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Toponymie orographique

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec une cariePar Frédéric Montandon

VII Arche, Ard, Ort Parmi les noms de montagnes, il en est qui ont mis à rude épreuve la sagacité des philologues et des alpinistes. C' est ainsi qu' on peut se demander si certaines sommités s' appellent Arc ou Arche à cause d' une forme arquée que présenteraient leurs rochers terminaux, si l'on cultive vraiment de l' orge sur les flancs des Montorge, si tous les lieux dits Orsaz, Orse et Orsera dénotaient anciennement la présence d' ours. II est vrai qu' il existe des Rocs à l' Ours dans les Alpes vaudoises et un Pozzo dell' Orso dans le Val Calanca. Mais la racine ors- peut également signifier autre chose. Gardons-nous d' étymologies trop faciles: elles peuvent conduire parfois à des absurdités. Et tel serait le cas si l'on voulait prétendre que le Melon des Avouâmes ( Haute-Savoie ) ou que la Rochemelon ( entre Maurienne et Piémont ) doivent leur nom à une ressemblance plus ou moins réussie avec une cucurbitacée. En examinant sérieusement la racine de chaque nom en cause, on arrive la plupart du temps à une évidence, à un certitude. Mais quelquefois aussi, deux solutions, ou même trois ou quatre, se présentent, tout aussi plausibles les unes que les autres.

W. A. B. Coolidge, qui fut à la fois un infatigable grimpeur et un historien consciencieux, a étudié minutieusement les divers noms qui ont été appliqués jadis au Weisshorn de Randa ou aux abords immédiats de cette cime célèbre, entre autres: l' Arche. « Ce drôle de nom, écrit-il, paraît d' abord sur l' atlas de Wörl ( 1835 ), où il est attribué aux glaciers, aujourd'hui dénommés du Weisshorn et du Morning, situés sur le versant anniviard du Weisshorn »... Puis il continue son intéressante dissertation en s' appuyant sur H. Keller, Fröbel et Gottlieb Studer et en supposant que l' échancrure du Col de Tracuit, au pied sud-est des Diablons, « pourrait faire penser à une arche ou demi-lune ». Il constate enfin que c' est vers 1853 qu' on ne trouve plus le nom de l' Arche, dans la contrée en question, ni sur les cartes, ni dans la littérature alpine.

D' après cela, le nom de l' Arche a dû être anciennement utilisé par les habitants du Val d' Anniviers pour désigner tout l' amas de rochers et de neiges dominant leurs villages du côté de l' est, c'est-à-dire les massifs du Bieshorn, du Weisshorn et du Schallihorn. « Ce drôle de nom » se retrouve ailleurs en Suisse; ainsi une Côte des Arches dans la région d' Undervelier ( Jura bernois ); Arch, pente boisée dans la région de Laufen; En Arche, versant de montagne au-dessus de Troistorrents; plusieurs Arche et les Arches — ou Artzes en patois — dans les Alpes de Gruyère, désignant des sommets, des arêtes ou des précipices; le Medone d' Arzo — même consonnance que Artze — contrefort rocheux du Basodino ( Tessin ). Le nom n' est pas inconnu en Suisse alémanique: non loin de Täsch, sur les pentes de l' Alphubel, s' étend un très haut alpage dénommé Arschkummen; et entre ce même village et Zermatt, au-dessus de la rive gauche de la Viège, s' élèvent des parois de rocher surmontées d' un chalet, avec le nom Auf den Ärschen. On voit qu' ici, Arsche n' est pas un nom propre, mais un nom commun, un substantif signifiant « paroi de rocher » ou « précipice » — substantif qui n' est ni allemand, ni français, mais qui est substantif quand même. A l' étranger, les homonymes ne manquent pas: — la Pointe de l' Arche ( en patois: Artse ), dans la Valpelline, la Grosse Arche, sommité de 2450 m. dans le Pays de Salzbourg, un Arz-Berg dans le Jura franconien et un Arz-Berg dans la Forêt de Thuringe, collines modestes, mais bien individualisées ( à comparer avec notre patois Artze ), l' Arz, pâturage dans la région de Sexten ( Dolomites ).

