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Noms de lieux alpins

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par J. Guex. VII. Esquisse de toponymie „ sommitele ".

S' il nous était possible de comparer nos cartes actuelles, si complètes et si près de la perfection, avec des documents analogues dressés il y a deux mille ans, nous ferions de bien intéressantes observations. Malheureusement, les empereurs romains, conquérants des Gaules et de l' Helvétie, n' ont pas donné l' ordre aux ingénieurs militaires qui les accompagnaient de fixer la topographie des pays soumis et de noter avec soin tous les noms de lieux qui y étaient usuels. Aussi notre ignorance est-elle condamnée à rester presque absolue. Sur ces cartes, dont nous déplorons l' inexistence, nous lirions des noms de villes, de villages, de cours d' eaux, de lacs, de forêts et, dans les régions montagneuses, des noms de cols ou de passages. Mais y trouverait-on des noms de sommités? Quelques-uns sans doute, car un anonymat général dans la chaîne des Alpes serait assez invraisemblable, si l'on considère que les Thibétains à demi barbares ont su trouver pour les cimes himalayennes des dénominations caractéristiques et belles. Les Romains connaissaient déjà le Viso: Vesulus mons. Le Mons Matrona ( Mont Genèvre ), le Penninus Mons ( Grand St-Bernard ), l' Alpis Graia ( Petit St-Bernard ), passages fréquentés sous l' empire romain, sont des exemples des appellations d' alors.

Cependant ces cartes anciennes, que j' imagine, auraient de vastes espaces vides là où nos atlas à grande échelle arrivent difficilement à caser, et en caractères minuscules, des noms de sommets fort rapprochés. Voyez, par exemple, les Dents du Midi: sur un alignement de deux kilomètres environ vous lisez: Cime de l' Est, Forteresse, Aiguillette Délez, Cathédrale, Eperon, Dent Jaune, Doigt de Salanfe, Doigt de Champéry, Haute Cime. Evidemment, du temps de Jules César, il n' en était pas ainsi. Ailleurs, dans les Aiguilles de Chamonix, le foisonnement est encore plus intense, puisque de l' Aiguille du Midi à l' Aiguille de Trélaporte, sur moins de quatre kilomètres, plus de cinquante noms de sommets sont en usage, donc, en moyenne, un nom tous les quatre-vingts mètres! Que serait-ce si l'on faisait figurer sur nos cartes les noms des étapes qui se succèdent sur tels parcours célèbres? Sur la seule arête italienne du Cervin, plus de trente « lieux historiques » ont reçu des noms que chacun connaît: Escaliers du Lion, Grande Tour, Crête de Coq, Linceul, Cravate, Vallon des Glaçons, Enjambée, etc. Les causes de cette multiplication des noms de sommités sont trop connues pour qu' il y ait quelque intérêt à les rappeler: elles sont en rapport direct avec le développement de l' alpinisme. De son village ou de ses alpages, le montagnard le regardait à peine, ce bec rocheux que les grimpeurs ont rendu célèbre et qu' ils ont baptisé d' une façon plus ou moins heureuse. Si le pâtre a donné une trentaine de noms aux divers « dîners » de son troupeau sur le pâturage qu' il exploite et qui n' a que deux ou trois kilomètres carrés, il n' a point jugé utile de baptiser les pointes stériles qui le dominent. C' est l' homme des villes, le topographe et surtout l' alpiniste, qui a choisi la dénomination.

Peut-être trouvera-t-on qu' un examen de ces « baptêmes » n' offre qu' un intérêt bien minime. Cependant ne juger intéressants que les noms antiques, avoir la superstition du passé n' est pas un état d' esprit scientifique. Les procédés actuels employés pour désigner les cimes nous permettent peut-être de mieux comprendre les formes anciennes et populaires.

