Les Tours du Salbitschyn | Club Alpin Suisse CAS
Soutiens le CAS Faire un don

Les Tours du Salbitschyn Traversée intégrale de l' arête ouest

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Sur le versant est de la vallée de Voralp, à mi-hauteur, l' arête ouest du Salbitschyn s' élève vers le sommet du même nom. Elle est piquée de cinq pointes rocheuses dissemblables; ce sont les fameuses Tours du Salbitschyn. La Tour I, dressée sur un socle de verdure, se tient un peu à l' écart, comme si elle manifestait un respect craintif à l' égard de sa voisine, la Tour II, la plus imposante du groupe par ses dimensions Elle domine d' une grande hauteur non seulement la Tour I, mais aussi la Tour III, placée pourtant plus haut dans l' arête. La Tour III se termine, à l' est, par un à pic qui mène à une profonde échancrure. L' autre versant de cette brèche est formé de murailles menant à la Tour IV, formée d' un groupe de trois becs dont le plus aigu est une véritable flamme de pierre, presque tremblotante. Elle forme le fil même de l' arête. Une coupure la sépare de sa jumelle, tandis que la troisième pointe est détachée dans le versant sud. Une nouvelle brèche sépare ce groupe de la cinquième et dernière tour avant le sommet. Immédiatement après la Tour V, à l' est, l' arête s' abaisse avant de s' élancer de plus belle vers le point culminant.

Le couloir étroit du Hornfelli, véritable toboggan à pierraille, descend d' un seul jet jusqu' au ruisseau; l' un de ses versants est formé par la muraille des tours elle-même, l' autre par un mur dégradé. C' est en partant de ce dévaloir que l'on gravit, par les voies habituelles, les Tours I et II. La Tour III se fait en traversée en partant de la Tour II. Un rappel mène dans la brèche qui lui fait suite et de là, deux autres dans le Hornfelli.

A partir de cet endroit, jusqu' au sommet, l' arête était encore vierge lorsque nous lui avons fait notre première visite. Toutefois, l' un des becs de la Tour IV, celui de l' est, se gravit couramment par le versant nord, en partant du Hornfelli.

La Tour V est souvent visitée aussi, toujours en partant du Hornfelli, une seule longueur de corde mène, à l' est de la Tour, sur l' arête, formée par l' échiné d' un ressaut que l'on descend à l' aide d' un rappel dit pendulaire. De là, un mur horizontal mène au pied de la Tour; on y monte par une cheminée. Le retour se fait par le même chemin que l' aller jusqu' au pied du gradin que l'on vient de descendre; alors, au lieu de le remonter, on s' échappe, à l' aide de la double corde, directement dans le Hornfelli.

Ces possibilités d' atteindre l' arête en quatre ou cinq endroits en partant du Hornfelli en ont permis l' exploration bout par bout. D' autres voies d' accès, généralement plus malaisées, ont été ouvertes aussi sur le versant sud 1.

C' est en 1940, lors d' un séjour dans le Val Bondasca, que notre cordée entendit parler pour la première fois du Salbitschyn par deux alpinistes genevois bien connus. Ils nous firent une description colorée de l' arête sud et de ses difficultés. Leur récit terminé, ils laissèrent encore échapper ces quelques 1 Voir en particulier Les Alpes 1927,p- 241; 1947, pp. 34, 256, 307 et Varia, p. 199. Die Alpen - 1949 - Les Alpes 4 mots: « Et plus loin derrière, il y a l' arête des Tours; elle ne se fera jamais. » Depuis lors, on nous en fit encore d' autres récits enthousiastes, parfois terrifiants. Rien en saurait décrire leur beauté. Quant à leurs possibilités de résistance, si on les surfait parfois, qu' importe! Le dédain de ceux qui sous-estiment délibérément la difficulté n' est souvent pas l' indice d' un manque d' amour vrai de la montagne, une tendance à la gloriole? Ils me font penser à ce « varappeur » qui n' était heureux que s' il pouvait revenir au village boitant et saignant... Lorsqu' il s' agit d' une ascension nouvelle, il faut essayer de voir les obstacles comme ils sont. Le meilleur système consiste à oublier pour un moment les renseignements que l'on peut déjà posséder, à essayer de se débarrasser de tous les préjugés acquis et, lorsqu' on est sur les lieux, il suffit d' examiner ce que l'on voit et de le retenir tel qu' on l' a vu. Quant à ce que l'on ne voit pas, il faut en... préjuger. La course faite, on compare le vécu au vu; acquise ainsi, l' expérience profite.

