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Notre Jura

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 1 illustration.Par Pierre Soguel.

Ce premier mars mil neuf cent quarante et un, les trois copains fidèles se rencontrèrent dans la salle basse de la confortable auberge de la Chaux-du-Milieu. Trois copains ne craignant pas les « névires », trois copains pour qui la vie n' a de sens que lorsqu' elle vous est jetée à la figure par une bourrasque humide et froide. Ce premier mars ils sont venus à skis fêter leur pays. Ils habitent tous trois une région qui tourne le dos au midi, et leur patrie s' appelle: La Joux-derrière, les Envers et les Entre-deux-Monts. On dit leur pays triste; mais leur corps et leur esprit ont racine dans l' effort et s' épanouissent dans leur rude climat comme les fleurs les plus parfaites des montagnes. Ils sont venus tous trois à skis à travers un pays où ils se sentiraient isolés, si les forces de la nature n' unissaient leur jeunesse et ne la faisaient éclater en un chant de volonté et de confiance. Les chemins étaient encombrés de neige et le grand triangle tiré par huit chevaux n' avait pu sortir de la ville. Ils durent faire une trace profonde que le vent et le brouillard faisaient disparaître derrière eux. Aucun traîneau, encore moins d' auto. Et le vent soufflait toujours dans la même direction, contre eux, comme la vallée s' étendait toujours vers le couchant, imperturbable, insensible, toujours fidèle à elle-même. Un arbre givré balançait sa mélancolie et là-bas, dans les villages, un ou deux fantômes se faufilaient entre des tas de neige plus hauts qu' eux.

Premier mars dans le Jura, c' est l' hiver, et les trois copains, avec des voix comme on n' en entend que dans les montagnes, chantaient leur pays: « Pays où je suis né, sans jamais se lasser, mon cœur toujours dira: oh mon Jura. »II a ses rochers, que ce soit le Raimeux, les Sommêtres ou le Dos d' Ane; il a ses dents qui dominent le tranquille Lac de Joux, ses aiguilles qui s' élèvent au-dessus de Baulmes, il a son « Spitzberg », vassal de Chasserai, et le Dôle a ses avalanches; il a ses gorges profondes et sinistres, il a ses grottes et ses cavernes et il serait facile et tentant d' apporter ici l' écho de courses hasardées, de varappe sur des calcaires surplombants, de rappels impressionnants, ou simplement de ces courses d' entraînement alors que le printemps alourdit nos bras et nos jambes; le Jura nous offre à ce moment-là ses coteaux glissants, ses pentes rapides où les sapins serrés sont crispés; il nous offre ses sous-bois qui reprennent vie, ses combes où sourient les crocus, ses hauts plateaux et ses sommets où fond la neige.

Il y a deux Juras: le Jura fait d' anecdotes, celui des courses scolaires, celui des courses gastronomiques, des courses conventionnelles, et il y a l' autre Jura, infiniment profond, sauvage, dont le souffle fier vibre à tra- vers tous les âges. Ce Jura est imprégné de l' austérité de ses immenses forêts, de ses sapins tragiques, frissonnants devant la fatalité des saisons, qui ne quittent jamais leur noirceur, même sous le plus riant soleil. Et ce Jura allonge sa sévérité sur des centaines de kilomètres, impassible, immuable. Cette ligne de monts s' étire, balayée par un vent âpre, striée de longues vallées parallèles et semblables d' où toute imagination paraît bannie. Et sur les crêtes, une maigre terre recouvre à peine la pierre blanchie par les frimas, tandis que dans les vallons l' humidité plane sur les marécages et décompose la lumière lorsque le soleil semble se coucher sur une autre planète. Mais il est créature des dieux nordiques qui, sous leur apparente sauvagerie, cachent un immense amour, une incommensurable bonté. Son rappel du néant permet à l' homme de se trouver, et sa longue étendue rejoint l' éternité. Les habitants semblent y avoir voulu leur gîte à l' image de la nature où ils vivente d' un aspect sans invention, inhospitalier, mais d' un accueil chaud et profond pour qui se donne la peine d' en pousser la porte. Et si la nature a entouré le Jura de lacs chatoyants, elle l' a voulu sans torrents, presque sans rivières, pour que son aridité donne à ceux qui l' habitent l' esprit de pauvreté, bien suprême des philosophes. Les tiges rigides des grandes gentianes jaunes écoutent passer le vent, le Jura observe, entend ce qu' apporte le souffle de l' orient, de l' occident ou du septentrion, mais ses crêtes arrondies laissent passer les tempêtes, retiennent leur nécessaire et restent: sombres, sauvages et grandes.

