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Un 8000 à deux : le Broad Peak

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Yannick Seigneur. Chamonix

Cette aventure avait commence en 1976, année où nous avions entrepris, deux camarades et moi-même, l' ascension du Broad Peak. Un mois de mauvais temps et des tempêtes de neige extraordinaires nous avaient cependant contraints à rebrousser chemin, alors que nous étions bien près de réussir: nous étions parvenus, en effet, au-delà du col séparant les sommets sud et central du Broad Peak, et la tempête, d' une violence inouïe, avait stoppé notre progression à 7950 mètres, à quelque cent mètres du point culminant.

Mais tout au long de la descente et pendant la marche du retour sur l' interminable ruban de glace du Baltoro, je me promis de revenir en ces lieux pour mener à chef l' ascension de ce huit mille.

Je ne pars jamais en montagne par jeu; j' y vais pour vaincre et faire une conquête. Je ne pense pas à un éventuel échec. Et pourtant, cette fois, les mauvaises conditions atmosphériques m' avaient chassé du Broad Peak. Je n' aime guère subir un échec, mais il ne me déplaît pas de ne pas réussir quelquefois: cela me fait prendre conscience de la relativité de mes forces et me stimule dans mon entraînement.

Je me jurai donc de revenir, mais avec une plus forte motivation, avec un plus grand désir de vaincre, avec une envie plus ardente de fouler le sommet convoité.

Au printemps 1978, je suis reparti pour le Karakorum, mais avec une conception nouvelle de l' expédition qui sera cette fois ultra-légère. Nous grimperons essentiellement à deux: Georges Bettembourg et moi-même. J' attache beaucoup d' importante aux garçons qui m' accompagnent .'Ascension réalisée par Yannick Seigneur et Georges Bet-tembourg. au début de juin 1978.

dans les ascensions, et je tiens à ce que nous soyons vraiment de bons amis. J' ai d' ailleurs toujours grimpé avec des camarades que je connaissais bien, et même mes clients, que je conduis l' été en montagne, sont de bons amis. Cependant cette manière de voir nous encourage à varapper toujours avec les mêmes compagnons, ce qui nous « sclérose » en quelque sorte dans un monde restreint. Or, l' alpinisme est en perpétuelle évolution, et il nous pousse à nous adapter, à nous transformer, à changer notre conception de la montagne et la façon de la gravir.

En 1976, lors de notre première expédition au Broad Peak, mes camarades Bernard et Jean-Claude évoluaient sur les parois de la même manière que moi. L' expérience nous avait prouvé, cette année-là, que l'on ne peut guère compter plus de trois jours de beau temps consécutifs dans la région du Baltoro. Si nous voulions donc réussir au Broad Peak, il fallait le gravir en moins de trois jours. Cette déduction nous a obligés à modifier complètement notre équipement, notre matériel, à envisager aussi un tout autre entraînement, tant il est vrai que l' escalade d' une paroi de 3400 mètres en trois jours, alors que le sommet culmine à 8000 mètres, paraît irréalisable.

Georges Bettembourg, avec sa jeunesse ( 27 ans ) et ses idées nouvelles, m' a beaucoup apporté. Mais si je dois faire son portrait, j' avouerai qu' il est tout le contraire de moi, ne serait-ce que par son origine. Mes parents et grands-parents n' ont jamais fait de montagne, et mes études m' ont presque rendu citadin. Georges, lui, a tout un passé montagnard qui le précède: il est guide à Argentière, petit-fils de Georges Charlet, petit-neveu du célèbre Armand Charlet.Ilpasseunegrandepartie de l' année aux USA ( notamment au Yosemite ) ou au Canada, où il pratique son activité de guide. Je ne le connaissais pratiquement pas avant de partir pour le Karakorum, mais dès le premier contact, une entente exceptionnelle s' est établie entre nous.