Tous ces exemples, et bien d' autres encore, montrent que ce substantif arche ou artze exprime l' idée de « rocher, montagne, sommet ». Quelle en serait l' origine? Son correspondant latin est sans contredit arx, arcis. Dans Qui-cherat, nous voyons deux mots tirés d' Ovide et traduisant bienl' idée mentionnée plus haut: arx Parnassi, « le sommet du Parnasse », puis quatre mots de Pétrone: impositumarci sublimi oppidum, « ville bâtie sur une haute montagne ». En grec, Ce x4 signifie « bout, extrémité » ( idée parente de « sommet » ) et aQ%a>v signifie « chef, celui qui est à la tête, archonte ». Par métathèse, la racine arc est devenue acr- pour donner axqiç « sommet d' une montagne » ou « région montagneuse », et cbcgoç « sommet, la partie la plus haute », d' où l' Acropole d' Athènes. Ces antiques racines indo-européennes sont naturellement sujettes à des fluctuations phonétiques. Si l'on prononce ou si l'on écrit indifféremment Arche ou Artze, on trouve souvent aussi, sur les cartes, des Arcs et des Ars; la dernière lettre aura changé, mais non la signification. Des parois de rocher près de Vallorbe s' appellent Roche des Arcs; l' Arcojeu est le nom d' un contrefort près de Morgins; la Pointe d' Arsinol ( ou Artsinot ) est une cime sur Evolène. En dehors de la Suisse, nous trouvons: les Rochers de l' Arc dans le massif de la Grande Chartreuse; le Grand Arc, pointe de 2400 m. au sud d' Albertville ( Savoie ), et tout à côté: un contrefort dénommé le Petit Arc; puis, aussi en Savoie, la Pointe des Arses, dans le massif de l' Iseran 1. Enfin, soulignons le substantif areas, par lequel on désigne, dans la péninsule ibérique, les monuments druidiques, menhirs, pierres dressées et autres rochers transportés et arrangés par la main de l' homme. Or, il est constant qu' un seul et même terme peut s' appliquer, dans un seul dialecte ou dans plusieurs idiomes différents, aux idées de « montagne », de « sommet », de « paroi de rocher », de « pierre » et même de « roc détaché ». Ce qui fait que nous n' éprouvons nulle surprise à voir appliqué à des menhirs espagnols le même nom qu' à des sommités alpestres.

Mais... attention aux homonymes n' ayant pas le sens de « montagne, rocher »!... Au pied sud du Grand Arc et du Petit Arc coule l' Arc, affluent de l' Isère. Homonyme peu dangereux parce qu' on ne confond pas une mon- 1 Sur la carte de Savoie de Paul Chaix, éditée en 1831, nous voyons indiqué au Col de l' Iseran: Col de la Lasse ou Col de la Large, probablement pour L' Arse et L' Arche.

tagne avec une rivière! Le mot irlandais earc ( l' e ne se prononce pas ) signifie « eau », et dans l' ancienne Gaule, les noms procédant de earc ne manquent pas: en plus de l' Arc de Savoie, il y a un Arc qui se jette dans l' étang de Berre ( Bouches-du-Rhône ), puis une Arche, affluent du Rhône, dans le département du Gard, une Archctte, ruisseau dans le département de la Drôme, et d' autres.

On rencontre un deuxième homonyme dans le bas latin: archas, signifiant, d' après Du Cange, « bornes, limites, frontières ». Nos Rochers de l' Arc, notre Côte des Arches dériveraient-ils de ce mot? On peut fortement en douter et préférer s' en tenir au latin classique arx.

