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Micheli du Crest et les Alpes

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

rPar L. Seylai

Avec 1 illustration ( 142 ) Jusqu' en 1750, la plus grande incertitude et la plus grande fantaisie régnèrent dans l' estimation de la hauteur des montagnes. Les moyens de mesure étaient primitifs et imprécis; les méthodes variées et peu exactes. L' Italien Cassini évaluait l' altitude des cimes d' après leur ombre portée. Jean-André de Luc employait le baromètre; d' autres la calcu-laient au moyen de la trigonométrie ou la déduisaient du degré d' ébullition de l' eau. Aussi les résultats étaient-ils des plus contradictoires. Pour J.J. Scheuchzer, le Titlis était la plus haute cime des Alpes; d' autres attribuaient cet honneur au Gothard ou à la Furka. Les physiciens genevois Jean-Christophe Fatio de Duillier et son frère Nicolas Fatio calcu-lèrent assez exactement l' altitude de la Dôle et du Mont Blanc \ ce que confirma J.P. Loys de Cheseaux. Toutefois il fallut attendre les travaux de l' Anglais Shuckburgh pour établir en 1775 de façon incontestable la royauté de la Montagne Maudite.

L' une des tentatives les plus intéressantes - on pourrait presque dire des plus inattendues - de situer, coter et donner un nom aux sommets de la chaîne des Alpes est celle de Jean-Barthélemy Micheli du Crest avec la publication en 1755 de son Prospect géométrique des montagnes neigées, dittes Gletscher, telles qu' on les découvre en temps favorable depuis le château d' Aarbourg, dans les territoires des Grisons, du canton d' Ury et de l' Oberland du canton de Berne.

Le personnage d' abord, qui nous apparaît aujourd'hui comme un enfant terrible, mais sympathique. Issu d' une famille de réfugiés italiens qui avait acquis la bourgeoisie de Genève, membre dès 1721 du Conseil des Deux Cents de cette ville, il se brouilla avec les sévères magistrats qui le bannirent en séquestrant ses biens. Etabli à Berne, il tenta d' obtenir, par 1 Voir Les Alpes 1948, p. 381, et 1950, p. 49.

intercession de Leurs Excellences, la révocation des sentences iniques qui l' éloignaient de sa ville natale; mais sa supplique n' eut guère de succès: Berne ne pouvait voir les frondeurs d' un bon œil. Mécontent, il ne cessa d' intriguer contre le gouvernement bernois, ce qui lui valut d' être accusé d' avoir trempé dans la célèbre conspiration de Samuel Henzi en 1749, et d' être condamné à la détention perpétuelle au château d' Aarbourg. Il y demeura jusqu' en 1761 où, gracié de sa peine, il se retira dans la petite ville voisine de Zofingue pour y finir ses jours en 1766.

Porté par son goût des sciences, il s' était livré à Paris à l' étude de la physique, et s' acquit une notoriété dans le monde savant par ses recherches, parallèles à celles de Réaumur, sur la construction du baromètre, problème qu' il traita dans de nombreuses publications.

Le voilà maintenant enfermé dans la forteresse d' Aarbourg, dont les remparts dominent la plaine de Zofingue et commandent un vaste panorama qui s' étend sur le Plateau et les Alpes. Le régime des prisonniers politiques ne devait pas être très sévère; c' était plutôt la résidence forcée que la réclusion. L' active correspondance que, durant sa détention, il entretint avec Albert de Haller, les frères de Luc de Genève, sur des sujets scientifiques en est la preuve. Il pouvait recevoir des livres et des lettres, travailler, écrire, et sans doute se promener sur le préau des remparts. C' est de là qu' il conçut le projet de dessiner la chaîne des Alpes qu' il voyait se dresser étincelante à l' horizon, d' en identifier les sommets et leur assigner une altitude.

Mais comment faire? Rappelez-vous que nous sommes en 1750, qu' à ce moment la topographie des Alpes est encore très mal connue, que les seules descriptions que l'on en possède sont celles de Josias Simler* et de J.J. Scheuchzer2, que Micheli est prisonnier et ne dispose pas des instruments nécessaires. Qu' à cela ne tienne! Les hasards du « bou-quinage » m' ont mis sous les yeux quelques lettres de Micheli adressées à Albert de Haller sur ce sujet, dans lesquelles il décrit son outillage et la méthode employée.

Tout d' abord « Dieu m' a doué d' un génie inventif qui me fournit le moyen de me retourner si je ne puis parvenir à mon but par un chemin, d' en frayer un autre tout neuf souvent plus convenable » ( Lettre à de Haller, 26 septembre 1754)3.

Le voici donc au travail, et il mande à de Haller:

« J' aimerais savoir quels sont les sommets des montagnes auxquels j' ai visé et marqué leurs hauteurs au-dessus du niveau apparent et quelles en peuvent être les justes distances depuis la forteresse d' Aarbourg, c' est ce dont vous pouvez mieux, Monsieur, juger que moi, puisque je suis incertain sur leurs noms et que je ne suis pas en situation d' en pouvoir déterminer géométriquement les distances par de bons triangles et par une grande base qu' il faudrait que je mesurasse avec attention pour un tel effet... Quant aux réfractions, si elles font un objet considérable, il faut en établir la règle en vertu de bonnes expériences, fondées sur la différence qui pourrait se rencontrer entre des mesures pareilles à celles que j' ai prises ici... et des mesures que l'on pourrait prendre des mêmes hauteurs avec des perches à plomb, ouvrage quoiqu' un peu long, n' est pas impossible n' y même bien difficile dans des lieux accessibles.

