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Un jour d'hiver à Courmayeur

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Charles Gos.

A mon frère Emile.

A La Fouly, un crépuscule d' hiver. Des avalanches sont tombées on ne sait guère où. Du côté du glacier de La Neuvaz, dirait-on. Leur grande voix tonne quelque part. On croirait entendre s' élever, puis se taire le choc massif d' un ressac lointain. Voilà encore un élément par quoi la mer et la montagne sont sœurs: ces rumeurs mystérieuses, ces entre-chocs massifs de forces de la nature. Demain, nous passons le Col du Petit-Ferret à skis. Pour mettre au point certaines notes d' un ouvrage que je termine, j' ai besoin de revoir Courmayeur, ses guides, son décor, son ancien cimetière. Mon frère Emile m' accompagne, et le vaillant Maurice Crettex, de Champex, bien connu des milieux d' alpinistes, « le vieux guide du Signal », comme on l' appelle, sera aussi de la partie. Il a à régler là-bas quelques affaires personnelles, entre autre une histoire de « sonnettes » de vaches qui paraît très compliquée, et la perspective d' un bon moment avec ses fidèles camarades Henri et Adolphe Rey, Laurent Croux et les autres le réjouit.

Des rafales glaciales balayaient le col. Devant nous le Val Ferret italien creusait son auge blanche mosaïquée du bleu sombre des forêts. Les lourdes murailles enneigées du Triolet surgirent. Et vers le bas du glacier de Pré-de-Bar, sur un mamelon herbeux dénudé, trois chamois paissaient. Dans ce silence immense, ils étaient là, libres et fiers, pareils à l' âme de la Solitude... Le vent, les pentes éblouissantes, le crissement des skis... Le fond du Val montait à nous. A peine visibles, les toits des chalets de Lavachey. Puis les glaciers de Triolet et de Frébouzie gonflèrent les neiges. Et pour combler l' ennui de la marche à plat dès Pra Sec, les Grandes Jorasses, Rochefort et le Géant alertèrent notre attention.

Pour qui aime la nature sauvage, c' est une joie raffinée d' avoir pour compagnon de course un chasseur. Maurice Crettex, grand chasseur devant l' Eternel ( peut-être aussi un peu à la manière d' Alexandre Burgener !), penche sur chaque trace que nous croisons sa haute taille et son chapeau orné de trois fières plumes de coq crossées. « — Maurice, qu' est que c' estUn renard... Et çaUn blaireau... Et celle-ciUn lièvre... Et celle-làUn chevreuil... Et ça encoreDe la perdrix... » Traces légères qui glissez furtivement au fond des forêts! comme vous ajoutez à ces tableaux de blancheur du mystère et de la poésie!... Tout à coup, à la hauteur de Tronchey, une piste battue coupa le Val. Presque une tranchée. L' empreinte de petits sabots trahit d' emblée ces errants disparus. Maurice s' est arrêté net et pousse un admiratif et envieux: « Ah! les bougres de bêtes! les bougres de bêtes! un troupeau de chamois... » Son regard fouille les pentes du côté des moraines du glacier de Tronchey, mais aucune de ces « bougres de bêtes » ne laisse apparaître même le bout de son museau. C' est la blancheur intégrale de tout et le même silence. Nous nous remettons en marche. Maurice, obsédé par ses chamois, s' enferme dans un mutisme révélateur. Puis, soudain, prolongeant par une réflexion lapidaire ses pensées, il se libère de son obsession: « Les chamois, c' est la plus jolie bête qui existe, c' est élégant, c' est gracieux, c' est fier, c' est fin comme de l' or! » Bientôt, dans un contre-jour pâle et métallique, monta le rempart fascinant des Aiguilles de Peutérey, couronné par le fronton triangulaire du Mont-Blanc. La Dora, noir sillon lumineux, chantait doucement entre ses berges neigeuses arrondies.

Après les chamois de Pré-de-Bar, le premier être vivant que nous rencontrâmes fut un chien-loup, devant l' albergo à Planpincieux. Une voix cria: Ardito!... Et Ardito, battant en retraite, grogna. Le second fut un gros chat à La Palud, et le troisième un vieux mulet qui, à l' entrée d' En, se rôtissait béatement au soleil, devant son écurie. Et enfin, voici des têtes aux fenêtres. Puis un natif, et plusieurs. Du village sous la neige montait avec des fumées une rumeur de travail montagnard.

