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Les naturalistes Thomas et leurs amis

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR LE PROFESSEUR FLORIAN COSANDEY, LAUSANNE

En 1941, la Société vaudoise des sciences naturelles et la Murithienne célébraient le cinquantenaire du Jardin alpin de Pont de Nant. A son origine, ce dernier avait été baptisé « La Thomasia », ce qui nous engagea à rechercher qui était ce Thomas dont on honorait ainsi la mémoire.

Ayant pu rassembler d' assez nombreux documents, la chance nous fut donnée de connaître des descendants de la famille Thomas, et cette enquête, portant sur plus d' un siècle de vie vaudoise, nous a permis de faire revivre non seulement l' histoire d' un homme, mais celle de quatre générations de Thomas. Cette étude a paru dans la Revue historique vaudoise en 1942 et les pages qui suivent en sont des extraits. Nous y retrouverons le climat sous lequel vivaient les montagnards et les naturalistes de chez nous peu avant la création du Club alpin.

1 Texte d' une communication faite le 18 mai 1963 à la séance académique de la fête du centenaire de la section des Diablerets.

5 Die Alpen - 1964 - Les Alpes65 Vers 1740 vivait aux Plans sur Bex une famille Thomas dont l' existence était semblable à celle des autres familles du' hameau en ce sens que chacun travaillait assez durement etn' étaitni riche ni pauvre.

On était paysan, berger, bûcheron, chasseur, les jours s' écoulaient tous pareils, monotones peut-être, mais comment vivre autrement?

On parlait peu. La politique, chez nous, n' existait pas. Le canton de Vaud s' appelait Pays de Vaud, et Berne était loin, derrière les montagnes.

En 1760, Albert de Haller, alors directeur des Salines, habitait au château de Roche. Parmi ses fonctions il avait la charge d' administrer les forêts et d' entretenir les canalisation amenant l' eau salée des sources du Chamossaire et du bassin de la Gryonne.

De Haller parcourait avec passion les forêts et les montagnes en récoltant des plantes pour sa future et monumentale Histoire des plantes de la Suisse.

Il devait rencontrer Pierre Thomas, robuste montagnard, qui l' étonna par son sens inné et profond de la nature. Il le fit nommer forestier, et les deux hommes, animés d' un commun amour des plantes, ne tardèrent pas à se her intimement.

Lorsque le patricien bernois fut contraint par son âge et sa corpulence de renoncer aux longues et pénibles randonnées, il put utiliser les services de son forestier qu' il avait formé à la récolte des plantes, qui savait les découvrir et les préparer, et qui rapportait de précieuses indications sur leur habitat et leur extension.

L' illustre savant appréciait la simplicité de Pierre Thomas et l' accueil qu' il recevait dans son chalet des Plans.

De Haller ne resta que six ans à Roche. Lorsqu' il quitta la terre romande, en 1764, son ami Thomas prit une demi-retraite, mais son fils, Abraham, le remplaça dans ses fonctions de forestier. Le grand savant bernois avait allumé dans l' humble maison Thomas un foyer de curiosité et de science qui devait briller pendant trois générations.

Abraham Thomas, fils unique, avait hérité des dons paternels. Il avait accompagné son père et de Haller dans les expéditions qu' ils entreprenaient dans les Alpes vaudoises, les vallées reculées du Valais et des Grisons, et jusque dans les Alpes italiennes.

Beaucoup de naturalistes commençaient de connaître les Thomas et s' arrêtaient volontiers dans leur maison de Fenalet où la famille était descendue quand le petit commerce des plantes avait peu à peu pris de l' importance.

Abraham Thomas, écrit Eugène Rambert, était un de ces savants qui n' ont pas beaucoup de savoir mais qui ont le génie de l' observation et qui, souvent, font plus pour la science que ceux qui ont tenu tous les livres et traversé toutes les théories.

Il avait épousé Marie-Suzanne-Catherine Echenard, des Ormonts, une femme intelligente et spirituelle qui aimait à lire des récits mythologiques.