Notre propos n' est pas d' étudier ici l' immense et complexe problème des noms de montagnes, mais d' effleurer seulement quelques-uns des aspects de cette question, attrayante pour ceux qui aiment les cimes et les noms que l' homme leur a donnés. Et pour restreindre encore les limites de ce modeste essai, nous ne parlerons guère que de nos Alpes romandes, sans nous interdire cependant quelques incursions dans les montagnes françaises. Enfin nous ne considérerons que les noms exprimant l' idée de sommet, d' éminence, de point culminant, et nous laisserons résolument de côté des toponymes tels que Cervin, Combin, Dolent, Buet, Muveran, Chamossaire, Diablerets, etc., dont la signification étymologique ne saurait être « cime » ou « sommité », comme le prouve l' explication sommaire de noms de même nature: Pelvoux, par 191 - Photo o. NicohierLa Truche des à l' aigle ou Treutse à l' âye vue de Fenestrale 192 - Photo o. Nicoli!«Le Vanil des Arches ou Vani dej artsé Brunner 8c Cie. S.A.Z.urich, vu de I ouest exemple, qui vient du latin pelagus « la mer », ou Ruitor, Ritord, où l'on reconnaît sans peine rivus torlus « le ruisseau sinueux ». Il est vraisemblable que ces cimes ont un jour pris le nom de quelque lieu situé à leur base.

Noms de formation contemporaine. Si arbitraires que soient les classifications, nous voudrions examiner un premier groupe de noms de sommets dont quelques-uns ne sont pas même quadragénaires et qui tous ont été imaginés par des alpinistes ou des cartographes. Il serait facile d' établir la date où plusieurs sont apparus, mais nous nous en abstiendrons pour ne pas allonger outre mesure cet aperçu, de même que, sauf nécessité, nous n' indiquerons pas la région où se trouvent les sommets dont nous parlerons: ce sont presque toujours de vieilles connaissances pour les alpinistes.

Sans doute aucun, ce n' est ni aux Gaulois ni aux Romains que nous devons le Caïman, le Crocodile et le Requin. Jadis, j' ai dit du mal de ces dénominations exotiques, si dépaysées dans les solitudes glacées et rocheuses de la chaîne du Mont Blanc, et je n' ai pas changé d' avis. Faut-il se réjouir de rencontrer ailleurs des Molaires ou un Domino? Plus heureux sont les Doigts, les Tridents et les Fourches. Excellents me paraissent l' Epée, la Lance, la Flèche, les Flambeaux et la Couronne. Aimables, assurément, les Pucelles, la Vierge et les Dames Anglaises, toutes rébarbatives qu' elles sont dans leur farouche réalité. Faut-il approuver la Mouche? Personne ne condamnera la Forteresse, le Dôme, l' Eglise, la Cathédrale, ni les nombreux Clochers et Clochetons, ni même la Chandelle ( du Portalet ). On serait indulgent pour les Casques, si les deux exemplaires que j' en connais n' étaient de fâcheuses déformations. En effet, le fameux Casque de Néron, cher aux Grenoblois, s' est substitué à un vieux nom dialectal: le Neyron « le noiraud »; et notre Casque de Borée, d' une mythologie si prétentieuse, pourrait bien n' être à l' origine que la Din dou Borei qui, en notre patois, signifie « la Dent du Collier ( d' attelage du cheval ) ». Mme Odin-Pilliod, qui connaissait bien son patois de la région de Vevey-Montreux, nous apprend même qu' on l' appelait aussi: la Din dou tsavô « la Dent du Cheval ».

A ces noms, je joindrai ceux qui renferment les termes assez peu populaires de Pointe ou de Pic de tout en remarquant au passage que pic est, à l' origine, le nom de l' oiseau, donné aux sommets par l' intermédiaire métaphorique du bec de l' oiseau, puis de l' outil pointu qui lui ressemble.

Noms de formation moderne, mais populaire. Dans la série de noms dont je voudrais maintenant énumérer et examiner quelques échantillons, se trouvent des formations modernes dont la signification banale est claire pour chacun, mais qui sont, me semble-t-il, moins savants, moins citadins, plus populaires et un peu plus anciens que ceux dont on parlait plus haut.

