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Ogilvie Mountains - Tombstone Range

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Chlaus Lötscher, Littau

Sommets granitiques du Yukon, pays de l' or Ogilvie Mountains? Non, je ne connaissais pas ces montagnes. J' avais bien, une fois, lu ce nom sur la carte, mais sans m' y arrêter. Des sommets situés aussi au nord du Yukon ( Amérique du Nord ) sont sans doute de longues suites de collines et de bosses, couvertes par la toundra, fleuries et charmantes surtout pendant le court été boréal, mais certainement dépourvues d' intérêt pour l' al piniste. Mount Tombstone, Mount Monolith: des noms inconnus dans une région inconnue.

D' ailleurs je ne pensais pas à varapper en montagne quand, à Dawson City, je tirai mon canoë de la Yukon River. Mes vêtements sentaient encore la fumée des feux du soir dans les forêts solitaires. Mon fond de culotte était élimé. Des tumé-factions me démangeaient, dues à la perfidie des moustiques. Dans ma mémoire trottaient de sauvages histoires du temps de la ruée vers l' or, de 1896 à 1900. Des pensées mélancoliques me reportaient aux premiers chercheurs d' or: Henderson, Carmack... Ma navigation de sept cents kilomètres sur la Yukon River m' avait — agréablement — fait retourner à l' état sauvage.

A cet état d' esprit nul ne s' accordait mieux qu' Alan Dennis. Si ce gaillard svelte avait des chaussettes sans trous, je n' en sais rien. Je n' ai jamais vu ses pieds complètement enveloppés, excepté qu' une de ses paires de souliers, portés qu' à usure complète, réussit par hasard à être étanche précisément à ces endroits découverts. Il doit s' être taillé les cheveux lui-même avec des ciseaux, ou alors était-ce une amie maladroite qui l' avait qualifié de cet escalier Renaissance? Où cet aggloméré de franchise, de bonne foi, d' esprit et d' intelligence insouciante serait-il mieux chez lui qu' à Dawson City, ce « trou » rêvé des chercheurs d' or?

C' est alors qu' Alan me montra une photo des impressionnants sommets granitiques de la chaîne du Tombstone, dans le massif des Ogilvie. Au milieu: le Mount Monolith, encore vierge. Sur le dôme de cette tour élégamment bombée perçait une pointe d' une forme étrange, comme le nez d' un clown érigé dans le bleu du ciel. Je bouillonnais, au comble du saisissement. Aller là-haut? Essayons!

Nous partîmes à quatre, deux semaines plus tard. Venus de Whitehorse, Martyn Williams et Salwyn Hughes ont fait leur jonction avec nous. Pétaradante et bohème, la voiture de Martyn nous emporte vers le nord, le long du Dempster Highway.

13 Territoire du Yukon ( Canada ): Mount Alverstone dans le Saint Elias Range ( voir aussi: Les Alpes igy y,fascicule trimestriel n » 2, pp. 6j-j6 ) 14 Tombstone Mountains: Mount Monolith et ses voisins. C' est un paradis pour le varappeur, et où l'on peut encore ouvrir des itinéraires 15 Mount Tombstone Comme il pleut à tout moment et que, bien entendu, l' essuie ne fonctionne pas, Salwyn, le passager avant, doit le manœuvrer à la main en tirant sur un jeu de ficelles qui passent par les deux déflecteurs. Vus de l' arrière, ces mouvements paraissent plutôt grotesques qu' élégants. Enfin, ils sont bons à quelque chose! Et, sur un trajet de 45 miles, nous ne devons changer de roue qu' une fois. La veille au soir, nous avions déniché dans un hôtel de Dawson un pilote d' hélicoptère qui, pour le Service des eaux et forêts, exécute des vols au nord de nos sommets granitiques. Il a promis de nous faire survoler le lendemain la courte distance de la route à la montagne. Comme ce Canadien français s' est targué d' être à huit heures précises à l' endroit convenu, nous nous mettons aux aguets, à côté des sacs, un bon quart d' heure à l' avance... pour continuer à dormir ensuite jusqu' à son arri-, vée, à neuf heures. En fin de compte, notre pilote semble bien avoir prolongé son sommeil à Dawson City.

Le vol est cher et s' exécute en vitesse.