Trêve de théories, revenons à notre Salbitschyn. A fin août 1940 nous nous retrouvons campant sous une tente, à quelques pas de la Salbithütte. Nous escaladons l' arête sud d' où nous voyons pour la première fois la muraille des Tours. Le lendemain, nous nous retrouvons dans le Hornfelli d' où nous grimpons sur le ressaut que l'on descend en rappel pour faire l' escalade de la Tour V. Nous avons tout le temps d' admirer les belles dalles qui montent vers le sommet; tout naturellement, nous en faisons l' escalade imaginaire; oubliant complètement la Tour V, nous finîmes par en faire l' escalade réelle et le Salbitschyn par nous envoûter.

En trois tentatives nous réussîmes, en 1947, partant de la brèche située au pied de la Tour III, la montée de l' arête jusqu' à la Flamme.

En mai 1948 enfin, nous parcourûmes l' arête qui va de la Tour IV à la Tour V. Nous n' eûmes pas le temps de remonter le ressaut où l'on fait le rappel pendulaire menant à la Tour V. A cette exception près, l' arête était parcourue en entier; l' idée nous vint tout naturellement de faire son escalade d' une seule traite, de la Tour I au sommet; nous en donnons maintenant le récit.

Deux blocs de granit plus gros que les autres dans la pente herbeuse; sous l' un d' eux, une excavation tapissée de bruyère, protégée par deux murs de pierres. C' est notre bivouac. Il y a deux ans que nous l' avons aménagé. Son prix de revient est fort modique; une heure de travail à deux. Sa présence signifie le terme de nos peines pour aujourd'hui; finie la marche malcommode sur les cailloux du Hornfelli; ce dévaloir nouvellement encombré de pierres propres et bien astiquées dégringolées de la Tour I dont le flanc ouest n' est plus qu' une immense plaie d' un blanc cadavérique. Heureusement que l' imposante Tour II est intacte et que, secondée par sa modeste voisine, la Tour III, elle semble soutenir l' arête, frêle édifice, tout de flammes de pierre, soutenues par des soubassements aux murs lisses, disposés en escaliers, autant de bastions que nous devrons emporter.

Malgré la froide humidité du sol, ce n' est qu' à 7 heures que nous quittons notre couche pour nous diriger vers le couloir d' accès aux Tours I et II. Une varappe sans histoire mène sur le premier sommet où nous constatons qu' il serait probablement facile d' y monter par les vires herbeuses de son flanc sud et d' en faire la traversée. Revenant sur nos pas, nous reprenons nos sacs pesant près de 20 kg. que nous avions abandonnés dans le couloir. Heureusement qu' avec de telles charges nous ne rencontrons pas de grosses difficultés à escalader la Tour II et nous jouissons fort de cette varappe. La route, criblée de pitons, dont certains munis d' étranges ficelles roses, n' est certes pas difficile à trouver. Tandis que sur la vaste plateforme sommitale notre photographe nous fait attendre qu' une déchirure ouvre le voile des brouillards qui courtisent sans cesse les Tours, je vois une souris dodue sortir d' une fente et circuler bien à l' aise, sans même être encordée. La comparaison de nos aptitudes respectives n' est certes pas à notre avantage. Tout au long de l' arête, nous rencontrerons de ces petits animaux, capables de vaincre tous les passages-clé.

En route. Nous traversons lentement la Tour III et dominons enfin la brèche vers laquelle nous faisons voler les anneaux de la corde pour nous y dévaler. En-dessous, sur le versant du Hornfelli, il y a de la neige et un emplacement de bivouac que nous avons tout le temps d' aménager. Nous le recouvrons de mousse et étendons soigneusement cordes et sacs, excellents matériaux d' isolation. Nous nous endormons bientôt au bruit de la pluie qui s' est mise à tomber.

Au matin, sous un ciel nuageux, nous regagnons la brèche quittée la veille. Ici, pour stimuler encore, si possible, l' ardeur de mes camarades, je leur administre pour la xième fois, et gonflée de toute l' emphase que je puis y mettre, la citation d' un passage du guide des Alpes uranaises, page 223: « Nach einer tiefen Scharte, deren Wände jeden Angriff spielend abweisen, baut sich aus rötlichem Fels der Turm IV auf. » Ce jugement a sur nous un effet irrésistible. Aucun moyen plus sûr ne pouvait nous attirer à cet endroit.