Naturellement, ce sont encore des expressions métaphoriques, pour la plupart tout au moins, qu' accompagnent presque toujours un déterminatif ou un adjectif épithète qui les caractérisent en les individualisant, par exemple: Dent de Mordes, Dent Blanche, Aiguille sans Nom. Il est inutile de commenter tous les noms commençant par: Dent — Tête — Tour — Mur, Muraille — Aiguille — Crête — Maison — Fort — Roc, Rocher ( le Rocher de l' Heureux Retour, au Mont Blanc, est, on le sait, un jolie création de H. B. de SaussureCape, dans le sens de « chapeau » — Château, Châtillon, Châtelet — Ree — Pierre ( Pierre Cabotse, ou mieux k-abotse « qui penche ». Pierre à voir, ou mieux Pier avua « pierre aiguë»Rognon — Arête ( sens primitif « barbe du blé », puis « arête du poisson»Ronhomme — Corne ( d' un emploi beaucoup moins étendu que son équivalent allemand Horn; je rappelle que les Zermattois d' autrefois désignaient leur Matterhorn actuel par un nom plus court: ds Hore, soit das Horn, « la Corne » ). Mont. On n' oubliera pas que jadis il se disait le plus souvent des cols et passages, exemples: Mons Penninus ou Mons Jovis, Mont Joux, Mont St-Bernard, anciens noms du Col du Grand St-Bernard; Mont Forclaz, aujourd'hui Col de la Forclaz; Mont Cenis; Mont Genèvre, etc. On notera aussi que Mont entre dans les composés: Grammont « grand mont »; Mounné ou Monné ( Pyrénées ) « mont noir »; Morion, prononciation dialectale pour « mont rond »; Moming, enfin, où le g final est une lettre parasite fréquente dans les noms anniviards et dont les deux autres éléments, mo et min, représentent le latin mons medianus, d' où Mont Main « mont qui est au milieu », parce que le Moming primitif n' est pas, comme on l' a dit souvent, le Zinalrothorn, mais le pied de l' arête nord du Besso qui sépare deux glaciers ( voir la feuille Evolène de l' Atlas Siegfried ). C' est le même nom que l'on retrouve à Louvie: Crête de Momin, et, à mon avis, dans Mont Miné, près de Ferpècle. Dans le Dauphiné, Roche Méane ( ou mieux Roche Méyane ) présente une forme plus méridionale du latin mediana. Cheval — Corbeau ( métaphores animalesMulet [Faut-il reconnaître ce mot dans les célèbres Grands Mulets? Selon le Dr A. Kubler, toponymiste allemand très connu, auteur d' une plaquette publiée en 1901: Berg- und Flurnamen der Gemeinde Chamonix, les noms de Grands Mulets et de Petits Mulets n' auraient rien de commun avec celui de l' animal. Ce serait une traduction fautive du patois savoyard Grand moué, qui signifie « grand tas ». La confusion s' expliquerait par le fait que certains patois, le bagnard, par exemple, disent moué pour « mulet », mais que d' autres, le vaudois, le valaisan de Montana, le genevois, le valdôtain, disent moué ( parfois mouèl ) pour « tas de foin ». Ce moué ( ou mouèl ) est le latin modellus ( dérivé de modus « forme, mesure » ) désignant un « tas » de foin ou de sable, soigneusement construit d' après un « modèle », une « forme » déterminée, dans le genre des meules de foin et servant peut-être en même temps de mesure 1 ). Malheureusement, l' état actuel du patois de Chamonix ne permet plus d' élucider cet intéressant problème.] Enfin quelques remarques au sujet du mot Haut qui, dans Haut de Cry, par exemple, renferme sans doute l' idée de « hauteur » ou de « sommet », mais qui figure dans beaucoup de noms où il est une graphie fautive: Haut de Marges, Haut d' Alesses, Haut de Mordes, etc. Ces noms renferment en réalité une forme patoise ancienne de alpem « pâturage, alpage », devenue aup et prononcée au 1 ).

Noms anciens et dialectaux. Nous réunissons, un peu artificiellement, cela va sans dire, dans un dernier groupe les termes, désignant des sommets, qui n' appartiennent pas ou n' appartiennent plus à la langue moderne. Ce sont, pour la plupart, des noms communs qui font ou firent partie du vocabulaire de tel ou tel patois régional et qui sont, en grande majorité, des métaphores évoquant l' idée d' un point culminant ou des particularités qui le caractérisent en l' individualisant. Leur étude sommaire et partielle satisfera peut-être la curiosité de quelques lecteurs intrigués par des formes archaïques et, au premier abord, difficilement intelligibles.