Le paysage dans lequel nous nous trouvons si soudainement transplantés est d' une beauté féerique. Nous dressons nos tentes sur une petite terrasse d' où nous dominons une large vallée avec deux jolis lacs. Un ruisseau qui scintille serpente en d' innombrables méandres sur le fond plat de la vallée jusqu' au moment où, à son extrémité, il disparaît dans une forêt de sapins rachitiques. Au-dessus de nous, le Mount Tombstone, noir et granitique, nous défie hardiment. Martyn l' a gravi pour la première fois il y a deux ans. Son sommet principal délègue à notre rencontre une série de tours rébarbatives. Parois de granit, tours, piliers verticaux, arêtes déchiquetées couronnent l' un des flancs de la vallée jusqu' à notre campement, et quand nous nous tournons, notre regard porte directement sur le Mount Monolith, un bloc de granit aux lignes élégantes et hardies, compact comme du métal, et à l' hallucinante couronne. A sa gauche et à sa droite, encore et toujours des pointes et des gendarmes. Des lambeaux de brouillard mènent là autour une ronde échevelée 16 Mount Monolith et, à sa droite, le « Crématoire » 17 Nuit d' été arctique sur le Tombstone Range 18 Piliers et parois vierges conduisent à des sommets anonymes Photos Chlaus Lötscher, Littau et enveloppent les sommets de voiles fantomatiques.

L' expédition de reconnaissance, l' après, commence par un orage de grêle, dix minutes après notre départ. Le mieux est d' en rire joyeusement. Mais où donc le Mount Monolith a-t-il son point faible? En tout cas la paroi qui nous regarde ne montre pas de fente, pas même la plus mince fissure pour les très modernes pitons miniatures américains. Peut-être faut-il le conquérir par les tours voisines? Nous grimpons par des névés à un col. Ce n' est pourtant pas le spectacle du Mount Monolith qui nous enthousiasme dès l' abord, mais le décor que présente l' autre flanc de la vallée. La paroi crevassée tombe soudain à pic de deux cents mètres sur une vallée légèrement incurvée. Ses prairies, pareilles à la toundra, sont cernées d' imposantes montagnes rocheuses. Chaque sommet a reçu son lot de gendarmes. Des névés font une transition plus douce du vert des prés au noir des roches. Ce noir serait-il responsable des noms funèbres, nombreux dans ces montagnes: Tombstone, glacier Gravestone, le « Crématoire »? Ou bien faut-il faire remonter ces noms au poème de Robert Service, au temps de la ruée vers l' or, la Crémation de Sam McGee? Les chaînes de collines qui vont se perdre dans les bas-fonds portent toutes leurs couleurs particulières, de délicates teintes violettes, roses, brunes, jaunes. Les hauteurs jettent dans l' éloignement une sorte d' éclat d' un vert léger.

L' itinéraire du Mount Monolith par les tours nous nargue par son hérissement sauvage. Des roches friables, sur son revers, rendent même dangereuse la difficulté de la route. Mais ce chemin paraît beau et hardi par ses enfilades de lignes verticales. Il y aurait là, sûrement, une exaltante varappe. Par des alternances de soleil et d' averses, nous faisons des glissades le long des névés pour regagner le pied du Mount Monolith. Par un couloir raide, tapissé de neige, nous atteignons le revers de la montagne et, titubant dans une bouillie de neige fondante, nous descendons le court glacier Gravestone. Combien le Mount Monolith 13 !v et 19 Montagnes de granite sans nom ( et en grande partie vierges ) à l' ouest du Mount Monolith 20 Mount Tombstone ( env. 2330 m ) qui a donné à ce massif des Olgivie Mountains le nom de « Tombstone Range » Photos Chlaus I r. Liliali 21 Huayana Potosi ( 6088 m ): l' itinéraire de montée sur le versant sud-est a changé d' aspect! Coupée de bandes, déchirée d' étroites gorges et de larges crevasses, la vaste paroi se dresse jusqu' au sommet et jusqu' à son voisin au sud, le Crématoire. Dommage que le rocher soit délité! Mais ici, de ce côté, nous devons avoir notre chance...

De retour au camp, Alan met le réchaud en marche. Son art culinaire est inégalé et le plat unique non seulement prédomine, mais même exclut tous les autres: Est-ce que ça va ensemble ou non? Le thé et le café reçoivent des assaisonnements particuliers, parce que l' eau est cuite dans les mes récipients que le menu et que, pour sa part, elle retient des arômes de soupe, le lavage préalable de la vaisselle n' étant pas de rigueur. Je ne m' en formalise guère que le premier jour: scor-but et épuisement nous sont en tout cas épargnés. Le fait qu' Alan porte encore au réveil la vieille casquette de golf crasseuse qu' il n' ôte pas pour s' enfiler dans son sac de couchage témoigne en faveur d' un sommeil tranquille et profond.

Le départ tardif, le matin suivant, est sans importance. Le soleil de juin est chaud. Des nuages ballonnés, qui nous apporteront toujours de courtes averses, « pendent bas ». Et la nuit sera claire, notre route sur le versant nord de la montagne est de toute façon éclairée seulement pendant les premières heures du jour. Pourquoi donc nous presser?