Nous gravissons d' abord une rampe inclinée qui mène au pied d' un petit ressaut sous lequel nous trouvons un cairn élevé peut-être par Hans Frei et ses amis. C' est le premier passage artificiel de la traversée; la courte-échelle, trois pitons qui chantent bien dans une fissure et le voilà passé. Nous suivons l' arête, horizontale à cet endroit, jusqu' à un bon emplacement dominé par un gradin d' une hauteur quadruple du précédent. Selon une tactique que nous utiliserons tout au long du parcours, nous n' attaquons pas de front. Nous passons sur le versant sud pour nous engager dans une cheminée faite à notre taille comme un complet sur mesure, délicieuse à ramoner, maintenant que le caillou qui la chapeautait, véritable épée de Damoclès, a dû aller se perdre dans l' anonymat du pierrier.

Tandis que le dernier récupère les pitons d' assurage, de la plateforme où nous venons d' accéder, une courte conversation s' engage avec une nombreuse caravane qui occupe le sommet de la Tour II. Ses membres nous informent qu' ils sont Zurichois. Réponse: « Ici d' Oex, bonjour Zurich! » Absorbés par ce qui nous attend, nous nous en tenons-là. Au-dessus de nous, retranchée derrière ses défenses immédiates, se dresse la Flamme de la Tour IV; c' est à notre avis le passage-clé de la traversée. Nous nous réorga-nisons, vérifions tout avant de passer à l' attaque qui échoit à Ernest. Il s' élève petit à petit, monte dans une fissure du flanc sud, au travers de laquelle on aperçoit le Hornfelli. Il doit planter des pitons d' assurage et, de temps à autre, un piton muni d' un étrier. Il est au pied d' une courte cheminée, ouverte presqu' à angle droit. Il s' y engage, grimpe surtout par adhérence, se rétablit sur l' arête aiguë. Au second. Plus haut, un mur étroit incliné, se pare de deux gratons, puis de prises zizi — chères à Micheline Morin. Heureusement que, sur la droite, l' architecte a laissé une fissure entr'ouverte où mon camarade plonge l' une de ses mains tandis que l' autre pétrit les zizis. En un clin d' œil il se rétablit sur la vire qui s' étire sous le monolithe terminal. Nous devons effectuer diverses manœuvres, entr' autres le hissage des sacs, avant de rejoindre le chef de cordée.

L' escalade du monolithe se fait en un tournemain. Un court rappel, quelques pas et nous voici dans la facette sud de la Tour IV elle-même. Par endroits, elle est carapacée d' écaillés faites d' autant de plaques de granit mal soudées. Les prises sont abondantes, mais il faut s' en servir le moins possible de peur de déclencher une pesante avalanche de pierres. Ah! si pour un instant j' étais aussi léger que la souris rencontrée à la Tour IL Tout le monde se rejoint sur l' arête sommitale, puis nous nous laissons dégringoler le long des protubérances par où l'on monte d' habitude. Nous arrivons sur une voûte en pierres monumentales où nous trouvons de la neige; nous bivouaquerons ici.

En pleine nuit, un orage se déclenche au loin. Enveloppés d' une atmosphère sereine de clair de lune, nous admirons les violentes lueurs des éclairs; nous percevons à peine le roulement du tonnerre. En haut sur l' arête se détachent les deux oreilles de la Tour V; c' est entre elles que nous devrons passer demain. Nous ne ferons que leur renouveler la visite que nous leur avions faite en mai, par un temps sec et froid.

