Qu'elle était Verte, mon Aiguille!
D' Jean Brémond, Vésenaz ( GE )
Les matinées d' hiver, de ma fenêtre de collégien, par-delà les vergers et les gros chênes de la campagne Pictet, je regardais, en m' habillant, la silhouette du Massif. Le massif du Mont Blanc, bien sûr! Entre le Chardonnet et les Jorasses, colorée d' ardoise ou d' émeraude, l' Aiguille Verte dressait le triangle parfait de son fer de lance dans le ciel jaune ou rose de l' aurore. C' était commeune main levée, avec le pouce écarté des Drus, qui me faisait signe. Mais il fallait courir à la halte du tram, tartine en main,souliers non lacés. Aux heures mornes, du collège, je rêvais à ces découpures d' aiguilles et je comptais les semaines jusqu' à l' été. Le soir, devoirs bâclés, je dévorais la collection des Echos des Alpes dans le bureau de mon père. Je connaissais ainsi par cœur, et avec mon cœur d' ado, les glaciers, les couloirs, les arêtes, le nom des cimes, leur altitude, et le profil des cabanes. Les grimpeurs étaient les confidente de mes nuits.
Des raisons passent, dix étés même, dans ce chalet familial bientôt centenaire, au pied des Muverans. Après les calcaires mouvants des Vaudoises,. voici sous mes doigts le granit rose du Trient, les couloirs bleus à tailler, avec de camarades: Dorées, Grande Fourche, Tour Noir, Argentière. Maigre bagage de technique alpine! Mais en faut-il tant, à vingt-cinq ans, quand la passion montagnarde vous brûle?
Et maintenant, des hauts de Vallorcine, où nous cueillons myrtilles et rhodos, la Verte est là.
devant moi, encadrée de mélèzes, dressée dans la conque du Col des Montets. Extraordinaire et colossale cathédrale gothique, ruisselante de glaces glauques, de couloirs verts ou violets, de clochetons, d' arêtes ciselées. L' ogive féminine de sa calotte est transparente, immatérielle. Notre-Dame de Chartres, aux mille nervures entrelacées, aux verrières chatoyantes, m' a ému davantage? Non, certes. La Verte, c' est la beauté sur la terre, un essor, un idéal, et des possibilités d' ascensions pour une longue carrière d' alpiniste. Genève de nouveau, surchauffée, la Policlinique où je travaille, comblée de malades. Au bout du pont du Mont-Blanc, le Massif attend sous les cumulus de juillet. Une douce soirée, un ami cher.
- Dis donc, Pierre, la Verte, on y va?
Il la connaît, Martin, il l' a ratée en juin, avec un copain: trop de neige instable dans le Whymper.
- D' accord, vieux, en week-end, le 14 juillet. Tu pars avec Frommel le vendredi, vous reconnaissez la rimaye, et je vous rejoins le second soir au Couvercle.
En 1923, Genève—Chamonix, c' est six heures de lent cheminement ferroviaire, vingt arrêts, des secousses, de la fumée. Nous voilà lestés de douze kilos, à l' heure des salons de thé, sur la muletière du Montenvers, dans les vernes d' abord, puis les sapins, les mélèzes enfin, et l' odeur des rhodos. Le train à crémaillère est poussif, coûteux, et l'on s' entraîne! La lumière de la Flégère s' allume bientôt dans le crépuscule. Nous croisons des Marseillais:
- Eh, Marius, regarde, le « fanndu » qui a construit sa maison là-haut! Et ces vaches, comment c' est qu' elles font pour se tenir sur ces « panntes »?
Il n' y a guère de monde le soir, à l' hôtel où nous prenons une chambre, luxe inhabituel ( mais ce n' était alors pas coûteux ). L' alpinisme a peu repris en France, depuis la coupure de 1914/igi8. On se retourne à Chamonix au passage des hommes à corde et piolet. Les crampons manquent dans les boutiques:
- Peut-être en trouverez-vous à Chambéry ou à Paris?