Sur la route de Courmayeur, vers La Saxe, un homme solitaire fait les cent pas. Il se retourne, nous voit, lève un bras et vient à nous. « — Cristo, MauriceHenri, tonnerre!... » C' était Henri Rey, guide-chef de Courmayeur, qui, averti de notre arrivée, nous guettait. Au-dessus des toits, tachés de neige, de tuiles rondes ou d' ardoises luisantes, le clocher roman de Courmayeur effila ses hauts murs gris. Par des ruelles encombrées de glace, Henri nous conduisit à la maréchaussée pour régler la question toujours très compliquée, très délicate et, comme il sied, parfaitement assommante, quel que soit le pays où l'on se trouve, des passeports. Nous avions, il est vrai, sollicité et obtenu la permission de franchir la frontière italienne au Petit-Ferret, ce qui facilite grandement les formalités. Nonobstant, nos passeports sont envoyés d' office à Aoste.

Alors que Chamonix l' hiver se pare de toutes les séductions de la station en vogue, Courmayeur, plus modeste et sans attraits mondains ou sportifs, rentre humblement dans le rang anonyme des villages alpestres que séquestrent les neiges. Comme recroquevillée, la vie y coule silencieusement des jours monotones, mais que le travail ennoblit: loi suprême et égale pour tous les montagnards. Coincé dans sa vallée, entre les flancs de la Grande Testa, des Monte della Saxe et les escarpements abrupts du Mont-Chétif, Courmayeur, qu' un soleil hâtif dore, connaît de longs hivers. Les guides ont déposé le piolet; les cordes déroulées pendent en festons sur des perches, au galetas, entre des quartiers de viande séchée, lard, jambons et saucissons, les réserves hivernales. Et pendant des mois, les cimes seront délaissées alors qu' au chalet le labeur ne chôme pas. Il y a le bétail à gouverner, soins assidus, d' autant plus minutieux que, dans de nombreuses habitations de Courmayeur, l' écurie, la cuisine et la chambre à coucher ne sont qu' une même et seule chambre, une pièce unique. D' un côté les vaches, de l' autre la famille. Les vaches occupent une moitié, la famille l' autre. Comme de juste! Un angle est réservé à la cuisine et l' autre aux lits. Le bétail contribue ainsi largement au confort et à la vie même du montagnard; d' une part, chauffage central naturel, les bêtes entretiennent dans le home une chaleur agréable, et de l' autre, elles le sustentent de laitage sous toutes ses formes, fontina, suivant un joli mot valdôtain. Puis, il y a le bois. Abattu et scié l' automne dans les forêts des hauteurs, il faut maintenant le descendre, le couper, le ranger. Les traîneaux rustiques sont sortis des granges, et le mulet, à l' œil de velours noir, le mulet, fidèle frère d' armes et de travail de l' alpini redevenu paysan, le mulet, au long des pistes enneigées descend, du tramail à la vallée, la lourde luge chargée de billots. Il y a encore les inévitables réfections à faire à la maison, des pierres à tailler, des planches à scier, des poutres à clouer. Chaque montagnard a son réduit où, sur l' établi s' abattent les marteaux et grincent les étaux. Le soir est vite là. Sous la lampe, la famille se groupe. Le guide, souvent la barbe poussée ( l' hiver ça tient chaud !), allume sa pipe et ouvre le Messager valdôtain ( rédigé en français ) et les « Dernières nouvelles » lui apportent la rumeur du monde soi-disant plus civilisée que sa vallée. Penchés sur VAlmanach illustré ( XXVIIe année ), également édité à Aoste et rédigé soit en français, soit en patois valdôtain, la femme et les enfants contemplent émerveillés les illustrations ou lisent à haute voix la prose charmante et spirituelle du bon abbé Henry, le fameux curé de Valpelline, lui aussi un enfant de Courmayeur. Le feu pétille. On entend le vent qui hurle et fouaille les rafales de neige. Les vaches couchées ruminent paisiblement. Un agneau bêle en rêve. Et la grosse cloche de l' église égrène ses neuf coups sur les toits enneigés de Courmayeur qui s' endort...