Aglan. Un mot latin ( du genre féminin ), glans, est devenu en français moderne « le gland », mais il y a une dizaine de siècles on disait: « la glan », qui a subi ce que les linguistes appellent une agglutination, c'est-à-dire que la voyelle finale de l' article s' est soudée au mot: la glan s' est transformé en l' aglan, qui survit dans plusieurs dialectes provinciaux, dans nos patois en particulier, où il est du genre masculin 2 ). Un modeste sommet de la région de Liddes porte sur la carte Siegfried le nom, de La Gland. Il devrait être orthographié: L' Aglan, et son vocable lui vient d' une ressemblance assez vague avec le fruit du chêne.

Aounille ou Avouille, du latin acucula « aiguille ». Ex.: Aouille Tseuque ( Bagnes ) « aiguille tronquée » ou « sans cornes ». Sur la Ouille, ancien nom, curieusement déformé, de l' actuelle Aiguille de Dailly. Dérivés: Avouillette — Avoulions ( de Bagnes ), formés d' une vingtaine de pointes rocheuses.

Baume, balme, barme, du gaulois balma « grotte, rocher surplombant », mais parfois « sommet ». Ex.: La Barmaz et la Rebarmaz, sur Finhaut.

Baus, du latin balteus « lien », d' où, par évolution de sens, « tas de gerbes liées ensemble » et plus tard « sommet, escarpement ». Ex.: Baus Besso « escarpements jumeaux », dont les cartographes ont fait Bobèche!

Becca, forme dialectale, féminin de « bec », donc « sommité plus ou moins pointue ». Ex.: Becca d' Audon. Becca Colinte ( Entremont ) « coulante, ou glissante, qui glisse, qui s' écroule ».

Bric ou Brec, forme dauphinoise, « sommet de forme conique, aiguille de roche ». L' origine du mot est douteuse. Il semble, vu son aire de dispersion, qu' il y faille voir un primitif rétoroman brikko « montagne » plutôt que le gaulois brigos ou briga, qui n' expliquerait pas le son k. Ex.: Brec de l' Homme ( Dauphiné ).

Caire, forme provençale, « moellon, sommet rocheux ». Semble être l' ad latin quadrus « qui a quatre faces », dont un dérivé est le français carreau, « trait de flèche lancée par l' arbalète ». La métaphore « flèche » serait satisfaisante. Ex.: Le Grand Caire ( Basses-Alpes ), le Caire des Agnels ( Alpes-Maritimes ).

Chantet, Chanton, de canthus « morceau ». Les mots français chanleau ( de pain ), canton, etc., en dérivent. Exemples de sommets: Chantonnet ( Val Ferret.Tsanleleina ( France ).

Chaux ne signifie pas proprement « sommité », puisque c' est le gaulois calmis, qui désigne dans nos Alpes « les hauts pâturages où l' herbe est rare ». Il est parfois employé comme nom de sommet. Ex.: Chaux Ronde ( Gryon ).

Cuc et Cuche. Les patoisants connaissent bien le joli verbe akoulsi « mettre le foin en petits tas », appelés koutsè, pour l' empêcher d' être mouillé par la rosée ou par la pluie 1 ). Ce koutsè est le diminutif de la forme française cuche « sommet, extrémité, éminence arrondie, tas de foin ». Les mots de cette famille sont employés depuis la Suisse romande jusque dans les Alpes-Maritimes. On ferait une longue liste des représentants toponymiques du type cuc, cuche, puisqu' on les pourrait relever sur une aire qui s' étend du nord de l' Espagne jusque dans le Tyrol. Ex.: La Grande Cuche ( Oisans ), le Cuchet ( Isère ), la Cima Cucca ( nord de Biellaplusieurs Monte Cucco ( Italie et Tessin ), Montcuq, Montcuchet, si caractéristiques par l' addition de mont, qui est venu renforcer une désignation topographique usée ou incomprise.

La solution étymologique n' est pas facile. Qu' est que cuc? Il est possible qu' un mot celtique * kûkko * kukka « capuchon » fournisse la clé du problème et apparaisse encore aujourd'hui dans le breton, kouc' h « toit conique d' une ruche ». Le latin cucullus « capuchon du moine » serait de cette famille et semble subsister dans l' allemand dialectal Gugel « capuchon pointu, colline, sommet arrondi », dans le toscan cocollo « meule de paille » et dans les noms de montagnes tyroliens: Kogel, Kochel. Un autre dérivé, cucutium, serait devenu le basque kukutz « sommet d' une montagne », l' ancien cucuzzo « tête » et sans doute aussi le suisse-allemand Gulsch, Gütsch « colline arrondie, mamelon » 2 ).