Troisième homonyme: arche ou arcelle, qui a le sens, dans le patois savoyard, de « maison, chalet, grenier, étable ». ( A comparer: arche de Noé. ) Naturellement, quand il s' agit d' un ou de plusieurs bâtiments situés sur une pente de montagne ou sur un haut plateau, il ne sera guère possible d' indiquer l' étymologie exacte: arche-maison ou arche-montagne. Car, en effet, il ne faut pas oublier qu' une quantité de hameaux, de groupes de chalets, d' étables isolées situés dans les pays montagneux portent indiscutablement un nom signifiant « montagne »; par exemple les hameaux appelés Le Mont, ou Berg, ou Monti \ C' est ainsi qu' il serait oiseux de rechercher si l' Archette, nom d' un chalet sur un plateau à 1200 m. d' altitude, près de St-Cergue ( Jura vaudois ), s' apparente à arx, « montagne », ou à arche, « maison ». De même pour les Archeties, hameau sur un versant de montagne, au-dessus de Sierre. L' une de ces deux etymologies peut être tout aussi bien fondée que l' autre.

Enfin, quatrième homonyme: le verbe vieux français ardre ou ardoir, « brûler », participe passé: ars, arse. Parfois, on voit sur les cartes Jeur brûlée, ou simplement la Brûlée. Il est donc possible que les Arses, versant boisé près de Rougemont, au pied du Rubli, que la Tom' arsa, monticule émergeant de la plaine du Rhin, près d' Ems ( Grisons ), que la God ars, forêt près de Madulein, en Engadine, aient dû leurs noms à l' idée de « forêt brûlée » ou de « région défrichée par le feu »... Possible!... Et même probable dans certains cas. Mais seulement dans la basse montagne. Pour arriver à une certitude, il faudrait des preuves documentaires, ou bien une contre-épreuve par l' absurde, comme dans le cas de la Rochemelon.

Pour tenter d' expliquer nos Arc, Arche, Artz, Ars alpins et jurassiens, nous avons eu recours au latin et au grec. Est-ce à dire que le celtique ne possède aucun vocable correspondant à arx et à âxgiNous voici à nouveau dans le domaine des permutations phonétiques! Comme nous l' avons vu, le d peut se changer en s ( ou vice versa ) dans une seule et même conjugaison: ardoir, arse. De même, et suivant les pays et les idiomes, arx ou arche ou ars peuvent se changer en ard- ( ou vice versa ). En effet, l' adjectif latin arduus signifie « haut, élevé » ou « escarpé » et correspond à arth ( th dental ) ou ard, 1 A comparer, dans les parlers lombards, les trois significations du mot alp: « montagne », « alpage » et « étable » en montagne; voy. Les Alpes, t. XV, 1939, p. 90.

mot comique qui a également le sens de « haut, escarpé ». En irlandais et en gaélique, le nom commun ard ou aird signifie « eminence, sommet, plateau de montagne », et le diminutif ardan: « monticule ». Parmi les noms géographiques de la Cornouaille on remarque: Pen-arth, « la colline haute », Tren-arthen, « la ville sur un plateau ». Dans l' ancien domaine continental du celtique, cette racine ard- s' est maintenue à côté des arc- et arch-: — l' Ardève, sommité dans le Valais central, rive droite du Rhône, l' Ardille, précipice et arête dans les Alpes fribourgeoises, Alpe di Ardetto, petit pâturage à 1800 m ., dans le Val Calanca ( Grisons ), homonymes des Ardennes bien connues, en Belgique et en France.

Sur le versant nord du Wildstrubel, on remarque deux noms identiques, sauf une très petite variante: Artelen, désignant un haut pâturage ( une « montagne » ), et un peu plus à l' est: Ortellen, une combe et des parois de rochers. De même, sur les pentes du Chamossaire ( Vaud ): Arsets, chalet près d' un contrefort, et Orsay, un alpage. Il y a ici la permutation régulière du a au o, permutation qu' on retrouve dans le langage courant; ainsi orteil, « doigt de pied » ( idée de « pointe » ) se dit arté dans le patois de Vionnaz ( Valais ). En vieux haut-allemand, ort a le sens de « pointe, coin ». De là l' Ortstock de Glaris, les Spannort d' Uri, l' Ortler tyrolien et la Punta del Ort des Dolomites.