A Courmayeur, l' hiver, tous les grands hôtels sont fermés, ce qui ajoute un petit air mélancolique au village sous la neige.Voici le Royal d' où partit, le 18 juillet 1882, le jeune savant anglais Francis Maitland Balfour et son guide, Johann Petrus, d' Eisten ( un des oncles de Josef Knubel ), pour aller mourir à l' Aiguille Blanche de Peutérey encore vierge; C. D. Cunningham et Emile Rey les regardent s' éloigner, soucieux et silencieux... Voici l' Unione d' où partit, le 17 août 1890, la cordée Villanova-Maquignaz-Castagneri, pour aller mourir mystérieusement quelque part — on sait qu' ils disparurent sur le versant sud-estdu Mont-Blanc. La veille, le 16, Guido Rey leur serrait la main à l' hôtel de Londres à Châtillon... C' est encore dans cette même rue que, le 21 août 1890, Jean-Antoine Carrel, redescendant du Mont-Blanc, est engagé par un jeune étudiant en droit, de Turin, Leone Sinigaglia, pour escalader le Cervin, et y mourir deux ou trois jours plus tard...

Courmayeur, Chamonix, Zermatt et Grindelwald sont les carrefours des Alpes où passèrent et se croisèrent, sous leurs lourds équipements de haute montagne, tous les alpinistes de renom, guides et voyageurs, de Saussure à Claude Wilson...

Nous descendîmes à l' Albergo Roma, un des rares hôtels, sinon le seul, ouvert à cette saison. Au café, un homme à cheveux blancs lisait son journal devant un verre: c' était Laurent Croux — dont un sommet de l' Ai Verte porte le nom — guide du duc des Abruzzes et de G. W. Young dans plus d' une ascension fameuse ( avec Josef Knubel ). Nous nous serrons affectueusement les mains.

Le matin suivant, Henri Rey nous ouvrit le petit musée alpin, dit « Musée du duc des Abruzzes », qui sert en même temps de « Bureau des guides ». Cette ancienne maison de commune, en face de l' église, est en bordure de la Place. Le monument aux soldats morts, celui du guide César Ollier, mort au Pôle Nord, au cours de l' expédition du duc des Abruzzes ( son traîneau et son chien en bronze figurent au pied d' une croix ), et le buste du fameux guide Joseph Petigax, composent dans ce décor étroit le plus émouvant témoignage qui se puisse imaginer: la Patrie exaltée par le soldat alpin, mort au champ d' honneur, et la beauté de la Patrie exaltée par ces guides illustres, vainqueurs de cimes farouches et victimes de la fidélité au devoir.

On crevait de froid dans le musée. Mais personne ne songeait à se plaindre tant ces reliques alpines sont palpitantes. Avec l' odeur du passé et des pièces longtemps fermées, on respirait je ne sais quelle senteur subtile, comme un parfum de gloire qu' exhalaient ces nobles souvenirs gisant là, au fond de ce silence émouvant comme peuplé de chuchotements mystérieux, de toutes ces vieilles choses entre elles... Un peu de l' âme profonde de Courmayeur et de l' alpinisme italien dès son époque héroïque flottait dans ce sanctuaire montagnard.

Du musée, nous passâmes au hameau de La Saxe, petite patrie des Rey. Je tenais à voir le chalet d' Emile Rey, « le Prince des Guides », comme on l' appelait alors. C' est de son chalet de La Saxe qu' il était parti pour ne plus revenir. Ce chalet, moitié bois, moitié pierre, plâtré, coupé de deux balcons de bois, est bien d' une architecture piémontaise rustique, croisée de chalet valaisan. Quand, le 26 août 1895, la caravane de secours ramena le corps d' Emile Rey, relevé au pied de l' Aiguille du Géant, la dépouille mortelle fut déposée dans le chalet voisin pour éviter la montée du perron d' une dizaine de marches. Ce chalet-là est habité aujourd'hui par Adolphe, tandis que le chalet natal, repris d' abord par Henri, l' aîné, est occupé actuellement par Emile, le petit-fils du grand Emile, jeune guide de race. Henri, lui, demeure dans la maison contigue.

