Les talons de Hadow | Club Alpin Suisse CAS
Soutiens le CAS Faire un don

Les talons de Hadow

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Frédéric Montandon

( Recherches sur la cause de la catastrophe du 14 juillet 1865 ) Avec 1 illustration ( 88 ) ( Genève ) En lisant l' Alpinisme anecdotique du regretté Ch. Gos — ouvrage paru en 1934 —, j' avais été frappé par un détail extrêmement caractéristique au sujet de l' équipement de D.R. Hadow, l' une des quatre victimes de la célèbre catastrophe du 14 juillet 1865, au Cervin. Ch. Gos, en rendant compte d' une visite qu' il avait faite au Musée du Cervin de Zermatt, s' étend longuement sur la description d' un soulier retrouvé sur le glacier du Cervin ( le surlendemain de la chute fatale ) et qui avait appartenu à Hadow. Il donne des détails sur la bizarre armature qui, au lieu de clous, garnit le talon: ce talon de métal en fer à cheval, d' une seule pièce, dit-il, et portant en relief d' étranges stigmates en forme de capitales. Il insiste sur l' usure que cette pièce présente à l' extrémité de la courbure; puis, quelques lignes plus loin, il conclut ainsi: Se hasarder en haute montagne avec une ferrure pareille, c' était s' exposer aux risques d' une glissade presque inévitable.

La lecture de ces quelques passages est bien faite pour étonner, car, parmi les innombrables récits, études et discussions qui ont paru entre 1865 et 1934, pourquoi n' en trouve-t-on aucun qui fasse mention de cette fameuse armature? Whymper, notamment, n' y a jamais fait allusion, ni H. Dübi et Paul Montandon dans leur étude très documentée Zum Matterhornunglück vom 14. Juli 1865 ( Les Alpes, t. V, juin 1929 ). Ch. Gos lui-même n' en parle plus dans ses Tragédies alpestres ( 1940 ), et je n' ai pas trouvé que l' Alpine Journal, dans les années 1934 à 1938, ait relevé ce que Gos en avait dit.

Et pourtant, l' armature en question existe; Gos ne l' a pas inventée, et moi-même, dans une récente tournée dans la vallée de la Viège, j' ai eu grand intérêt de l' examiner à loisir. Si elle a fortement retenu mon attention, c' est que, dans une ascension aux Diablerets, versant d' Anzeinde, par le mauvais temps, j' ai eu l' occasion d' en contempler une toute semblable. Notre cordée se composait du guide Henri Aulet père et de trois jeunes gens de 18 à 21 ans. Après le passage de la « Ceinture Blanche », Aulet se trouva, à un moment donné, au-dessous de ses apprentis-alpinistes; soudain éclata une terrible algarade: il venait de remarquer que les talons de l' un de ceux-ci avaient des garnitures métalliques, lisses et en forme de fer à cheval. J' ai eu la curiosité de rechercher mes notes de cette époque, et j' ai trouvé, sous la date du 23 août 1900, le passage suivant: — X est mal équipé,... il a une canne au lieu d' un piolet, et des souliers misérables qu' il a acheté en Australie Occidentale, à Coolgardie, avec une espèce de fer à cheval à son talon, au lieu de clous. Cela pourrait lui coûter la vieAujourd' hui, c'est-à-dire 50 ans après, j' ai réalisé que, grâce à Aulet, qui avait vu ( par hasard ), nous avons pu nous tenir sur nos gardes en 1900, tandis qu' en 1865, personne n' avait vu les « fers à cheval » de Hadow ( ou bien: personne n' en a parlé ).