Un jour, assise dans sa cuisine, au milieu d' une belle récolte de pommes, elle interpella malicieusement un étudiant en médecine: « Prenez garde, Monsieur, à la colère d' Apollon qui sera jaloux de vous à cause de son fils Esculape! » La maison Thomas respirait le travail et l' intelligence. Lorsqu' Abraham fut nommé Justicier et Conseiller de Bex, madame la Justicière sut recevoir avec grâce et simplicité les hôtes de son mari, parmi lesquels le poète allemand Matthison, Jacques Roux, botaniste genevois, Louis Perrot, naturaliste de Neuchâtel, le doyen de Coppet, pasteur à Aigle, Gaudin, pasteur à Nyon.

Rosalie de Constant passa deux mois de l' été 1804 à Fenalet, chez les Thomas. Abraham apportait « à la demoiselle » des fleurs qu' elle dessinait avec autant de poésie que de science et qu' elle déterminait avec lui.

Le Valais était, comme aujourd'hui, le grand jardin naturel où la recherche des plantes conduisait Abraham. Rambert a narré une aventure qui serait arrivée à Thomas et ses compagnons arrivant pour la première fois à Zermatt:

La population s' effraya de ces étrangers armés de couteaux et de pioches, et munis d' énormes boîtes, telles qu' on n' en avait jamais vu dans le pays. Des groupes se formèrent, on se consulta, on chuchota, chacun fit part de ses observations et de ses soupçons, si bien que tout Zermatt fut convaincu que ces étrangers étaient des espions qui venaient observer les passages de la vallée, dans l' in évidente de les franchir au retour avec les moutons qu' ils pourraient voler sur les hauts alpages. Aussitôt la foule se porta devant la maison du curé, la seule du village où il fut alors possible de trouver un logement et le somma de livrer les hommes qu' il venait de recevoir, attendu que ces hommes étaient des espions. Ce bon curé eut toutes les peines du monde à calmer ses paroissiens, il dut répondre personnellement des larcins de ses hôtes et, pour les mettre à l' abri de toute injure, il les accompagna dans leurs courses.

Thomas eut bientôt une grande famille à nourrir et son petit domaine ne suffisait pas, aussi eut-il recours aux ressources que lui procurait la vente de plantes, de cristaux, de minéraux et d' un thé suisse dont Haller avait composé la formule. Mais il ne tira point fortune de ce modeste commerce et, le plus souvent, son hospitalité trop large fit entrer un peu de gêne dans le ménage.

Un jour, au Saint-Bernard, Abraham rencontra un jeune chanoine, Laurent-Joseph Murith, qui devait devenir le botaniste du Valais et son plus fidèle compagnon.

Ecoutez, entre parenthèses, les savoureux conseils que donne Murith à propos d' une course à Létroz et Trient:

Je conseille aux voyageurs qui voudront suivre mes traces de prendre des provisions car ils ne trouveront dans ces contrées que du vin, du pain de seigle, du lait, du beurre et du fromage.

Des sept enfants d' Abraham, quatre moururent jeunes. Un cinquième, devenu médecin, mourut à Cagliari, le sixième, de santé débile, vécut surtout dans le Midi où il avait été nommé inspecteur des forêts. Le septième, Emmanuel, resta au pays où il continua l' œuvre familiale.

La famille Thomas avait quitté Fenalet vers 1810 pour s' installer aux Dévens, petit hameau au pied de la vallée de la Gryonne.

Emmanuel Thomas semble avoir reçu au plus haut degré les qualités physiques et intellectuelles de son père et de son grand-père: intelligence, bon sens, franchise et bonté. Propriétaire de champs et de vignes, il assumait encore la charge de garde-forestier et de surveillance du flottage des bois.

Le hameau des Dévens n' avait que quelques maisons appartenant pour la plupart aux Salines et occupées par des ouvriers des mines et des paysans. Emmanuel habitait la Maison rouge qu' il avait entourée d' un jardin botanique, et son voisin, le directeur des mines de sel, n' était autre que Jean de Charpentier. Celui-ci avait eu l' idée de modifier le procédé d' extraction du sel en tirant ce dernier du roc sale lui-même, ce qui valut aux Salines une nouvelle prospérité.