Notre pèlerinage se termina au vieux cimetière. Henri nous conduisit sur la tombe de son père. Par sa forme, le granit funéraire rappelle l' Aiguille du Géant; un piolet et une corde en bronze sont accrochés à un des angles; des couronnes de 1895 sont toujours là; on peut y lire des noms illustres dans l' histoire de la conquête des cimes: Miss Richardson — Paul Guessfeldt — C. D. Cunningham — tous voyageurs du guide disparu. Et cette admirable épitaphe:

IN MEMORIA DI EMILIO REY GUIDA ITALIANA VALENTISSIMA AMATO DEI SUOI ALPINISTI IN LUNGA SERIA D' IMPRESE MAESTRO LORO DI ARDIMENTI DI PRUDENZA FATALMENTE CADUTO AL DENTE DEL GIGANTE IL 24 AGOSTO 1895 L' hiver donnait à ce champ de repos, en même temps qu' une sérénité angélique, un sens pathétique de la destinée humaine. Kugy m' avait demandé d' aller pour lui sur la tombe de son cher guide et ami, Joseph Croux, mais cette tombe gisait encore sous la neige et nous n' en trouvâmes point la dalle. Kugy m' avait encore prié d' aller présenter ses hommages et son fidèle souvenir à la veuve de Joseph Croux, mais, hélas! depuis des mois, cette vaillante compagne d' un guide emèrite, avait rejoint son mari dans la tombe... Dans un des coins du cimetière, par contre, nous fîmes halte, émus, devant la tombe commune de H. O. Jones, de sa jeune femme et de leur guide, Julius Truffer, de St-Nicolas. On se souvient de leur chute aux Monts Rouges de Peutérey, alors que G. W. Young et Knubel étaient descendus au ravitaillement à la cantine de la Visaille. Sous la neige encore des tombes de grimpeurs connus, et près de l' entrée, à gauche, des tombes d' autrefois aux pierres patinées par le temps et rongées par le soleil et la tempête. Pauvres morts aujourd'hui à peu près oubliés! Et, tout à côté, je lis:

JAMES AUBREY G ART H MARSHALL BORN AT HEADINGLEY NEAR LEEDS IN ENGLAND ON THE ELEVENT H OF JUNE 1841 JOHANN FISCHER BORN AT ZAUN NEAR MEI RINGEN IN SWITZERLAND ON THE TWELFTH OF JANUARY 1834 AT MIDNIGHT ON AUGUST 31 1874 FELL TOGETHER INTO A CREVASSE IN THE BROUILLARD GLACIER AND THEIR BODIES NOW LIE ON EITHER SIDE OF THE CROSSUlrich Aimer, fils aîné du célèbre Christian Aimer, second guide de Garth Marshall, dans cette tentative au Mont-Blanc par le versant du Brouillard, était tombé, lui aussi, dans la crevasse fatale; il en sort, par ses propres moyens, blessé, et se traîne comme il peut à Courmayeur où il donne l' alarme. Il vit toujours à Grindelwald, son village natal.

Dans l' après nous poussâmes une pointe jusqu' à la forge de Henr Grivel, à Dollone. Car, si Courmayeur a ses lignées de grands guides, il a aussi sa tradition de forgerons célèbres, la dynastie des Grivel. Courmayeur, sans Grivel, serait incomplet, comme l' aurait été Zermatt sans Marie Biener, la coiffeuse. Le chemin descend vers la Dora Baltea. Encaissé, le torrent gronde entre ses rives rembourrées de neige et ses pierres écaillées de glace. Une fois le pont traversé, on laisse à gauche le vaste bâtiment des Bagni ferruginosi, d' allure vieillotte et sympathique, genre Riffelhaus, pour prendre à droite une piste creusée dans la neige, aboutissant à un groupe de trois maisons: c' est la forge.