Le névé central des Grands Charmoz est en plein soleil quand, renonçant à l' Aiguille de l' M, au programme pourtant ce matin, nous descendons en oblique au glacier, sur des dalles tringlées de fer. La Mer de Glace avait alors bien cinquante mètres de plus en épaisseur; les échelles verticales n' existaient pas. Les tricounis, une invention récente, mordent et crissent sur la glace grossièrement granulée. Nous tirons des bordées en travers des moulins et des moraines. La paroi nord des Jorasses, encore vierge, se dresse à l' arrière. Quelle fascination! A droite, au-delà des roches moutonnées de Trélaporte, le cirque du Géant m' apparaît, inconnu, au ralenti de notre marche. C' est la joie de l' alpiniste, la richesse des Alpes, ce paysage qui change constamment, découvrant vallons, crêtes, aiguilles jamais vus. Dans les savanes africaines, il faut faire cinq cents kilomètres pour que ça varie un peu. Ici, après un quart d' heure, tout est différent déjà. En ce coin du monde, la vue de choses neuves nous libère du poids de la routine, nous rend légers et plus heureux. Arrêtons-nous là, dans la fraîcheur glaciaire, le dos soulagé par l' appui d' un bloc. Un ruisselet se glisse sous une pellicule de glace, signe de vie, petite chanson. Nos bras tirent aux chaînes des Egralets, et le sentier reprend, raide, en bordure de séracs étages comme les maisons blanches, en cascade, d' un port grec. Il traverse des champs de pensées si denses que l' air en est embaumé. Un bloc glisse et se coince dans une crevasse. Silence total de nouveau, car les avions et les bennes de téléphérique ne sillonnaient pas encore le massif. Des choucas plongent, bec jaune au vent. L' éven de Talèfre s' ouvre à nous, du Moine au Triolet.
- C' est la Verte, ça? On ne la reconnaît pas! Tu vois ce couloir, lisse comme une planche à repasser appuyée au mur? C' est haut, c' est bigrement raide!
Frommel est songeur, impressionné. Il renonce:
— Pas pour moi, ce truc-là!
Il fera demain le Moine avec une équipe genevoise.
Devant nous, contre les pans grenat du Moine, la vieille cabane nous attend, caisse de bois brun sous son Couvercle de granit. C' est petit, sombre, mal aéré, mais il y a Ravanel le Rouge, grand diable de gardien, un peu voûté, ancien guide d' Emile Fontaine dans les Aiguilles. Il est l' ami des sans-guide, celui-là.
— La Verte? ça se fait rarement. Oui, monsieur Blanchet, le pianiste et Chaubert, il y a six jours, avec un jeune d' Argentière pas connu, Armand Charlet, qu' on lui dit. Même qu' ils ont traversé en première par la Rocheuse sur l' Aiguille du Jardin. Le couloir? Vous pouvez y aller, c' est tout bon!
Eblouissement de midi. Puis, lentement, le soleil plonge vers le Blanc. Sous le Jardin, on en voit deux qui rentrent du Triolet. Ils sont vite là: un blond, silencieux, corde cachée dans le sac. C' est André Roch, il a dix-sept ans et mène devant un musicien anglais. Dans huit ans, il s' attaquera à ce même Triolet par la face nord, avec Gréloz. Mais il est encore à Page des voies normales.
- Eh! Frommel, regarde ce type qui monte, là-dessous: quelle vitesse, et quelle allure de danseur! C' est bien la première fois qu' il marche en montagne celui-là.
La sauterelle des Alpes est à la porte. Présentations, ébahissement pour nous: Emile Blanchet! Ainsi tous les grimpeurs n' ont pas la lourde démarche montagnarde... Peut-être a-t-il, en musicien, plusieurs tempi h sa disposition: scherzo ou allegro sur les sentiers, adagio à l' attaque, moderato dans les mauvais passages, et presto con fuoco pour les derniers mètres avant la cime? Laissant pour une fois à Taesch son fidèle Kaspar Moser, il a découvert, presque au sortir du cours de guide, Armand Charlet, des Frasserens, sous le Col des Montets. Il a pressenti sa volonté opiniâtre et dure, remarqué sa valeur, son allant, son goût de l' entreprise, et l' a mis à l' épreuve sur les arêtes du Jardin. Il a donné son nom à ce petit col aérien, là-haut, l' épaulant pour une brillante carrière.
Le sommet des Jorasses est rose encore quand Martin pousse la porte, lâche son sac, et s' appro de la soupe.
- Et cette rimaye? Vous n' y êtes pas allés? Alors, c' est fichu!
- Non, vieux, Ravanel dit que ça ira. Et puis, la neige était trop molle.
Un bout de soirée seulement. Le pianiste parle de ses doigts, trop usés par le rocher pour les concerts de l' automne. Un groupe genevois arrive tard. On les entend de loin.
Minuit déjà. Partons-nous trop tôt? Peut-être. Les tartines descendent mal à cette heure, et le thé tiède dans les tasses de fer-blanc ne vaut rien. Dehors, il faut contourner des blocs, et prendre la crête morainique. Quinze minutes qu' on marche sans un mot. Que d' étoiles, que d' étoiles! On somnole.