Charpentier aimait aussi la botanique et il aménagea un second jardin, mais avec des plantes exotiques surtout, autour de sa maison aux volets verts et blancs que l' Etat de Vaud avait construite pour son directeur des Salines.

De tous côtés on demandait des plantes et des graines à Thomas qui en fournissait ainsi à des collectionneurs, des jardins et des musées. En 1837, un de ses catalogues offre 614 genres et 2506 espèces. Les envois étaient transportés par messagers ou par diligence, dont la fameuse « Dame du Lac » assurant le service entre Villeneuve et les bains de Bex.

Les Rovéréaz demeuraient également aux Dévens, devenu un petit centre de culture, que Schnetzler appelait une « académie sans palmes et sans fauteuils », où se rencontraient, dit Ram- bert, la haute science sûre d' elle, ayant ses bases, ses méthodes, et cette science naive qui n' est qu' ardente curiosité, finesse d' observation, et qui suppose avec la nature je ne sais quelle secrète et particulière intimité.

Le cénacle des Dévens accueillit ainsi Louis Agassiz, venu étudier les phénomènes glaciaires auprès de Charpentier, de Candolle, le Dr Lebert de Bex, Jean Muret, Elie de Beaumont, Oswald Heer, Venetz, et bien d' autres naturalistes de passage.

C' est aux Dévens que Charpentier se mit à étudier à fond la question du mouvement des glaciers, pour mettre un terme aux polémiques qu' avaient fait naître les idées étranges d' un chasseur valaisan Perraudin et de l' ingénieur Venetz.

Dans le voisinage des Dévens se trouvent de gros blocs dont l' examen minutieux devait amener Charpentier à confirmer entièrement les hypothèses de ses adversaires en démontrant que ces blocs avaient été apportés par le petit glacier descendu le long de la vallée de l' Avençon et arrêtés par la grosse masse du glacier du Rhône.

Les maisons de Charpentier et d' Emmanuel Thomas étaient donc voisines et les deux amis se voyaient ainsi constamment.

Le Dr Lebert a rappelé quelques souvenirs personnels:

Après le souper, chacun travaillait de son côté. A dix heures, Charpentier posait son livre ou sa plume. Alors commençait cette conversation dans laquelle les sujets les plus divers étaient passés en revue, causerie qui faisait si bien oublier le temps que, lorsque à onze heures V aimable savant faisait apporter du meilleur vin de sa cave dont il usait d' ailleurs très modérément, nous devenions d' heure en heure plus animés, et la conversation était si pleine de charme qu' il fallait un grand effort de raison pour se séparer à une heure avancée de la nuit.

D' autres fois, Thomas arrivait portant sous son bras quelque rareté vinicole, une bouteille de moût exquis, de vin de paille bien réussi...

Un des amis les plus fidèles des Dévens fut Jean Muret, juriste qui fut juge au tribunal d' appel jusqu' à la révolution de 1845, puis membre et président du Grand Conseil vaudois.

Passionné de botanique, il parcourut en tous sens les Alpes vaudoises, le Valais et l' Engadine, avec Emmanuel Thomas et, plus tard, avec le fils de ce dernier, Jean-Louis... sans, toutefois, dépasser 2500 à 2800 m puisqu' il n' y a plus de fleur au-delà!

Emmanuel Thomas était connu à l' étranger. Son passeport mentionne des voyages en Italie, en Autriche, en Sardaigne, à Londres. Il faisait le plus souvent à pied une partie du trajet et nous avons eu entre les mains son journal de route relatant un Voyage des Dévens à Paris par Neuchâtel, Besançon et Joinville.

Parti des Dévens le 21 mai à midi, il atteignit Paris le 3 juin, ayant parcouru 82 lieues la dernière semaine, non sans avoir cueilli des masses de plantes tout au long de sa route.

Rappelons que c' est lui qui, avec trois amis décidés, prit l' initiative d' utiliser la source thermale de Lavey.

Emmanuel eut d' abord trois filles, puis, en 1824, arrive un fils qui sera Jean-Louis et habitera la « maison grise » que son père s' était promis de construire si le ciel lui donnait un héritier pour lui succéder dans le commerce des plantes.

