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Merci de nous avoir fait rêver! Virtuose des cimes, Erhard Loretan a gravi son ultime sommet

Le guide fribourgeois Erhard Loretan ( 1959-2011 ) trouvait la mort le 28 avril dernier en chutant de l' arête sommitale du Grünhorn, dans le Haut-Valais. Alpiniste hors norme, il n' a cessé de repousser les limites humaines, inscrivant son nom au panthéon de l' alpinisme.

J'ai dû me pincer pour y croire. Au printemps dernier, entouré d' Erhard Loretan et d' André Georges, je savourais le plaisir de fouler la pointe de Vouasson, modeste sommet de 3500 mètres, mais belvédère exceptionnel sur l' ensemble du massif alpin. J' ai dû me pincer pour y croire, car à ce moment précis, j' ai pris conscience que j' étais entouré par deux seigneurs de la montagne. Un peu à l' image d' un modeste joueur de football de première ligue qui aurait eu le privilège de taper la balle avec Messi et Ronaldo. J' ai encore dû me pincer pour y croire lorsque, un mois plus tard, nous apprenions la mort accidentelle d' Erhard. Comme tant d' autres, je le croyais intouchable, au-dessus de la mêlée. Il est pourtant mort en guide, aimant faire ce qu' il appréciait par-dessus tout: partager son amour de la montagne. Ami et compagnon de la première heure, Pierre Morand a su trouver les mots pour lui rendre hommage: « A l' heure du bilan, l' important n' est pas de savoir si tu as gagné ou perdu, mais comment tu as joué. Erhard n' a jamais triché! » Il a pourtant joué et gagné dans la cour des grands, mais quel panache dans la manière! Avec un bilan aussi exceptionnel et une éthique jamais prise en défaut. Ethique doublée d' une esthétique. Troisième homme à avoir non pas conquis, mais gravi, tous les 8000 de la planète, Erhard a signé des enchaînements et des solitaires sans doute moins connus du grand public, mais qui forçaient l' admiration de ses pairs. Avec toujours, en fil rouge, cette envie de repousser les frontières. A ce titre, il était un créateur, un ouvreur de voies, un encouragement permanent à repousser nos propres limites. Mieux que quiconque, il incarnait la formule « à chacun son Everest ». Je le vois encore, avec son sourire malicieux, signifier son admiration à l' une de ses clientes qui était allée au bout de son rêve: assumer sa sclérose en plaque tout au long de la Haute Route d' hiver qui mène à la cabane Bertol. Car Erhard avait compris quelque chose d' essentiel: atteindre les sommets les plus fous ne servirait à rien si la montagne ne nous aidait pas à mieux vivre notre quotidien. Il n' avait pas besoin d' être à 8000 mètres pour être heureux. Certes, il a vécu sur le toit du monde des minutes exceptionnelles – plus d' une heure au sommet de l' Everestmais avec une conscience très aiguisée du fait que l' essentiel, en montagne, c' est d' en redescendre. Ne serait-ce que pour mieux partager la dimension exceptionnelle dans laquelle la montagne nous fait parfois entrer. Et savoir en revenir, c' est apprendre à savoir renoncer. Très fort mentalement, physiquement et techniquement, Erhard Loretan ne se contentait pourtant pas d' afficher ces trois qualités fondamentales que l'on peut attendre d' un alpiniste de ce niveau. Il avait également une capacité d' analyse hors du commun. Lorsque je lui parlais par exemple de sa capacité à endurer la souffrance, Erhard ne manquait jamais de préciser qu' il n' avait aucun mérite. « Cette souffrance, c' est nous qui la choisissons. Si on est là, on peut le regretter, mais c' est toujours nous qui avons décidé de nous mettre dans cette situation. J' admire beaucoup plus le gars qui est condamné à aller timbrer tous les matins au chômage. Lui, il n' a rien choisi… » Autant dire que le mot « exploit » le faisait bien rigoler: « Connerie de journalistes! » Humilité et lucidité: « Quand tu es au-dessus de 7000 mètres sans oxygène, tu as déjà un pied dans l' au. C' est très difficile à expliquer, à faire comprendre aux gens ce qu' on peut vivre dans ces moments-là », m' avait confié. Difficile à expliquer? Avec les années, Erhard Loretan était pourtant devenu l' un des meilleurs ambassadeurs de la montagne. Communicateur hors pair, il savait trouver la petite phrase, toujours gratinée d' une couche d' humour, pour nous faire partager son parcours hors du commun. Il