- La corde, c' est toi qui l' as?
- Non, c' est toi!
- Ah! non, pas dans mon sac!
Martin s' assied, je dégringole au refuge: elle était pendue à l' entrée. On repart; c' est deux heures qu' il faut marcher, lanterne en main, par neige dure, en arc de cercle sous les bastions du Moine et de l' Evêque.
Deux points lumineux, à gauche du Jardin: Blanchet et Charlet sont en route pour les Droites ( ils repasseront au Couvercle à 9 heures déjà ). Ainsi se forment sur les glaciers, aux dernières heures de la nuit, des constellations divergentes, étoiles filant vers les sommets.
Devant nous, un rectangle blafard ( est-ce tout proche ou très loin ?): le couloir Whymper. Mais que fait ici l' homme du Cervin? Des souvenirs de lectures me reviennent: le 28 juin 1865, c' est bien lui qui va s' attaquer à l' Aiguille Verte. Michel Croz, son guide préféré, engagé ailleurs, ronge son frein. Il ne participera pas à la victoire sur la Reine d' Argentière. C' est Christian Almer, le silencieux Oberlandais qui dirigera l' affaire, avec un Biner. On a dressé la tente sous le bloc du Couvercle, et par le glacier que nous remontons, la Bergschrund est atteinte à 5 heures 30. Aimer, à la vue du couloir lisse jusqu' au sommet, s' est écrié:
- O Aiguille Verte, vous êtes morte et bien morte! Puis, par la droite, il attaque le grand couloir, pour atteindre en oblique Parke du Moine à une demi-heure du sommet. Teile fut la première ascension. Whymper, ami du silence, s' indigne: un « odieux mécréant » joue du cor des Alpes au Jardin de Talèfre! La neige se met à tomber, la descente sera longue. Au Couvercle on retrouve le porteur; mais l' idiot a tout englouti: gigot, saucissons, œufs, pain, il ne reste rien. Whymper, de rage, fonce sur Chamonix. Il y sera mal accueilli par une population ameutée, hostile.
Et nous voilà, soixante ans plus tard, sous la Verte! Le névé se redresse. L' air n' est pas glacial, mais nos mains sont gourdes pour attacher des crampons indociles, lanternes accrochées aux piolets. Nous gobons deux œufs crus, percés aux pôles, et mâchons des bananes séchées. C' était alors notre curieux régime en altitude!
- Allons-y! A droite, la rimaye est à peine visible; mais au-dessus c' est « pentu »: 50 degrés pour le moins, et nous n' avons pas le coup de piolet d' un Almer. Halte! La traversée à gauche est barrée par une coulisse large de deux mètres, profonde, verglacée. Martin saute, lanterne entre les dents, rate son amarrage et file dans le canal, à bout de corde dans le noir. Sa lanterne, lâchée, dégringole avec des tintements de xylophone. J' ai tenu; il se rétablit par 16 pointes sur le bord opposé. Je saute à mon tour, dents serrées: réussi! Et nous continuons dans le jour naissant. Par une côte rocheuse, nous gagnons le grand couloir. La neige est favorable, mais nos crampons, les moins coûteux du commerce, ont les pointes courtes, et nous devons, à chaque pas, donner quelques coups de panne. Cinq cents mètres à monter ainsi, et trois heures qu' il nous faudra pour atteindre ce petit croissant blanc et bleu, à la verticale, longueur par longueur de corde.
Nous alternons en tête. Pierre, un habitué du Salève ( Arête Jaune chaque semaine ) et des Aiguilles ( quelques Grépons ), est fin varappeur, mais aime moins la neige. Skieur, je ne la train pas. Nous sommes complémentaires, de caractère aussi: Martin, Russe par sa mère ( ténacité, méthode ) est Vaudois par son père ( gentillesse, calme, humour ) et moi, fantaisiste, toujours pressé. Les mille petits trous de nos crampons, comme des traces d' oiseau dans la neige, ont marqué ce matin, dans la pente interminable, l' ascen de notre amitié. La Verte édifie entre nous, pas à pas, une entente qui sera pour la vie.
La glace redoutée n' apparaît pas: veine! Et nous sommes dans l' ombre jusqu' au faîte. Des cailloux sifflent parfois; trop haut.
