Les séracs du glacier de Khumbu | Club Alpin Suisse CAS
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Les séracs du glacier de Khumbu

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 3 illustrations ( 102—104 ) Une expédition à l' Himalaya, c' est dans sa plus grande partie une entreprise de transport. Au début, ce transport se fait par train, bateau, camion, puis par coolies, et depuis le camp de base, ce sont les Sherpas qui ont pour mission de porter l' énorme matériel sur les flancs de la montagne visée.

Les Sherpas sont une caste, habitant les montagnes. Leur centre est Namche Bazar. Ces indigènes font un grand commerce avec le Thibet, le Népal et l' Inde. Tout se porte à dos d' hommes, de femmes et d' enfants. Il ne semble pas y avoir de bêtes de somme dans cette partie du pays. Les chemins sont trop escarpés et les animaux de bât paraissent trop compliqués à nourrir.

Lors de notre marche d' approche nous avions croisé et marché avec plusieurs familles qui, les uns, emmenaient leurs poulets dans de grandes corbeilles en bambous posées en travers de leurs hottes; les autres avaient été chercher du riz et amenaient la provision dans leur village où ne poussent que les pommes de terre. Toute la famille chargée au maximum voyageait en même temps que nous. Le père devait porter dans les 70 kilos. La mère probablement 50 kilos, tandis que les jeunes filles et jeunes garçons de 12 à 15 ans s' appuyaient des charges de 30 à 40 kilos. On comprend que celui qui a passé sa vie à porter de pareilles charges ne trouve pas cela extraordinaire.

Les premiers Sherpas ou porteurs de haute montagne furent choisis parmi les meilleurs éléments des troupes Gurkhas pour les premières reconnaissances et expéditions à l' Everest en 1921 et 1922. Presque tous étaient des habitants des vallées sud de l' Everest. Peu à peu il s' est établi une tradition, et ces porteurs spécialistes ont pris part à un grand nombre d' expédi. Ils ont voyagé avec des Allemands, des Français, des Italiens, des Suisses, des Anglais, des Japonais et des Hindous. Lorsqu' ils dépassent les 8000 mètres, ils reçoivent le titre de « Tigre » qui veut dire qu' ils sont spécialement forts et qu' ils résistent à l' altitude. Leurs villages sont situés entre 3000 et 4000 mètres, de ce fait ils ont une certaine accoutumance. Mais cela ne veut pas dire qu' ils résisteront à des altitudes de 7000 à 8000 mètres. Certains ont des maux de tête, d' autres ont le vertige, etc.

Notre équipe de Sherpas est de tout premier choix, à commencer par Tenzing, leur sirdar ( chef ). Il est dans la pleine force de l' âge et il est difficile de se représenter le nombre d' expéditions auxquelles il a déjà pris part. Pour en donner une petite idée: il a été déjà quatre fois à des tentatives à l' Everest par le nord. En 1947, au Kedarnath ( 6940 m .), il faisait partie de notre cordée avec Dittert et moi-même. Dans la partie sommitale la neige bottait sous les crampons, elle était très lourde. Dittert et moi enlevâmes nos crampons tandis que Tenzing prit la tête, ses crampons aux pieds, et fit les traces jusqu' au sommet comme si de rien n' était.

II y a eu de nombreux accidents et de grosses catastrophes parmi les Sherpas. Le mien, Arjeeba, est le frère de celui qui, au Nanga Parbat en 1934, est redescendu après une semaine de tempête, alors que 3 Allemands et 5 autres Sherpas étaient morts d' épuisement.

Il y a deux choses que j' admire chez les Sherpas: premièrement c' est leur amabilité sans limite avec n' importe quel individu. Année après année ils voyagent avec de drôles de types si l'on peut dire. Celui-ci est avare, celui-là est fou, ce troisième est vantard et ne connaît pas la montagne, et ainsi de suite. Le Sherpa est toujours le même; arrivé au camp, il monte la tente, gonfle le matelas pneumatique, installe le sac de couchage, vous aide à changer de chaussures, prépare la nourriture, en un mot, il fait tout. Si la tempête est déchaînée, il vous apporte la soupe et le thé chaud dans votre tente, alors que vous êtes couché dans les duvets bien chauds. Quand il neige ou qu' il pleut, il vous donne son imperméable et se laisse mouiller. Quand il fait froid, vous grelottez dans vos chandails spéciaux, lui est en chemise et vague insensible à ses occupations. Mais tout ceci n' est rien encore, la seconde chose que j' admire chez le Sherpa, c' est la façon dont il s' aquitte du transport en haute montagne et spécialement dans notre cas.