Encrenne. La Pointe des Ancrenaz ( alpes de Bex ) et VEncrenaz ( sommet aux Ormonts ) sont des composés du patois krena « entaille, fissure », identique au latin crena, et ne signifient pas « arête crenelée », comme on l' a dit parfois.

Grepon, Grépon. Des Dolomites jusqu' aux Alpes françaises, on trouve en grand nombre des représentants toponymiques de cette famille, sous les formes Crep, Crap, Grap, Grep, Grip, etc. La signification habituelle en est « rocher, terrain rocailleux, arête de rocher, promontoire ». Sur ce point, tout le monde semble d' accord; mais le problème étymologique est loin d' être résolu: je n' en veux pour preuve que les nombreuses études publiées à ce sujet 1 ).

Grim. Le latin grumus « tas de terre, tertre », dont « grumeau » est un diminutif, a pris en provençal les formes groun, grum, qui me paraissent expliquer les noms: Grun de Roux ( Hautes-Alpes ) et Mont Grun ( Piémont ).

Lé et li ( sur les cartes: Lex, Lix, Lys, Lie ). Dans nos patois romands, la signification de ce substantif féminin est habituellement « dalle rocheuse ». Contrairement à l' opinion de la plupart des linguistes, je doute que ce soit le même mot que loué, lui, dont je parlerai ci-après. J' y vois plutôt un mot gaulois lica, que signale Meyer 2 ) et qu' il traduit par « Felsenplatte ». Phonéti-quement, l' évolution de lica devenant lé ou li serait régulière et la signification primitive ne se serait pas modifiée. Si je l' examine parmi les noms de sommets, c' est qu' une aiguille du massif du Catogne, dont la face orientale est une immense dalle de couleur très claire, est appelée la Lix Blanche.

Loué, lui. Une loué ou lui est une « pente très déclive, généralement gazonnée, entre deux arêtes rocheuses ». D' origine gauloise, ce mot viendrait d' une forme loke, remontant elle-même à un prototype lâk, plus anciennement plâk 3 ). La signification primitive serait à peu près la même que celle de lé, li, mais elle aurait légèrement évolué: « dalle rocheuse » serait devenu, dans nos patois, « pente entre les rochers », tandis que, en suisse-allemand, Fluh ( qui a la même origine ) serait resté « paroi rocheuse ». Quoi qu' il en soit de ce problème étymologique, que je n' ai pas la prétention de résoudre, je signale la Grande Luys et la Luys Bossevendes ( Entremont ), où cette forme est devenue le nom de deux sommets.

Maya. Le latin meta « colonne » a évolué de façons diverses dans les langues romanes et y a pris des significations variées, telles que « borne, tas » et même « femme courte et trapue ». Du Dauphiné jusque dans nos Alpes romandes, on note la forme patoise maya ( presque pareille à l' ancien moie ), qui signifie « tas de foin ». Une métaphore très naturelle l' a appliqué, comme nom propre, à plusieurs sommets de forme plus ou moins conique. On connaît, par exemple, les trois maya du Val d' Hérens: Maya de Looe-gnoz, Maya de Bricolla et Maya d' Arolla.

Patnaly. Ce sommet de la région de Champéry devrait être orthographié Patenaille. C' est un mot patois qui signifie « carotte jaune » et qui vient du latin pastinaca.

Perron. Ce dérivé de « pierre » est devenu « sommet rocheux »; deux exemples bien connus se trouvent dans la région de Salvan-Finhaut: le Grand Perron et le Petit Perron.

Pey est la forme valaisanne du latin podium « chose élevée », devenu puy en Auvergne, puig dans les Pyrénées, etc. Ex.: le Pey Rond ( sur Ardon ) et le Pei ( sur Bourg-St-Pierre ).

Pigno. On ne s' étonnera pas que le latin pecten « peigne » ( en ancien-français pigne ) soit devenu un nom de sommet ( Pigno de la Lé — Pigno d' Arolla ), si l'on se rappelle que l' allemand Kamm explique Lyskamm « peigne de ( la vallée de ) Lys ».

Poinçon, diminutif de « pointe », explique le Pic de la Ponsonnière ( Hautes-Alpes ) qui est en réalité le Pounchoun neir « le poinçon noir ».