Le lendemain, une longueur de corde en escalade libre nous amène sur l' arête ensoleillée. Un piton d' assurage, quelques pas horizontaux et me voici grimpant une cheminée où toutes les parties du corps utilisables pour l' ad ne sont jamais de trop. Les manœuvres devenues traditionnelles se répètent, hissage des sacs, etc. Pour nous permettre de mieux admirer ce qui nous attend, un passage aménagé en promenade nous amène devant un nouveau bastion. Il est heureusement strié sur son flanc sud, par une fissure transversale longue d' une dizaine de mètres où la progression ne peut se faire qu' à l' aide de sept à huit pitons et d' autant de cordelettes; à angle droit, une fissure verticale en exige encore deux avant qu' il soit possible de déboucher sur une vire située à mi-hauteur du ressaut. Camarades et sacs rejoignent. Quelques mètres d' une charmante varappe et nous voici chevauchant l' échiné du gradin; à quelques pas, une cheminée monte en biais jusqu' entre les oreilles de la Tour V, passage d' aspect rébarbatif qui semble vouloir vous repousser avant même d' y être entré; pourtant, si l'on passe outre à cette muette désapprobation, le voilà qui met à notre disposition tout ce qu' il faut pour atteindre le sommet; ce n' est probablement qu' une ruse pour se débarrasser de nous le plus vite possible.Voici donc les oreilles de la Tour V, l' Adler, nom bien fier. En français, nous l' appellerions plus volontiers la Tour aux Oreilles d' Ane. Sur son autre versant, une courte cheminée mène sur le faîte d' un mur que l'on suit jusqu' au pied du ressaut que l'on descend à l' aide de la double-corde, lorsqu' on va rendre visite à la Tour V par le chemin ordinaire. Ce gradin, haut de 7 à 8 mètres, est le seul que nous n' ayons pas déjà gravi lors de l' escalade de l' arête allant de la Tour IV à la Tour V; nous nous étions échappés en rappel dans le Hornfelli, par la voie de retour habituelle que l'on utilise en redescendant de la Tour V. Cet obstacle marquera-t-il l' échec de notre tentative? Décidément non, le Salbitschyn se met à manquer d' imagination, et son flanc sud continue à receler les faiblesses de sa défense. Un rappel pendulaire, pitons d' assurage, une fissure fleurie de primevères rouges nous mènent au-dessus du ressaut.

Nous disposons de quatre heures avant la nuit, trois heures à peu près nous séparent du sommet. Oui, mais là, à gauche, un emplacement de bivouac idéal, situé sous une massive paroi, un peu surplombante, de la neige, le beau temps... une soif ardente et l' impossibilité de rejoindre d' Oex le lendemain, vraiment tout nous incite à vivre une dernière belle nuit sur l' arête qui nous a conquis bien avant que nous en eussions pénétré tous les secrets. Et puis, s' il devait pleuvoir, nous monterons quand même. Avant de passer à la préparation du dernier bivouac, nous avons si soif que nous ne pouvons plus attendre, nous buvons du café comme jamais si bon ne nous fut servi, malgré qu' il ne contienne ni lait ni sucre. Il nous reste quelques biscuits en miettes, un peu de beurre, bien assez pour nous contenter.

Nous réalisons qu' il y a trois jours que nous vivons dans l' intimité des Tours, les gravissant tranquillement l' une après l' autre. Nous étions tellement absorbés par la grimpée qu' à part des coups d' œil inquiets sur le ciel parfois menaçant, nous ne pensions pas à autre chose et nous vivions comme dans un rêve; le monde extérieur n' existait plus. Nous nous étions adaptés à cette vie comme si nous devions grimper éternellement, et voilà que trois heures seulement nous séparent encore du sommet. Quelle dure reprise de contact avec la réalité. Avant de sombrer dans un sommeil teinté de mélancolie sur notre matelas de mousse, de cordes et de sacs, nous revivons notre course depuis le début; la vision de presque chaque fragment du chemin parcouru s' est imprimée dans notre mémoire.

Au matin, l' esprit absent, nous mangeons nos biscuits arrosés de thé sans sucre. Enfin, à contre-cœur, nous quittons notre bivouac pour passer à l' attaque du donjon terminal.

Nous commençons par faire un rappel pendulaire, sur le flanc sud, bien entendu. Le rétablissement a lieu sur deux pitons, enfoncés dans une fissure légèrement oblique, encore un piton, quelques pas, fissure verticale, piton, nouvelles fissures, replat. Deux dalles moutonnées, cheminée, et me voici fort inconfortablement installé sur le rasoir tranchant qui domine le Hornfelli. Des éboulis, c' est fini. Trois jours et demi de rêve; déjà il s' évanouit.

Un Hornfelli interminable, un ultime regard sur l' arête fabuleuse, un dernier arrêt au milieu des fleurs de juin, Göschenen...

Feedback