Martyn et Salwyn, Alan et moi, nous nous encordons. On me confie, à moi « l' étranger », les quarante premiers mètres. Des fissures alternent avec des dalles, et tout moment des traversées. En plantant le deuxième piton intermédiaire, je me donne un coup sur le pouce... La roche est très friable. La varappe, pas trop difficile au début, élève sa cote, dans la cinquième longueur, qu' au Ve degré. Alan attaque brillamment ce passage, enfonce les coins d' aluminium dans les fissures. Quand ses souliers usés, aux coutures du talon éclatées, ont disparu au-dessus de moi, la corde glisse encore quelques mètres, puis Alan plante le piton d' assurage. Le rocher, qui fait ventre, me repousse sérieusement en arrière. La prise à l' en 22 Les deux anciens volcans « Los Payachates », atteignant tout juste les 6000 mètres. Le sommet de gauche est déjà situé en territoire chilien 23 Nevada Sajama ( 6540 m ) en Bolivie. Notre itinéraire de montée, appelé la « Voie des Français » s' élève dans la face nord. LLager ( camp ) Ie14700 mètres; Lz = camp II à5200 mètres; L3 = camp III à 6000 mètres. Au premier plan: le petit village indien de Tomarapi ( 4200 m ) Photos Marcel Knorr. Zurich droit souhaité part en morceaux; la prise arrondie, dans la fissure, est celle où il faut s' accrocher, même si on peut à peine la saisir. Quand on est au haut du passage, l' escalade redevient plus facile: des fentes de la largeur du soulier, une fois une petite gorge, désagréablement humide et glaiseuse; au-dessus, une roche feuilletée, imbriquée comme les tuiles d' un toit, piquetée de touffes de mousse. La troisième averse à peu près nous apporte des grêlons et du grésil, mais le rocher sèche rapidement. Une pierre d' une livre claque sur mon casque et rebondit sur mon épaule. Sur une minuscule place bien en pente, encombrée d' éboulis, Alan et moi attendons les deux autres, car nous avons épuisé nos pitons. Nous reconnaissons que nous ne pouvons pas gravir le Mount Monolith en escalade directe. Une puissante cassure du rocher a laissé derrière elle d' énormes surplombs, propres et lisses, coupés à arêtes vives. A leur pied prend fin un essai de traversée, que je risque en passant par-dessus la petite gorge humide. L' itinéraire se perd finalement dans une brèche entre le Mount Monolith et le Crématoire. Peu avant minuit, je me hisse sur le fil de l' arête. Un vent froid, venu de l' autre flanc de la vallée, me fait frissonner légèrement. Quelques mètres encore à parcourir jusqu' au petit cairn du Crématoire.

Et le sommet du Mount Monolith? Quand on le regarde, on en a le souffle momentanément coupé, et pour Salwyn - dont c' est la première grande course dans le rocher - ce coup d' œil épuise sa provision de courage. Là surgit une tour haute d' une bonne cinquantaine de mètres. Les surplombs sont bien sillonnés de fissures; cependant sur étriers on pourrait les franchir. Mais le retour? En rappel? Oui, si la hauteur des surplombs n' excédait pas la longueur de la corde. Penduler plutôt sur l' arête? Non, ce n' est pas à faire! L' autre face de la tour? De toute façon ce n' est pas possible: bien trop dangereux, ce rocher vertical plein de dalles détachées! C' est ainsi qu' apparaît également le « nez de clown » du sommet principal. Martyn donnerait tout au monde pour faire une tentative. Mais ensuite il se convainc que l' équipement que nous avons apporté avec nous ne suffit tout simplement pas.

Sur une arête de la largeur du corps, au-dessus de précipices devenus ténébreux, nous somnolons jusqu' au nouveau jour. Nous suivons la marche, apparemment presque rapide, du soleil de minuit juste derrière l' horizon aux rouges lueurs. Les yeux se reportent sans cesse vers cette lumière lointaine en passant par-dessus les chaînes de collines aux pâles reflets. Quelque part au nord, derrière une de ces innombrables bosses, se situe le village indien d' Old Crow, le site le plus septentrional du Yukon. Au-delà s' étend un pays inhabité jusqu' à l' océan Glacial Arctique. Sur ses rivages, les Esquimaux ont des camps de chasse isolés, à l' endroit où les maisons battues par la tempête -la colonie abandonnée de Pile Herschel - lentement tombent en ruine. Des baleiniers avaient hiverné là-bas, au siècle passé, à côté des demeures profondément enterrées des Esquimaux. Nos pensées vagabondent... Nostalgie et rêves, souvenirs et souhaits nous trottent par la tête. De nouveaux plans? Eternel voyage!