Les derniers cent mètres ( 55 degrés d' après Vallot ) sont pour nos chevilles et notre équilibre l' extrême limite. Enfin le col, à 4051 mètres. La Grande Rocheuse est à droite, toute proche. C' est par ses assises que Charlet et Blanchet, il y a une semaine, se sont échappés « comme des cambrioleurs sur les toits ». Le couloir Couturier plonge de ses mille mètres, en raccourci, sur le cirque d' Argentière. A gauche, l' arête terminale, toute bonne, nous conduira sans peine, libérés de crainte, en vingt-cinq minutes au sommet Ses corniches gracieuses sont à la mesure de nos semelles. Les derniers pas! Trois arêtes cristallisées convergent avec précision en une fine pointe. Nous y plantons nos piolets à sept heures juste. Nous avons mis, par conditions semblables, le même temps que Whymper et Blanchet.
La calotte, petites vagues frisées, plonge en tremplin vers le nord, profilée sur des forêts et des pâturages. L' arête du Moine, au sud, commence par un gendarme effrayant, encapuchonné de blanc comme un père Noël. Et pour les suivants, c' est pareil: on les dirait sortant d' une bataille de crème fouettée! Nous rêvions de descendre par là: sans longues palabres, nous y renonçons, nous n' avons pas « la classe »... et ce n' est pas la saison... Ce sera, hélas! encore, le « couloir suicide ». Le temps est parfait, l' air « comme du champagne ». Des nuages arrondis, accrochés aux sommets, en accentuent le relief et la beauté. Pierre sort son « Vérascope », avec magasin de douze plaques et prend des stéréos. Un papillon de choux, jaune, porté par des courants ascendants, monte de Talèfre, rase la crête et disparaît vers le couloir Cordier.
- Encore des œufs, veux-tu? des bananes? je réchauffe le thé?
Mais pourquoi manger, dans cette heure unique de notre vie? Habitude? A deux, si haut, on se sent presque seul, avec sa fatigue, sa joie, ses craintes, ses pensées secrètes, on se tait.
Huit heures déjà, il y a ce sacré couloir à descendre, allons-y. Un même grimpeur a fait la descente en 55 minutes, mais une autre fois, il y passa sept heures! Et nous? Pierre n' apprécie pas la plongée dans le vide. Comme moi, il a la frousse ( O Sylvain Saudan !) Il se cramponne, des pointes et du piolet, à reculons. Ce sera long, six heures presque. Plus bas pourtant, c' est mou au soleil, mais on n' ose pas se lancer en vitesse. La rimaye là-dessous, assez large pour engloutir un chalet d' alpage, nous nargue. Elle ricane de ses lèvres édentées en nous voyant si haut encore, et si lents.
Mais surgissent en pleine chaleur de midi deux Suisses alémaniques, en montée. A ces heures? Ils sont fous! On échange quelques phrases au passage. Ils ont pourtant l' air sûrs d' eux, avancent sans hésitation. Bivouaqueront-ils au col? Redescen-dront-ils de nuit? En plein rappel, dans le passage rocheux, nous sommes aspergés par une cascade de gravier, eau et neige. Tirons à gauche et reprenons notre voie de montée. Bientôt, des pentes plus douces nous permettront sans doute de descendre « en châlant » comme des patineurs au Couvercle? Las! On y enfonce jusqu' à la ceinture. Cette neige pourrie de juillet va macérer nos jambes, et nous amener fourbus au refuge, à trois heures seulement.
Frommel est là ( il n' a pas vidé le sac, content de son Moine, avec des litres de thé et des citrons. Mais Pierre doit partir seul, sac bouclé et dévaler au trot la moraine, pour être à Genève dans la nuit. Il va rater le dernier wagon au Montenvers, se lancera à la course sur Chamonix, et y manquera aussi le train du soir. Alors, toute la nuit, sur les vingt kilomètres de route, il marchera en dormant, attrapant de justesse, au Fayet, le premier convoi du matin pour Annemasse. Après la Verte!... Il fallait le faire!
Au refuge, pour nous, les Jorasses sont roses encore le soir. La lune se lève sur les Courtes et glisse vers le Géant. L' entassement et l' air vicié du dortoir, son odeur de wagon bondé nous chassent à minuit sur le balcon. Les jambes dans le vide, encordés à la balustrade, nous appuyons nos dos contre les planches encore tièdes. J' ai la fièvre un peu, mais l' air du glacier rafraîchit nos joues brûlées. Devant nous, le massif s' éclaire au néon, avec des zones obscures, et des pans de glace brillante. Le silence des espaces éthérés nous berce et nous plonge dans de nouveaux rêves d' ascensions.
Qu' elle était verte, notre jeunesse!