Pourtant le Jura a ses heures d' opulence. Au mois de juin les prés font pousser, jusqu' en de mille mètres, une herbe épaisse, drue, parfumée; au matin elle se couvre et se sature de rosée et prend un vert foncé; elle ploie comme chargée de richesse, et le faucheur se sent maître de la nature sourde, lourde de promesse. Puis au milieu de l' été, au milieu de la journée, on voit les lacs renvoyer toute la lumière du soleil; ils font tout en bas des taches dures où toute vie paraît brûlée; on voit aussi les champs de blé, grands tapis posés sans règle; et sur les hauts plateaux jurassiens les troupeaux ruminent; muets, ils subissent l' intense chaleur de juillet; sur eux s' arron les immenses, les plantureux bouquets de verdure des planes.

Et le Jura a ses sourires, ses sourires comme lui seul sait les esquisser, ses sourires qui laissent dans l' âme du Jurassien une éternelle parcelle de candeur. Un de ces sourires, c' est cette touche d' ocre qu' il met dans les bassins du Doubs, reflet du calcaire, pour rendre le vert de l' eau moins glauque; c' est l' anémone qui se penche sur les roches du Creux du Van ou qui essaime au Chasseron, sourire éphémère mais total; c' est la fougère qui intercepte un rayon de lumière et dans les nocturnes gorges de l' Areuse fait frissonner le vert clair de sa silhouette délicate; c' est la corolle bleue de la vigoureuse gentiane qui, dans les pâturages ou dans la bonne terre des forêts, se hausse sur sa tige pour mieux jouir de la vie. En automne, le soleil couchant semble abandonner le Jura à la déchéance glaciale, mais il déverse tout son vermillon et tout son carmin sur les baies rondelettes des églantiers ou des sorbiers qui se jettent sur le ciel pâle en attendant de nourrir les oiseaux.

Pays souvent sombre, pays parfois souriant, pays baigné d' intense et blanche lumière, pays d' ombres mouvantes ou plombées, pays varié en son unité, tel est notre Jura. Dans le détail il se pare de la verdure du hêtre, du jaune des dents de lion ou du rose de l' esparcette; vu de plus haut il devient bleu, ou violet, bordé par la terre des vignes, et ses pâturages gris ne prennent que rarement une teinte verte ou jaune, lorsque le soleil fait filtrer ses rayons entre les lourds nuages d' orage; alors le Jura s' anime; l' ombre creuse des combes, fait surgir des crêtes, les hérisse de sapins et de rochers; elle fait plonger des arêtes dans des vallées qui paraissent profondes; elle fait ressortir les petits cubes qui sont les habitations des hommes, elle patine de gris cendré les métairies, elle les étend confortablement, elle rend vénérables leurs vieilles pierres. Le miracle de la lumière et le miracle des ombres ne se produit nulle part de façon plus imprévue et plus variée que dans les pays des noirs sapins et des longues vallées parallèles; il estompe le lointain, le pare de rêves mauves ou bruns ou gris, et il fait surgir au premier plan la richesse infinie de ses gazons, de ses fleurs, de ses insectes, l' originalité de leur destinée. Et les longs murs de pierres sèches s' en vont au gré des mamelons, dans l' ombre tragique ou bienfaisante, rectilignes, ou, suivant leur fantaisie, obliquant au nord, au sud, pour plonger tout à coup dans le lac qui est un autre monde, mille mètres plus bas, avec des reflets bleu ciel et outremer.

Le Jura est une des frontières de la Suisse. Il en est une des limites; chaque fois que nous avons gravi une montagne des Alpes notre cœur de Jurassien cherche à l' horizon cette limite du nord, ce trait bleu, cette frontière tracée d' une main délicate en même temps que décidée. Cette région n' est d' ailleurs pas une cloison, mais une terre d' échange. De ses monts calmes nous sommes attirés par le chaos des grandes Alpes, et vers le nord nous rencontrons au-delà d' autres monts tranquilles, la lumière blonde de la Bourgogne ou l' aimable Forêt Noire; notre, esprit vagabonde du romantisme des Alpes à la mystique Allemagne et à la classique terre de France; notre esprit trouve dans ces longues vallées du Jura, dans ces lignes horizontales, un terrain d' équilibre qui fait éclore les passions et qui les assouvit, un terrain qui a formé des voyageurs, donné la nostalgie de l' espace en même temps qu' il s' est attaché ses habitants par leur être le plus intime. Terre de raison, terre d' équilibre, terre infinie, terre classique comparée aux Alpes; terre de séparation de pays septentrionaux, mais terre d' échange des vertus subtiles de peuples intelligents. Terre où l'on travaille, terre où l'on pense, terre où l'on aime, terre que l'on aime, puisse notre Jura connaître toujours les claires matinées d' hiver, sans nuage et sans poussière, et les limpides soirs d' été, tranquilles, paisibles, où tous ses habitants se sentent étroitement unis.

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