Serra est le substantif dérivé du verbe latin serrare « scier ». Nos serra romandes, par exemple: la Serra Neire, la Serra de Vuibez ( Val d' Hérens ) sont des sommets à arêtes dentelées comme des « scies ». Peut-on les considérer comme des sœurs étymologiques de l' espagnol sierra? Je doute que ce soit le même mot, car il est des sierra qui désignent des montagnes planes et non dentelées comme des scies. On incline à donner à Sierra une origine prélatine, différente donc de celle de nos serra.

Sex, Six, du latin saxum « rocher, pointe rocheuse ». L' orthographe scex est fautive. Ex.: Sex Rouge, Six Carro, etc. Sasse neire ( prononcé Chache nère ) est une forme féminine « roche noire ». Le Sassey « le petit rocher ».

Som est le latin summus « le sommet ». Ex.: Le Grand Som ( massif de la Grande Chartreuse ); Sonchaux « le sommet de la chaux »; peut-être Mont de Sion ( prononcé en bagnard: Mon de Mon ). Dans ce patois, « au sommet » se dit: in hlon, du latin in summo. Le doyen Bridel prétendait que Moléson c' était le latin moles summa « le mont le plus haut »; mais Studer y voyait: mons lacticiniae « mont où l'on prépare les produits du lait » ( ce qui est assez étrange !), et J. Bonnard l' expliquait par le vieux-français moloise « prairie humide ». Récemment, M. J. U. Hubschmied a proposé une étymologie gauloise intéressante: molaliono ( d' une forme plus ancienne melationo ) « forêt de mélèzes » 1 ).

Suc, Suche, Zuc. Plusieurs sommets secondaires, d' altitude modeste et aux lignes peu hardies, portent chez nous les noms de Suche ( Vouvry ), de Suchet, de Soulze, prononcé choutse ( massif de l' Arpille ). Dans l' Isère se dresse le Suc de Gary et dans le massif du Mont Blanc le Mont Suc, mentionné par de Saussure, ancien nom des Aiguilles de Trélatête ou Aiguilles de Combal. On y reconnaîtra le mot français souche « tronc d' arbre — pied et racines de l' arbre abattu », dont la silhouette, familière aux bûcherons et aux montagnards, a fait naître la métaphore dont ils se sont servis pour désigner quelques sommets.

L' étymologie de ce mot est discutée. On hésite entre le latin soccus, d' où viendrait le mot socque « chaussure à semelle de bois », et un gaulois soccos « soc de la charrue ». M. Hubschmied propose, avec raison, me semble-t-il, un gaulois * tsukko, correspondant à l' allemand stock 1 ). Ce tsukko serait l' origine du vieux-français couche, du picard chouque, du français moderne souche et du suisse-allemand tsugge « sabot; pointe de rocher », visible, par exemple, dans Eseltschuggen ( massif du Rothorn ). Il ajoute que les développements de sens de l' allemand stock et des représentants du gaulois tsukko se correspondent exactement: ils signifient aussi « souche d' un arbre — pointe de rocher ». Ex.: Galenstock, Claridenstock, Stockje, etc.

L' ancien nous a laissé le mot suc, dans des textes, au sens métaphorique de « sommet de la tête ». D' après Mistral, il s' est conservé dans les patois du Midi. L' orthographe ancienne était souvent zuc. Au XVIIe siècle, dans le Puy de Dôme, suc était synonyme de « montagne », et son diminutif suquet y est encore vivant dans le sens de « butte ». Quelques noms de montagnes italiennes reproduisent cette forme méridionale. Ex.: Zuccone, Punta Zoc, Monte Zuc, etc.

Il est vraisemblable que le gaulois tsukko, tsukka remonte lui-même à un type primitif très ancien qui aurait signifié « courge, citrouille », d' où l'on a passé facilement à « tête », puis à « tertre, sommet ».