Nous sommes remontés la langue du glacier de Khumbu avec nos coolies, jusqu' au pied de la terrible chute des séracs de 800 mètres de dénivellation. C' est le premier des trois obstacles importants qu' il nous faut surmonter pour atteindre le sommet de l' Everest par le sud. Ces séracs n' ont pas livré passage à Shipton et à son équipe qui les ont explorés en automne 1951. Deux tentatives de Dittert, Chevalley, Aubert et Lambert, parmi d' invrai tours de glace, avaient échoué. D' un camp placé au milieu du dédale, Flory, Asper, Hofstetter et moi avions tenté notre chance sur la gauche, on les séracs sont dominés par un versant de 1500 mètres couvert de glaciers suspendus et sillonnés de couloirs d' avalanches. A première vue, il paraît interdit de monter de ce côté, mais après réflexion, c' est le seul endroit où l'on puisse franchir les séracs, car les nombreuses avalanches ont bouché certaines crevasses et permettent de passer. C' est ainsi que nous étions montés presque jusque sur le plat du Khumbu supérieur on une dernière crevasse nous barrait complètement la route. Après avoir cherché à gauche et à droite pendant plus de deux heures, nous étions prêts à tenter un dernier chemin désespéré. Il nous fallait passer contre la montagne à gauche sous une muraille de glace bleue, gorgée de blocs prêts à tomber. Hofstetter nous avait dégonflés et nous étions rentrés battus. Pendant la nuit, Asper avait pensé à se penduler sur un bouchon de neige dans la crevasse pour grimper de l' autre côté. On sait que le pendule n' avait pas réussi, mais qu' en revanche, il était descendu une vingtaine de mètres dans le fond de la crevasse et qu' il avait réussi à remonter de l' autre côté. Une quadruple corde avait été ancrée par des croix dans la neige des deux côtés de la crevasse et un pont de cordes était ainsi installé. Le jour suivant, Lambert, Aubert, Dittert et Chevalley montaient avec les Sherpas et des charges de 20 kilos. Pour les passer par-dessus la crevasse, Lambert installa une nouvelle corde, sur laquelle les ballots coulissent à un mousqueton. Le transport journalier des charges s' organise ainsi tout simplement. C' est presque incroyable et c' est grâce surtout aux merveilleux Sherpas. Nous allons voir comment. Chaque matin, ils partent du camp I au pied des séracs, crampons aux pieds, encordés à trois ou à quatre. La voie à suivre est tout d' abord facile, puis elle se faufile parmi des tours de glace, des accumulations de blocs et des crevasses. Il faut passer gauche ou à droite, surmonter des murs, passer à l' aval de grands blocs qui risquent de basculer. Chaque jour, certaines crevasses s' ouvrent davantage, de sorte qu' au bout de quelque temps il faut changer l' itinéraire, faire de nouveaux crochets, chercher de nouveaux ponts. Au bout de deux heures et demie de marche, on arrive à mi-hauteur de la chute de séracs, sur une sorte de replat formé de gros blocs fendus. C' est un peu comme les blocs d' une ville, mais au lieu d' être séparés par des rues, ils sont séparés par des crevasses. Sur le premier bloc se trouvent quatre tentes dont une pour la cuisine, sur l' autre trois tentes pour les Sherpas. C' est le camp IL De là l' escalade se poursuit dans un petit couloir qui se dirige à gauche, puis commence un circuit parmi les fentes des cônes d' accu des avalanches et des chutes de glace descendues des parois du contrefort ouest de l' Everest.

Ce circuit ne serait rien s' il ne s' agissait que de monter, de franchir en équilibre les ponts de glace et de se faufiler entre les blocs. Ce qui est désagréable, c' est qu' on est constamment exposé aux glissements de toutes sortes. On s' en rend compte en regardant les tranches des crevasses, qui ne montrent pas une belle glace striée, mais un amas de pierres, de neige sale et de blocs de glace de toutes formes. Au-dessus de nos têtes, les séracs accrochés à une pente de 1500 mètres de dénivellation sont prêts à se déclencher. L' autre jour, deux avalanches de glace ont glissé. La première, une demi-heure avant le passage de la caravane, l' autre, une demi-heure après. C' était très bien ainsi! Il se pourrait pourtant que la caravane passe une demi-heure plus tôt ou plus tard. On sort heureusement de cette zone menacée pour arriver par de nombreux détours à la crevasse où a été installé le pont de cordes. Les charges sont déposées et coulissées à la corde les unes après les autres, ce qui prend passablement de temps. Encore une demi-heure de marche entre d' énormes fentes dans lesquelles on pourrait cacher de grandes maisons locatives amène au camp III, situé entre plusieurs crevasses sur une terrasse inclinée. Du camp III on voit le fond du Khumbu supérieur fermé par les pentes du Lhotsé de 8500 mètres d' altitude. Ce sommet est flanqué d' un glacier peu incliné. A gauche, les couloirs qui rejoignent le col sud-est de l' Everest et par-dessus l' épaulement ouest, on voit émerger le Sommet Sud de l' Everest. Au sud, le glacier est flanqué par le long et terrible versant nord du Nuptsé. Il est raviné de couloirs bleutés de glace et de crêtes ciselées de neige qui reste accrochée. Le site ne manque pas de grandeur, il est même un peu trop sauvage.