Fort de l' expérience de 1976, j' ai préparé soi- Figures ioy, in et 112: Lac de Märjelen, au bord du Grand glacier d' Aletsch ioy: Vue prise de l' Eggishorn le 22 août igy6. Par basses eaux, le lac, fameux pour son allure arctique, se subdivise en plusieurs petits lacs et mares; c' est actuellement, en période de régression glaciaire, son état normal. La figure montre le lac inférieur, dit postérieur, barré par la glace et qui, périodiquement, se vide sous la glace, tout comme les autres lacs marginaux du même glacier. Depuis ig6$ le lac de Märjelen s' est vidé régulièrement lors de la fonte des neiges. Exceptionnellement, après des hivers pauvres en neige, il est resté plein en 1964 et igy6 pendant toute l' année, et en igyg jusqu' à fin juillet. Le lac moyen ou lac de moraine se situe devant la moraine frontale formée par la langue glaciaire latérale qui pénètre dans le vallon de Märjelen. Cette moraine, visible sur la figure 112,y marque l' état du glacier en 1850. Le lac supérieur, dit antérieur, qui n' apparaît pas sur les clichés, est retenu par un rognon de roches moutonnées et, en restant plein pendant toute l' année, s' écoule dans le lac moyen.

m: Vue prise du Tälligrat le 4 septembre 1850. Au siècle dernier, l' Etat du Valais a entrepris des mesures afin de réduire les risques d' inondation auxquels étaient exposées les régions en aval du glacier par les vidanges brusques du lac de Märjelen. A I' état du glacier représenté sur le cliché, la barre de glace était plus haute de 80 m environ qu' aujourd. Le lac atteignait parfois la ligne de partage des eaux sur l' Alpe de Märjelen et se déversait alors, à l' est, vers le Fieschertal. Grâce à la tranchée creusée en 1828 et 182g, ce déversoir fut abaissé de 12 pieds, réduisant le volume du lac ( io,y millions de m1 ) d' environ 15%. Mais, avec le temps, cette tranchée mal entretenue cessa de fonctionner, de sorte que, le iy juillet i8y8 par exemple, le lac atteignit son ancien niveau, avant de se vider rapidement, les 18 et ig juillet, en causant des dégâts relativement peu importants. Une vidange de y,j millions de mètres cubes, les 8 et g juillet i8g2, atteignit Brigue en g heures environ et produisit une montée du Rhône de 2 mètres. En automne i8g4, cinq ans après le début des travaux, la galerie de décharge, longue de 583 mètres, fut percée au niveau du lac antérieur, à 14 mètres au-dessous du niveau maximal des hautes eaux. La capacité du lac fut ainsi réduite à environ 6 millions de mètres cubes. Afin juillet i8g6, la galerie fonctionna pour la première et aussi pour la dernière fois pendant 6 semaines, car entre-temps, par suite de la régression du glacier, le déversoir naturel du lac s' était abaissé au niveau de la galerie d' évacuation. Depuis au moins igo8, lorsque O. Lütschg commença à étudier le lac et les conditions de son écoulement, les eaux du lac postérieur ne sont plus jamais montées au niveau du lac antérieur ( explication des symboles: voir légende de la figure 112 ).

112: Vue prise de l' Eggishorn le 23 octobre igyy. Bassin vide du lac postérieur ( au centre ), entouré à sa droite de la moraine que le glacier a déposée lors de ses crues pendant le « Petit Age glaciaire » ( 1600-1850 ) et qui barre le lac de moraine ( à droite ). Les flèches ( près des lettres ) montrent la position du bord du glacier en 1850 à la « heisse Platte » ( H ) et au bord du lac ( S ).

Figures 108 à 110: Glacier de Fiesch.

108: Langue glaciaire le 14 juillet ig68. Le glacier de Fiesch, qui est aujourd'hui le 2e glacier alpin en longueur, s' étend sur 16 kilomètres. Depuis son avance minime, il y a o ans environ, il s' est tout à fait retiré dans la vallée du Weisswasser. Précédemment, une partie de la langue se déversait dans le vallon du Glingelwasser, par-dessus le mamelon rocheux du Titer, qui apparaît plus clair, en bas à droite. La glace blanche, exempte de rocaille, du milieu de la langue provient des parties supérieures du névé qui commence au plateau des Fiescherhörner de Grindelwald et au Finsteraarhorn ( 42y$,g m ), sommet culminant des Alpes bernoises ( explication des symboles: voir légende de la figure 110 ).