D' aucuns pourront objecter qu' il n' y a qu' un mince intérêt à revenir sur un « fait nouveau » qui a déjà été signalé il y a une quinzaine d' années, par Ch. Gos. D' autre part, on est bien obligé de constater qu' il restait à examiner jusqu' à quel point la ferrure de Hadow a influé sur la chute des quatre premiers de la cordée. Comme il a pu y avoir là une relation directe de cause à effet, il semble qu' après une étude minutieuse des faits, on devrait pouvoir arriver, autant que possible, à une conclusion positive, laquelle répondrait à cette question angoissante: « Pourquoi Hadow a-t-il glissé? » Mon intention n' est pas de rappeler tous les faits et gestes de ce malheureux jeune homme durant les derniers jours de sa vie. Cependant, si l'on veut se faire une idée claire de la genèse de la catastrophe, il est indispensable de rappeler les points essentiels suivants:

1° Lorsque, le 12 juillet, Whymper s' est enquis, auprès de Hudson, des capacités de Hadow — âgé de 19 ans —, Hudson a répondu, entre autres: Mr. Hadow has done Mont Blanc in less time than most men. ( Ed. Whymper, « A Guide to Zermatt and the Matterhorn », 1897, p. 56. ) Il s' agit ici d' une ascension effectuée trois jours auparavant, en compagnie de T.S. Kennedy et d' autres alpinistes.

2° En relatant l' ascension en question, Kennedy a constaté que Hadow n' avait éprouvé aucune fatigue, et il ajoute même: his strength and endurance were extraordinary. ( The Alpine Journal, vol. III, 1867, p. 76. ) 3° Par contre, Hadow n' a jamais été sûr de sa marche dès que se présentait la moindre complication, soit à la descente du Mont Blanc, dans la neige fondante, soit dans les rochers du Cervin. ( Ibid., et « A Guide... », p. 60. ) A l' enquête judiciaire du 21 juillet 1865, Taugwalder père a déclaré que Hadow était un très mauvais grimpeur. ( Alpine Journal, vol. 33, années 1920 et 1921, p. 239. ) 4° Quelques secondes avant la glissade fatale, dit Whymper, so far as I know, no one was actually descending. ( « A Guide... », p. 64. ) Donc, « personne ne descendait effectivement », ce qui est compréhensible puisque, en cet instant, Croz, qui était tourné contre la montagne dans le but d' assurer la position de Hadow, était en train de se retourner pour continuer la descente. Il est vrai que Taugwalder père a déclaré à l' enquête judiciaire: Pour autant que je sache, au moment où l' accident eut lieu, M. Hadow était le seul qui fût en mouvement. ( Alpine Journal, vol. 33, p. 236. ) On voit qu' ici, il y a contradiction entre Whymper et Taugwalder, mais ni l' un, ni l' autre ne sont très affirmatifs. Je croirai plutôt Whymper, par le fait que Hadow ne pouvait raisonnablement pas bouger, puisque c' était son guide ( Croz ) qui reprenait sa position de descente ( sans descendre encore ).

5° Ce qui est très typique, c'est que Hadow was not occupying a bad position, tandis que Hudson was not so well placed et que Lord Douglas could neither move up nor down. ( Ibid., p. 64. ) Lorsque, après la chute des quatre premiers, les trois survivants passèrent par cette position ( que chacun avait déjà franchie à la montée ), Whymper examina celle-ci et constata that it was not a difficult place to pass. ( Ibid., p. 65. ) 6° En ce qui concerne le terrain, une neige fine avait rempli les interstices des rochers, et quelquefois ceux-ci étaient couverts d' une légère pellicule de glace. Malgré cela, dit Whymper, tout montagnard de force moyenne aurait pu passer sans difficulté par cet endroit. ( Ibid., p. 59. ) Ces six points montrent qu' il a dû se produire quelque chose d' insolite chez Hadow, mais quelque chose qui ne pouvait provenir ni de la fatigue, ni d' un malaise ( puisqu' il était si robuste ), ni d' un faux pas ( puisque, en l' ins critique, il ne descendait pas ). Alors, peut-être de l' équipement! Mais il n' a jamais été parlé de l' équipement ( sauf en ce qui regardait les cordes ) ni avant, ni pendant, ni après l' ascension... jusqu' à l' intervention de Ch. Gos 1. Les commentateurs d' avant 1934 ont ainsi manqué de base solide quand ils ont formulé leurs conclusions. J.P. Farrar, par exemple, a prétendu que la vraie cause de l' accident n' a été ni la glissade de Hadow, ni la rupture de la corde, mais le manque de cohérence de la caravane, laquelle avait été fortuitement formée. ( Alpine Journal, vol. 32, années 1918 et 1919, p. 31. ) A cela, il est facile de répondre que, si Hadow n' était pas monté au Cervin, la catastrophe ne se serait pas produite.

