de nos Alpes vaudoises ayant trait aux fées, aux mauvais génies, à la sorcellerie, aux apparitions, ainsi qu' à divers sujets.

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