10g: Front de la langue glaciaire dans le vallon du Glingelwasser en août 184g. Lors des crues du Petit Age glaciaire, le glacier de Fiesch a pénétré dans les forêts au pied du Titer.

110: Partie postérieure de la langue avec le Studerfirn, au pied de F Oberaarhorn, en septembre 1850. On reconnaît aujourd'hui le haut niveau de la glace, par exemple à la moraine latérale marquée « H » sur la figure 108 et dont l' arête se trouve à 100 m environ au-dessus du bord actuel du glacier. Environ 50 mètres plus haut encore se trouvent les moraines, désignées par « D », de la dernière glaciation de l' époque glaciaire tardive ( Daun, Egesenà I' époque ( ily a dix millénaires ) le glacier de Fiesch, long de 22 kilomètres environ, dépassait légèrement la région de Fiesch et se terminait non loin du Rhône.

Photos Markus Aellen, VA WIEPFZ ( ioy, 112 ) et Daniel Dolfuss-Ausset ( 10g à m, d' après les copies aux archives de la Commission des glaciers SHSN ).

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109 11 gneusement cette seconde expédition. Nous avons décidé de compléter notre équipe par un médecin ( condition d' ailleurs obligatoire pourtouteexpédi-tion au Pakistan ) et par un cinéaste, chargé de rapporter quelques documents. En fait, il a réalisé un très bon film qui a reçu le grand prix du Club alpin italien au festival de Trente en i 979. Quant à notre entraînement, nous l' avons pratiqué séparément: Georges s' est entraîné aux USAetmoiàChamonix, en hiver. Chaque jour, j' ai gravi 2000 à 2200 mètres de dénivellation, enfonçant dans la neige etportant un sac de io 12 kg, et cela en deux heures et demie environ. Puis, au hasard de mes voyages, j' ai poursuivi mon entraînement, à Tokyo ou à Osaka, en courant autour des immenses buildings ou en gravissant le Fuji-Yama. En bref, beaucoup de cross-country.

En avril, nous sommes prêts à partir. Tout en réglant les formalités administratives à Rawalpindi ou à Islamabad, nous maintenons notre entraînement en courant tous les matins sur le flanc des collines.

Nous accomplissons la marche d' approche sans problème, en compagnie de porteurs que je commence à connaître et apprécier depuis le temps que je les côtoie. Les Baltis se livrent peu. Ils habitent un pays sauvage et rude, on l' amitié et l' es s' acquièrent très lentement.

Tout au long de cette marche, nous poursuivons notre entraînement par des courses folles:

111chaquejour, après les 5 ou 6 heures de marche que représente une étape, nous gravissons encore six à sept cents mètres de dénivelée.

Le 26 mai, nous parvenons au camp de base, établi sur le glacier Godwin Austen, à deux semaines de marche des derniers villages. De nombreuse pierres nous permettent d' isoler nos tentes de la glace.

Dès le lendemain, comme il fait beau, nous partons à la conquête du sommet, sans nous être accordé un jour de repos. A la fin de cette première journée d' ascension, au cours de laquelle nous 112nous sommes élevés de 1400 mètres, nous établis- sons notre premier bivouac à 6120 mètres. Gils, notre cameraman, est des nôtres, car il désire monter le plus haut possible pour nous filmer. Nous nous trouvons sur l' emplacement même du camp II de notre expédition de 1976 et du camp III des grimpeurs japonais de 1977. Notre montée rapide est la preuve certaine de la qualité de notre entraînement. Hélas! le lendemain il neige, et nous devons redescendre.

Deux jours au camp de base sont consacrés au repos et à l' installation de notre cabane de pierres, baptisée la « salle à manger ».

Le 2 juin, le beau temps est revenu et nous repartons à l' attaque. Nous emportons une tente, une corde de 35 mètres, du matériel d' escalade, des sacs de couchage et des vivres. En somme, le même matériel que nous prenons pour la Major au Mont Blanc. Mais notre Major s' élève ici de 3400 mètres et son sommet se dresse à 8048 mètres.