H. Dübi et P. Montandon ( Les Alpes, 1929, p. 211 ), très prudents et très logiques, sont arrivés à montrer que la cause indirecte a été la légèreté avec la- quelle Hudson — pourtant l' un des premiers alpinistes de son temps — a déclaré que Hadow était apte à escalader le Cervin: — Dadurch ist Hudson die indirekte Ursache des Unfalls geworden. Pour ces auteurs, la cause directe a bien été, sans aucun doute, la glissade subite de Hadow. Mais, n' ayant pas tablé sur la ferrure hétéroclite de ce dernier, ils n' ont pas pu expliquer pourquoi la chute a eu lieu. Par contre, Ch. Gos s' est posé la question suivante: — Cette mince usure du talon métallique, celte polissure de deux centimètres à peine, ne contiendrait-elle pas, n' exprimerait pas à elle seule la genèse de la catastrophe? ( « Alpinisme anecdotique », p. 263.Tout en me ralliant à l' essentiel de l' opinion de Gos, il me semble que ce n' est pas l' usure, la polissure, qui, « à elle seule », a déterminé l' accident, mais bien les ferrures elles-mêmes, considérées comme deux touts. En d' autres mots, si ces dernières avaient été tout à fait neuves, Hadow aurait glissé quand même. Un pareil équipement peut se montrer adéquat en Australie ou dans le Sahara, mais il devient tout simplement dangereux en pays de montagne. De plus, j' ai l' impression que le postulat de Gos gagnerait à être complété, étayé, de façon à ce que chacun pût se convaincre que ce n' est pas une cause banale qui a envoyé à l' abîme quatre hommes pleins de vigueur et d' enthousiasme.

Remarquons, en effet, que Hadow ne s' est pas affaissé, qu' il n' est pas tombé la tête en avant, comme s' il avait été atteint d' un malaise. Il n' a pro-féré ni une parole, ni un cri, et il a glissé instantanément, avec la rapidité de l' éclair, pour aller tomber, les pieds en avant, dans les reins de Croz. Que nous rappelle pareille glissade? Un homme debout sur une surface plane — trottoir ou parquet — et qui, ne se doutant pas qu' il a, sous l' un de ses pieds, une pelure d' orange, tombe et se fracture une jambe. Les bizarres ferrures de Hadow ont joué le rôle d' une pelure d' orange, d' autant plus qu' elles devaient nécessairement être mouillées par suite du suintement de la neige fondante. Ce n' est donc pas la réelle incapacité de Hadow qui a amené le drame du 14 juillet 1865, mais uniquement les ferrures de ses talons. Voilà la seule cause directe, une cause matérielle.

Cela dit, je pense que personne n' aurait le courage de blâmer Croz de ne pas avoir prié Hadow, avant de partir, de lui montrer ses semelles. De même, en 1900, lors de notre petite ascension des Diablerets, il ne nous est pas venu à l' idée de demander à Aulet pourquoi il n' avait pas mieux vérifié notre équipement. Et d' ailleurs, dans ces deux cas, l' un célèbre, l' autre obscur —, comment des guides chamoniards ou vaudois auraient-ils pu se douter que certains touristes — très rares, heureusement — se faisaient ferrer comme des mulets?

Feedback