était exceptionnel dans le sens propre du terme. Même les médecins n' en revenaient pas lorsqu' ils analysaient les performances affichées aux compteurs par Erhard! Les Suisses n' en ont pas toujours conscience: avec Jean Troillet et André Georges, Erhard Loretan a tout bonnement révolutionné l' histoire de l' alpinisme en Himalaya. Il est évident qu' en mettant la barre si haut, Erhard a côtoyé la mort plus souvent qu' à son tour. Je reste cependant persuadé qu' il ne l' a jamais fait de manière morbide. Au reste, il parlait plus volontiers de la peur qui le tenaillait que de la mort qu' il assumait. « La peur, c' est mon assurance vie. Le jour où je n' ai plus peur, j' arrête. » C' était donc sa manière à lui d' être très conscient de ce qu' il faisait. Aucune fuite en avant dans sa démarche, mais la volonté de faire reculer les frontières. Je dirais même que pour lui, le plaisir passait avant la performance. Avec un tel carnet de courses, Erhard aurait eu largement de quoi prendre la grosse tête. C' est pourtant son humilité devant la montagne qui restera dans les esprits de tous ceux qui ont eu le privilège de le rencontrer. L' heure du bilan. En perdant son fils1, Erhard a connu ses heures les plus sombres. « Sans aucun doute son solo le plus dur », faisait remarquer le prêtre qui lui rendit un remarquable hommage lors de sa cérémonie d' adieu. Une sorte de montagne intérieure, de « Mont Loretan », qui aura sans doute accompagné Erhard jusqu' au bout de sa dernière course. Et de rappeler ce proverbe tibétain: « Quand tu arrives au sommet, continue ton ascension! » Erhard avait l' habitude d' évoquer son ange gardien. Il n' était pas au rendez-vous ce jour-là. Alors on a encore envie de citer cette phrase de Nicolas Bouvier: « Merci, lorsqu' il est chargé comme un canon, est un mot qui porte et qui guérit. » MERCI Erhard, au nom de tous tes amis, de nous avoir fait rêver! Erhard Loretan a rejoint les plus grands noms de l' histoire de l' alpinisme. Le CAS fut un jour très inspiré d' en faire un membre d' honneur. Il est désormais devenu l' honneur du club. 1 N.d.l.r.: En 2003, Erhard Loretan avait été condamné pour homicide par négligence après avoir provoqué la mort de son fils de sept mois en décembre 2001 en le secouant pour qu' il cesse de pleurer. Son appel lancé à tous les parents aura permis une prise de conscience d' un phénomène pas si marginal, mais resté tabou jusque-là. > Bibliographie J. Ammann, E. Loretan, Erhard Loretan. Les 8000 rugissants, Editions La Sarine, Fribourg 1996 Regards/Ansichten/Reflections. Himalaya. Erhard Loretan, Editions La Sarine, Fribourg 1998 Erhard Loretan ( 1959-2011 ) 1981. Diplôme de guide de montagne 1982. Nanga Parbat ( 8126 m ), avec Norbert Joos. Première expédition en Himalaya et premier 800O. Erhard Loretan est le premier Suisse à le gravir. 1983. Gasherbrum I ( 8068 m ) et II ( 8035 m ), Broad Peak ( 8047 m ), dans le Karakoram 1984. Manaslu ( 8163 mAnnapurna ( 8091 m ), première de l' arête E et traversée des sommets E médian et principal, descente de quatre jours par la face nord, sur un itinéraire inconnu 1985. K2 ( 8611 m ), par l' arête des Abruzzes; Dhaulagiri ( 8167 m ), première hivernale de la face E 1986. Traversée de la « couronne impériale » ( Alpes valaisannes ) avec André Georges ( 38 sommets, dont 30 à plus de 4000 m en 19 jours et en hiverEverest ( 8848 m ), couloir Hornbein en face N en 43 heures aller-retour; chute mortelle de son ami Pierre-Alain Steiner lors d' une tentative au Cho Oyu ( 8201 m ) 1989. 13 faces N en 13 jours dans les Alpes bernoises 1990. Cho Oyu, première en face SW; Shishapangma ( 8027 m ), première en face S, sans atteindre le sommet principal 1991. Makalu ( 8463 m ), pilier W 1994. Lhotse ( 8516 mMont Epperly ( 4508 m, Sentinelles, Antarctique ), première en solitaire en 9 heures 1995. Shishapangma, sommet principal; Kangchenjunga ( 8586 m ). Erhard Loretan devient le troisième homme à avoir gravi les quatorze 8000 de la planète, après Reinhold Messner et Jerzy Kukuczka. 1995 à 1999. Expéditions en Antarctique 2002 et 2003. Pumori ( 7161 m, Himalaya ), face S ( voie Pierre Allaintentatives d' ascension de la face N ( 3000 m ) du Jannu ( 7710 m, Himalaya ), encore jamais conquise.

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