Dans cette maison, toutes les salles du bas étaient réservées aux collections et aux magasins.

A la mort de Charpentier, en 1855, suivie de celle d' Emmanuel quatre ans plus tard, Jean-Louis, qui, bien entendu, a été entraîné et initié à la récolte des plantes, continuera l' œuvre avec la même bienveillance que précédemment.

Et les Dévens connaîtront une nouvelle génération de naturalistes parmi lesquels Leresche, Favrat, Rosine Masson, Rambert, Louis Dufour, Adolphe Koella, les demoiselles Toepffer de Genève, et d' autres encore.

La plupart se retrouvaient chaque été à la pension Marlétaz aux Plans. Volontiers botanistes autant qu' alpinistes ils sont fréquemment les hôtes de la famille Thomas aux Dévens. Un botaniste français, Mouillefarine, parle avec respect de ses séjours aux Dévens... Dans la salle d' honneur où les portraits d' Emmanuel Thomas et de Charpentier nous regardaient avec bonhomie, on tirait le grand herbier range par ordre alphabétique dans des casiers de sapin, et l'on travaillait en goûtant le vin doré de sa vigne. L' hospitalité vaudoise est inflexible sur ce point!

Et le Français décrit avec beaucoup de saveur sa dernière rencontre avec Jean-Louis:

Je descendais de la Dent de Morcles... je vois apparaître deux grands corps bizarrement charges. Ils arrivent à moi et l'on se reconnaît. C' était Jean-Louis Thomas qui faisait faire à Henri, son fils, la course que 130 ans auparavant Haller avait assignée à son bisaïeul Pierre... Ils portaient leurs boîtes non en bandoulière comme nous, mais posées transversalement sur une grande hotte vaudoise, Ils avaient l' air d' aller au marché par 2900 m d' altidude.,.

Mais chez les Thomas, les préoccupations commerciales rencontrent la concurrence. Si les botanistes continuent d' avoir recours aux collections des Dévens et aux guides que sont les Thomas, ils ne séjournent plus dans leur maison. Les communications sont maintenant faciles, on peut rentrer à la maison le soir d' une excursion.

La botanique se centralise dans les instituts et les musées. Les jardins se multiplient.

Les clients des Thomas diminuent et il faut bientôt se résoudre à vendre le bel herbier familial.

Les derniers Thomas quittent l' un après l' autre les Dévens pour reprendre la vie des bois et des champs.

En 1883, peu avant sa mort, Jean-Louis eut la joie de recevoir les lignes suivantes de son ami Eugène Rambert, alors président central du Club Alpin Suisse:

Le Club alpin prépare une exposition à Zurich dans laquelle devront figurer tous les hommes qui ont acquis une célébrité en contribuant à faire connaître les Alpes et en les explorant.

Peintres, poètes, naturalistes, tous y sont admis. Ce sera une sorte de panthéon des alpinistes... Nous désirerions vivement que votre père Emmanuel Thomas y occupât la place qu' il mérite, au milieu de ses pairs... Je vous fais cette demande au nom du Club alpin tout entier et particulièrement de la section des Diablerets.

Votre père n' est pas le seul membre de votre famille qui mériterait défigurer dans ce groupe d' hon. Je désirerais aussi y voir figurer votre grand-père, n' avez rien de lui?

Charpentier et Jean Muret ne manqueront pas dans la compagnie.

Jean-Louis meurt à Noël 1886, ayant peu de temps auparavant gravé pieusement le nom de Jean de Charpentier sur le plus gros bloc erratique des Dévens, ce bloc qui repose aujourd'hui contre l' église de Bex.

L' histoire était finie de ces montagnards-naturalistes qui, successivement, avec de Haller, Charpentier et Muret, furent pendant plus d' un siècle les animateurs modestes d' une science originale et généreuse, témoignant de cette sobriété, de cette honnêteté, de cette sagesse, de cet équilibre tant mental que physique que la montagne offre à ceux qui savent l' aimer sous tous ses aspects.

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