Premier bivouac à 6120 mètres, le suivant à 7300 mètres. Le deuxième jour, nous avons bierimarché également, et les gendarmes rocheux ainsi que la calotte de neige représentaient une escalade difficile. Mais n' est pas précisément ce que nous recherchons?

Ce soir-là règne l' atmosphère d' une veille de grande course. Gils, le cinéaste, est encore avec nous. Il a accompli un exploit, lui qui n' était jamais monté jusqu' alors au-dessus de 4800 mètres. Demain, il essaiera de nous suivre, puis il redescendra.

Nous nous levons à une heure du matin. La nuit a été froide ( moins 40 degrés environ ), et nous allons souffrir de la basse température pendant toute la montée jusqu' à l' arrivée du soleil. Chacun grimpe, plongé dans sa solitude et luttant avec lui-même. Ici, ce n' est pas la « zone de mort », comme les Tyroliens appellent la cote des 8000, mais une atmosphère irréelle nous enveloppe: c' est le royaume du « sur-moi ».

Gils est redescendu, et nous ne sommes plus que deux à monter séparément, car la corde est dans le sac. Cependant l' amitié et l' entente nous lient mieux qu' un fil de nylon. Dans mon avance, il me semble que rien ne peut plus m' arrêter. Georges est loin derrière moi quand, après une dure escalade, je parviens au col. Je connais cet endroit, marqué des amers souvenirs de T' échec subi il y a deux ans. Mais aujourd'hui je suis envahi d' une grande joie.

J' attends mon compagnon à l' endroit précis où, deux ans auparavant, j' ai fait une chute de 15 mètres, due à la rupture d' une corniche. Aujourd'hui je suis prudent. En vérité, je n' aime pas risquer ma vie. Les dangers me font peur, et je cherche toujours à les éviter. Je dois avouer que j' ai peur quelquefois. Mais le propre du courage n' est pas précisément de surmonter la peur? Celui qui prétend n' avoir jamais peur est un inconscient qui ne voit pas l' imminence du danger.

Georges me rejoint et nous repartons sur l' arête, encordés désormais. Longue montée sans fin vers le ciel. La montagne exerce notre patience, et nous n' atteindrons le sommet qu' après avoir escalade toutes les « bosses » de l' arête. Il faut récupérer son souffle qui manque à chaque pas accompli au-dessus de huit mille mètres sans masque à oxygène. Notre pensée s' envole vers la famille, vers les amis, et des projets naissent spontanément à la vue du monde étonnant de ces hautes altitudes: le Masherbrum ( 7806 m ) profile son élégante silhouette à l' horizon et le K 2 dresse sa masse puissante derrière nous. Ce sont des instants pour lesquels on donnerait toute une vie, même si ces moments-là, on les maudit aussi à cause de l' effort terrible qu' ils exigent du grimpeur.

Cependant cette arête n' en finit pas! Mon altimètre indique 8040 mètres, et ce n' est toujours pas le sommet. Un vent violent et le froid intense nous glacent de la tête aux pieds. Notre souffle est court et nos muscles sont noués par l' effort. Seule la volonté nous pousse en avant. Quelques pas encore sur l' arête de neige qui conduit au pied d' un ressaut rocheux de quatre mètres.

Je cherche un passage à droite et à gauche, mais je dois monter tout droit. Je grimpe comme dans un rêve, je suis à plus de 8000 mètres, sans oxygène, après avoir bivouaqué deux fois. Epuisé, je me rétablis sur le sommet du rocher: c' est le sommet du Broad Peak. J' ai de la peine à réaliser notre situation. Il y a trois ans que je rêve de cet instant. Et, transporté de joie, je gravis la longue arête de neige qui conduit au deuxième sommet. Un rêve qui a une fin comme le soleil qui se couche à l' horizon. Tout autour de nous, des montagnes semblent s' élever avec les ombres du soleil sur son déclin. Au loin, là-bas, le Nanga Parbat, et tout près de nous, le K 2, fière et belle montagne. Déjà d' autres rêves, d' autres projets...

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