L' idée de « pointe, promontoire » se reconnaît fort bien dans Am Ort, nom d' un cap rocheux sur les bords du Lac des Quatre Cantons, au-dessous de Morschach. C' est un excellent homonyme du cap d' Orta, qui a donné son nom au lac dans lequel il s' avance ( anciennement: lac Cusio ), en haute Lombardie. Dans le Jura, de nombreux Ordons désignent tous des côtes abruptes; le t ou th s' est changé en d. Près de St-Maurice ( Valais ), un petit plateau sur des parois à pic est désigné tantôt sous le nom de Ordières, tantôt sous celui de Orgières, et en Gruyère, on dit tantôt Ardzevo, tantôt Orgevaux pour un seul et même lieu-dit. Il n' est pas question d' orge ( céréale ) dans ces toponymes; il n' y a là qu' une simple alternance phonétique entre des consonnes inconnues au français: le th dental ( th anglais ) et l' affriquée dz, consonnances qu' on a plus ou moins mal rendues, dans les textes imprimés, par d, ou par le g doux ( j ), ou par th, ou par s ( ou zle dz de Ardzevo rend beaucoup mieux la vraie prononciation. Une pointe de 3000 m ., dans le massif du Velan, le Mont Orge ( et non pas « Mont de l' Orge » ) porte évidemment un nom qui devait se prononcer Ordze et qui est parent des Ort- et des Ard-. De même pour le Piz Orsino, à l' ouest du passage du Gothard, et pour le Torone d' Orza, dans le Val Calanca ( Grisons ).

Voici la liste succincte des toponymes et racines figurant dans les pages précédentes, ainsi que le nombre de noms dont l' emplacement a été figuré sur la carte ci-contre:

Arc, Arche, Arsch... 15 noms Ors, Orz, Urs 21 noms Ars, Artz, Arz15 »Ord, Ort, Urt. 20 » Ard, Art 6 »Orge g tTotal 85 noms La distribution géographique de ces différents noms est très irrégulière. Sur le plateau, aucun signe n' apparaît, sauf celui de Montorge, éperon dans la Sarine, à Fribourg, et homonyme du Montorge de Sion. En Suisse alémanique: fort peu de signes, dont la plupart indiquent l' emplacement des Ort, mot qui est le correspondant germanique du ard celtique, du arx latin et du axgiç grec. Dans les Grisons et au Tessin: plusieurs Uerts, Urschai, Orza et Orsera. Enfin, dans les Alpes romandes, on remarque peu de ard-, racine celtique inchangée ( Ardève, Ardille ); mais, comme nous l' avons vu, il y a un passage phonétique insensible de ard- à arth-, puis à ars- et à arch-. C' est pourquoi l'on peut dire qu' en définitive les Arche de notre carte ne font qu' un avec les Artz- et les Ard-. L' Arche qui a tant étonné Coolidge n' est simplement qu' une variante du nom plus connu des Ardennes.

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Brun-Durand, J '., Dictionnaire topographique du département de la Drôme. Paris, 1891.

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Ferrari et Caccia, Grand dictionnaire français-italien et italien-français. Paris, s. d. Gabrys, P. J., Parenté des langues hittite et lituanienne et la préhistoire. Genève, 1944. Germer-Durand, E., Dictionnaire topographique du département du Gard. Paris, 1858. Jacot-Guillarmod, Ch., La toponymie du massif de la Dent du Midi. Echo des Alpes, année 1924. Loth, J., Contribution à l' étude des romans de la Table Ronde. ( Phonétique galloise et comique. ) Revue celtique, t. 32, année 1911.

Bietet, Adolphe, De l' affinité des langues celtiques avec le sanscrit. Paris, 1837. Roudet, Léonce, Eléments de phonétique générale. Paris, 1910.

La montagne nous en apprend plus long sur nous que tous les livres. En se mesurant avec elle, l' homme se découvre lui-même. Sans doute le paysan connaît encore la terre, parce qu' elle lui résiste. Mais l' homme des villes a perdu le sens de l' espace; le monde est fermé pour lui, qui a élevé le mur de ses habitudes, de ses rites, de sa sécurité contre la vraie grandeur, contre les souffles des vents, contre les lumières des altitudes. La montagne nous permet de retrouver notre force et notre faiblesse, elle nous donne les dimensions de notre condition d' homme.

A.J.d.

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