Sur ce parcours, du camp I au camp III, un matériel considérable d' équipement et de nourriture pour 20 hommes, pendant trois semaines, doit être transporté. Il a été réparti en charges de 20 à 25 kilos et, chaque jour, les Sherpas montent ces charges. Ils sautent les crevasses, passent les ponts en équilibre, se faufilent sous les tours, se balancent d' un bloc à l' autre, avec une aisance extraordinaire. Nous-mêmes les accompagnons le plus possible pour rectifier le passage si un bloc s' est rompu et pour porter secours si une charge basculait dans un de ces nombreux gouffres. Ces transports sont d' autant plus étonnants que le sirdar Ang Tharkay, chef des porteurs de Shipton, après avoir fait la reconnaissance de l' automne 1951, avait dit à Tenzing: « Vous ne monterez pas une seule charge sur le glacier de Khumbu supérieur. » Or, auj ourd' hui 10 mai, ces séracs ont été escaladés tous les j ours, depuis le début du mois, par une moyenne de six Sherpas par jour. Ceci constitue 60 charges, amenées au camp III. Celui qui n' a pas vu et vécu ce transport, ne le croirait pas. Tous mes camarades et moi sommes absolument émerveillés de cette performance qui n' est pas la nôtre, mais bien celle des Sherpas. Comment ils font et comment ils tiennent le coup, cela reste incompréhensible.

A peine avions-nous trouvé la sortie et installé le pont de cordes que Lambert, Aubert, Dittert et Chevalley étaient venus nous relayer pour accompagner les transports.

Dittert et Chevalley s' étaient installés au camp III pour pousser une reconnaissance au fond du glacier et examiner l' emplacement du camp IV et les pentes du Col Sud.

Puis ce fut notre tour de remplacer Aubert et Lambert et d' accompagner les transports. Tandis que nous nous relayons, les Sherpas eux sont toujours les mêmes et leur travail est bien plus pénible. Et puis il y a ce passage exposé aux avalanches qu' il faut faire chaque jour, c' est bien désagréable. Souvent nous demandons aux Sherpas s' ils ont peur. Chaque fois, ils nous disent que non, car ils recommandent leur âme à leur dieu, et c' est ce dernier qui décide de leur sort. Ainsi la chose est en règle. Avant de passer le pont de cordes, Dawa Thundu marmotte chaque fois une petite prière.

Maintenant le plus gros est fait. Les transports se continuent du camp III au camp IV, au fond du glacier. Sept Sherpas font ce trajet de trois heures tous les jours.

Flory, Asper, Lambert et Aubert sont installés au camp IV et tentent de monter au Col Sud. Dittert a dû rentrer momentanément jusqu' au camp de base pour régler les derniers détails du ravitaillement et pour descendre Sarki souffrant de malaria. Du camp I, deux jeunes aides-cuisiniers et Migma Tenzing et Gyalzen qui ont le vertige ou bien ne supportent pas l' altitude montent des charges journellement jusqu' en haut des séracs. Ils les laissent au pont de cordes et redescendent. De retour du camp IV, les Sherpas supérieurs vont les chercher dans l' après. Ils les passent par-dessus la crevasse au pont de cordes et les amènent au camp III.

Si la suite de l' expédition n' apporte pas de nouveaux résultats, celui du transport du matériel au travers des séracs de Khumbu, s' il n' est pas brillant en lui-même, est un très beau succès, et il permet de construire et de pousser de l' avant. Nous avons gagné le premier round; mais l' Everest est grand et il garde certaines défenses. L' avenir nous apprendra qui est le plus fort. Je crois que notre gros adversaire a plus de chances de son côté que nous du nôtre.

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