Tue, Tusse. Il convient de ne pas séparer les suc, dont je viens de parler, des tucs méridionaux, dont je voudrais dire quelques mots: ils pourraient bien remonter tous deux à ce type primitif désignant à l' origine la « citrouille » ou un « objet arrondi ». Comme nom commun, on emploie tuc « montagne » en Gascogne. Mistral, dans son Dictionnaire provençal, enregistre tuco « hauteur, butte ». Tuquet « monticule » appartient aux patois de la Charente. Tuc et tuque sont bien vivants dans les Pyrénées dans les sens de « tertre, coteau, mont, hauteur pointue », mais aussi de « montagne à cime arrondie ». Ce type est fréquent dans cette région comme nom de montagne précédé de l' article. Ex.: La Tuque rouye « la montagne rouge ». Ce sont de légères altérations de tuque qui apparaissent dans la Tute del' Ours ( près d' Ax ), dans le Tauch ( Aude ), dans Pic de la Tausse ( près de Montlouis ), enfin dans les très nombreuses Tusse des environs de Bagnères-de-Luchon ( Haute-Garonne ): la Tusse de Boum, la Tusse de Montarqué, etc. Dans les Alpes françaises et pennines, je n' en ai pas découvert.

True et Truche. La Suisse romande fournit de nombreux échantillons de ce type: la curieuse Truche du Lapiaz ( sous la Frête de Saille ), la Truche à l' Aigle ou Treutse à l' âye ( Trient ), la Truche aux Boucs ou Treutse bô ( Val Ferret ); leurs dérivés Truchet, Treutson, etc. La forme masculine apparaît dans de nombreux noms de montagnes: le Grand Truc ( à l' ouest de Pignerol ), le Truc Blanc ( Vallée d' Aoste ), le Truc ( au sud-ouest de Modane ), le Truc ( à l' est des Contamines ), etc., etc.

Ce mot est encore vivant en provençal: truco, truca, truc au sens de « butte, éminence, cime d' une montagne ». Jaccard, dans son Essai de Toponymie, voulait l' expliquer par un gaulois truccos « mutilé, incisé », ou par le latin trochus « toupie ». L' étymologie doit être cherchée ailleurs. Le verbe latin trudicare doit avoir donné l' ancien trucar « frapper, cogner, heurter contre », dont truc, truca sont des dérivés signifiant, à l' origine, « coup qu' on se donne », plus tard « obstacle contre lequel on se heurte; grosse pierre à demi-enfouie dans le sol », enfin « bec rocheux, sommité rocheuse ».

Remarquez que l' expression argotique « un bon truc », c'est-à-dire « un bon coup, une ruse habile » a la même origine et qu' il est le frère des honnêtes truches de nos Alpes 1 ).

Van, Vanil, Vanel. Dans nos régions, plusieurs combes alpines et cirques de pâturages portent le nom de Van ( du latin vannus ) qui leur a été donné probablement à cause d' une analogie de forme avec l' instrument du vanneur de blé.

Cependant d' autres Van ne sont pas des combes mais des sommets, ou des arêtes rocheuses, dominant des pentes très abruptes. C' est le cas, en particulier, des dérivés Vanel et Vanil si nombreux en Gruyère, dont l' éty ne saurait être vannus et encore moins venella « la ruelle, le défilé », comme le disait Jaccard. Ils pourraient provenir d' une base celtique vanno, vanello, dont le sens primitif serait « pente rapide », sens qui a subsisté dans le vocabulaire néo-celtique, par exemple dans l' irlandais fân. « Comme l' homo de vannus van' et de vanno, pente rapide' était intolérable, m' écrit M. Hubschmied, vanno a été remplacé en gallo-roman par son dérivé vannello, d' où Vanel et Vanil.»Quelles conclusions peut-on tirer de ce glossaire? Le lecteur qui aura eu le courage de le lire jusqu' au bout aura été frappé par la constance de l' emploi des métaphores. Si brec et som se traduisent littéralement par « sommet », presque tous les autres termes étudiés sont des expressions figurées, évoquant le « tas de foin », la « souche », le « capuchon », la « citrouille », etc.

On remarquera aussi que nombre de ces termes sont des reliques précieuses des langues parlées dans nos Alpes aux époques préhistoriques: la montagne est conservatrice par excellence. Mais il importe d' éviter un malentendu fâcheux: si barme, lé, luy, suche, vanil, etc., sont des mots prélatins, s' ils ont l' aristocratie de l' ancienneté, il faut bien se garder de conclure que leur emploi comme noms propres de lieux remonte à un passé aussi lointain et que ce sont les Gallo-Helvètes qui ont baptisé ces sommets.

Vevey, février 1935.

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