Avant que la lumière nous atteigne, nous commençons nos rappels. Six fois nous nous laissons glisser le long de la paroi. A mi-chemin, des rayons d' un rouge de sang resplendissent entre deux sommets et enflamment le rocher du Mount Monolith. Court moment de surprise et de silence, puis de nouveau retentissent les coups de marteau d' Alan, dont le son monte jusqu' à nous trois. Le soleil, pendant sa course presque horizontale, s' est recaché derrière des sommets, pour éclairer pleinement un nouveau jour lorsque nous nous trouvons au pied de la montagne. A l' ombre des rochers, nous remontons d' un pas lourd le glacier de Gravestone jusqu' à une brèche étroite, avant de descendre, une demi-heure durant, en frappant de la pointe des souliers un couloir de glace qui nous ramène aux tentes, dans l' autre vallée. Un écureuil disparaît parmi nos provisions, dans une mince fissure. Alan commence à cuisiner.

La pluie nous réveille, tard dans l' après.

Au soleil nous faisons la cuisine, sous le gros bloc de rocher qui nous sert d' auvent. Puis, la pluie s' étant remise à tomber fort, nous nous retirons sous nos tentes. Pluie, soleil, pluie, en alternance plus rapide ou plus brève, tel est le temps pendant les deux jours qui nous restent.

J' aime les courtes promenades sur la toundra fleurie. Des bois d' élans isolés se détachent, clairs, entre des mousses et des blocs de pierre. Le Mount Monolith se reflète, brun, dans de minuscules mares. Un nuage noir s' étend sur la vallée. Comme un voile de soie suspendu au-dessous, la pluie tombe, traversée par les clairs rayons du soleil qui luit par-derrière. La chaleur solaire fait aussi sortir les moustiques de leurs cachettes. Martyn pendant le repas compte ses victimes: elles sont soixante-trois! Salwyn et moi n' additionnons pas: nous ne faisons que nous donner des claques. Alan, lui, les balaye avec sa casquette de golf, et gesticule en riant.

Le dimanche, nous ne nous pressons pas de partir. Nous savons qu' une dure épreuve nous attend: regagner la route par la vallée, sans chemins traces! Le soleil rit, et il n' est pas facile de s' arracher à ce paysage si solitaire, si majestueux, et à ces journées si insouciantes. Enfin nous nous mettons en marche pour sortir de la vallée, courbés sous nos sacs hauts comme des tours et sous la menace de lourds nuages à pluie. Tant que dure la toundra, la marche est plaisante. Nos regards reviennent sans cesse à nos grandioses parois de rochers, à nos tours merveilleuses. Trop tôt crépite l' averse, et les buissons ligneux deviennent si hauts qu' on ne peut plus voir par-dessus et que les rameaux charges d' eau nous fouettent le visage. Trempés jusqu' aux os, nous cherchons des pistes battues par les animaux, afin de pouvoir passer à travers ces taillis continus. Les souliers s' enfoncent dans le sol limoneux. Nous ne cherchons plus de pierresdégagéesetà nu pour traverser les ruisseaux, mais bien plutôt nous vagabondons, insouciants, en pataugeant dans l' eau, jusqu' au moment où nous sortons de l' autre côté. A nos sacs brinquebalent des pitons et des gobelets d' aluminium, qui pro- duisent un cliquetis suffisamment efficace pour donner l' éveil à des grizzlis ou à des ours bruns et les avertir bien assez tôt de notre voisinage. Ils n' apprécient pas beaucoup qu' on les effraye de façon soudaine. En tout cas des excréments et des empreintes de pas trahissent leur présence, mais aussi celle de lynx, d' orignaux ( espèce d' élans nord-américains, à large empaumure ), de renards et de lièvres. Mes semelles, gorgées d' eau, me font mal. La fatigue peut même rendre présomptueux: quelle est la manière la plus simple de boire dans une rivière? -En y sautant. Martyn est le premier à le faire.

Puis nous traversons la forêt. Des sapins de petite taille sur un sol gelé profondément. Le lit d' une rivière large d' une bonne centaine de mètres — et partiellement couvert de neige — nous sépare encore de la voiture. Nous le franchissons à gué. Des lis orangés lancent leurs flammes. Les rayons du soleil percent les nuages. Des moustiques susurrent et piquent. Les montagnes ont disparu loin derrière nous. Un pneu de la voiture perd.

Le Mount Monolith demeure invaincu. Je ne le reverrai certainementjamais.

Traduit de V allemand par G. W.

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