... L' instrument dont on s' est servi pour mesurer ces diverses hauteurs de montagnes est un instrument fort grossier et fort simple, et cependant si juste que l' erreur que l'on peut commettre par négligence ou par inadvertance sur la hauteur apparente des montagnes 1 Vallesiae Descripio, suivi de De Âlpibus Commentarius, 1574.

* Itinera per Hehetiae Alpinas Regiones, 1723, réimprimé en 1746 sous titre Reisen über die Schweizerische Gebürge.

3 Mittheilungen der naturforschenden Gesellschaft in Bern, Tome I, pp. 132-134.

éloignées de 60 mille toises 1 de distance ne saurait être au delà de 16 toises de Paris. C' est un chenal de bois, destiné pour une gouttière, de 23 pieds 6 pouces 6 lignes de longueur2, que l'on remplit d' eau, aux deux bouts duquel on a appliqué deux plaques de bois de niveau, par dessus lesquelles l' eau s' écoule peu à peu et également des deux côtés, ce qu' il est aisé de bien observer, car quand un côté est plus haut que l' autre d' une demi-ligne, le plus grand écoulement dans l' inférieur devient fort sensible. Or, une ligne en hauteur de plus ou de moins en ce cas sur 53 800 toises de distance ne procure dans la hauteur de l' objet ( visé ) que la différence de 15^2 toises 3. On vise donc fort juste avec un tel instrument, et incomparablement plus juste qu' avec un quart de cercle de 2 pieds de rayon, et qui dépend du plomb, de la justesse des divisions et de la fixation du fil de la lunetteen visant par le bout opposé à l' objet par dessus l' autre bout, où s' élève une baguette perpendiculairement jusqu' à ce que cette baguette paraisse être dans l' alignement du sommet du mont. Or, 5 pouces de hauteur de cette baguette sont équivalents à un degré, et chaque ligne à une minute; mais sans mesurer ainsi par degrés et seulement en comparant la longueur de la base du niveau avec la hauteur de la perpendiculaire, on détermine très facilement la hauteur de la montagne dont il s' agit, d' abord ( dès ) qu' on en sait la distance, puisque cela forme un même triangle qui n' est que prolongé, et dont les angles sont les mêmes et les côtés par conséquent proportionnels » ( 20 juillet 1754 ) 4.

Dès qu' on en sait la distance... C' est justement cette donnée du calcul qui manquait à Micheli, lequel ne disposait que de la carte de Johann-Jakob Scheuchzer ( 1720 ) en 4 feuilles, encore bien incomplète et imparfaite, et dont Ebel parle comme suit5:

«... Quoique dressée sans mesures trigonométriques, elle est plus correcte que celles que l'on avoit faites jusqu' alors. Il est même certain qu' avec toutes ses imperfections, et privée comme elle l' étoit de l' avantage le plus essentiel d' une bonne carte, savoir la détermination exacte des degrés de longitude et de latitude, elle a été la meilleure qui ait existé jusqu' à la fin du 18e siècle. » Il faudra en effet attendre Y Atlas de la 5«me(1796-1801 ) dressé pari' Alsacien J.H. Weiss sur l' ordre de J.R.M.eyer d' Aarau - le vainqueur de la Jungfrau - pour posséder une représentation un peu exacte de notre pays, et surtout des chaînes des Alpes, en attendant le d' œuvre de la carte Dufour.

C' est pourquoi Micheli cherche à remédier à ce défaut et demande le secours de de Haller. Nous ignorons les indications que celui-ci a pu lui fournir; il n' en reste pas moins bien des erreurs dans la nomenclature et les cotes d' altitude de son Prospect géométrique des montagnes neigées... C' était inévitable. Peut-être que lui-même ni la carte défectueuse ne sont responsables de l' erreur assez singulière qui lui fait assigner à l' Oldenhorn ( ou aux Diablerets ) le nom de Stellihorn, sommet tout à fait secondaire qui domine le Col du Sanetsch?

La prétention de mesurer la hauteur des Alpes par le moyen de fortune décrit ci-dessus peut faire sourire; mais ceux qui ont suivi le cours de certains bisses du Valais ont pu s' émer de la précision des niveaux tracés, voici plusieurs siècles et par de simples paysans, par des moyens qu' on ignore encore, à travers des parois abruptes. Quoi qu' il en soit, on peut imaginer que le pauvre prisonnier d' Aarbourg, qui n' avait probablement jamais gravi un sommet des Alpes, aura trouvé une consolation et un allégement à sa captivité dans le spectacle et l' observation des cimes « neigées » qu' il admirait et aimait sans les connaître.

1 117 km .; la toise valait 1.949 m. 2 env. 7,77 m. 3 30,21 m.

4 Mittheilungen der naturforschenden Gesellschaft in Bern, Tome I, pp. 132-134.

6 Manuel du voyageur en Suisse, T. I, p. 172.

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