Tel un héros de Wagner, entouré de fumée et de feux ardents, dans son antre sombre où d' énormes pilons primitifs, rappelant le bélier romain ou carthaginois, mus par une chute d' eau et frappant à coups redoutables, » -.^ f.j; v..^- » .s

En rentrant à Courmayeur, je poussai le portail du nouveau cimetière. Là aussi, il y a des tombes de morts en montagne, dont ces deux jeunes Anglais Hoyland et Wand qui périrent vers le Col du Frêney, il y a quelques années. Nous allions les chercher, Smythe et moi, du côté de Chamonix — on avait signalé leur bivouac au Montanvert — quand on nous informa de leur passage à la cabane Gamba. Smythe et Adolphe Rey relevèrent leurs corps. Ils reposent maintenant là, côte à côte... Tragiques destinées inachevées!...

Il fallait se hâter. L' heure avançait et nous avions donné rendez-vous au café de l' Albergo Roma aux guides pour causer du vieux temps. A notre confusion, nous fûmes bons derniers... et nous recevions! Quand nous entrâmes dans la salle à boire, ils étaient là une quinzaine, groupés autour d' une longue table. D' un bloc et d' un seul élan, ils se levèrent pour nous saluer. Toutes ces mains loyales se tendirent. Tous ces honnêtes visages habitués aux larges horizons alpins et tous portant les stigmates des heures graves vécues là-haut, s' illuminèrent de bons sourires. Ils étaient là une quinzaine, tous les grands guides, les derniers d' une génération déjà à son déclin, et avec eux, quelques jeunes dont l' étoile se levait. Il y avait là les Rey, Henri, Adolphe et Emile, Laurent Croux, frère de Joseph, Cyprien Savoye, Bertholier, Bareux, Petigax, fils de Joseph, Bron1 ), Glarey, Chenoz, Salluard, et « notre vieux guide du Signal de Champex », Maurice Crettex, sans oublier ce Rey Cyprien, l' un des deux survivants de la caravane de secours qui, le 26 août 1895, releva le pauvre Emile Rey, au Géant2 ). Sa présence d' emblée orienta la conversation vers les choses du passé. Avec l' évocation d' Emile Rey, de grands noms de jadis furent prononcés: Jean-Antoine Carrel, Christian Almer, Melchior Anderegg, Aloys Pollinger père, Peter Knubel, Jean-Joseph Maquignaz, le bon abbé Gorret, Kennedy, Whymper, Mummery, Guessfeldt, Miss Richardson, Sir Edward Davidson, le capitaine Farrar, les Sella, Guido Rey, et d' autres, ceux de notre temps, sans oublier le cher Franz Lochmatter, son frère Josef, Josef Knubel, Josef Pollinger, Armand Charlet, d' autres encore...

Je crois vraiment qu' entre tous ces modestes montagnards présents, dont le charmant français de la vallée d' Aoste est, avec l' italien, la langue maternelle qui, par leur aisance innée et leur esprit, s' apparentent étroitement à l' élite des guides de St-Nicolas, ils avaient, à eux seuls, tenu toutes les montagnes des deux hémisphères, y compris les banquises du Pôle Nordl L' alpinisme italien, et l' alpinisme en général, doivent beaucoup au duc des Abruzzes. Celui-ci, par son amour des hauteurs et sa passion des expéditions aux cimes des confins de la terre, entouré toujours de guides de Courmayeur et de Valtournanche, a élargi les horizons de ces braves, affiné leurs natures et ennobli leurs caractères. Aussi faut-il entendre avec quel respect, quelle courtoisie touchante on parle ici de « Son Altesse royale », formule immuable par quoi le souvenir du duc est évoqué. Il existe au Musée alpin de Courmayeur de belles photographies de « Son Altesse royale » au milieu de ses guides, et un portrait admirable où l'on saisit sur le vif la race et la noblesse de sang et d' âme de ce grand marin-alpiniste. Mais je ne sais rien de plus émouvant que cette image de « Son Altesse royale », chapeau bas devant la veuve de son guide César Ollier, à qui il présente ses condoléances. L' expression navrée et émerveillée de cette pauvre montagnarde en face du duc des Abruzzes incliné devant elle, et le sentiment qui modèle le masque du prince, composent une image de la compassion dans la douleur d' une humanité pathétique1 ). Ah! comme on comprend la déférente sympathie de ces guides pour leur « Altesse royale » qui, animée d' une ardeur magnifique, a maintenu, avec leur collaboration, la belle tradition alpestre de la Maison de Savoie.

Le ton de la conversation s' anima, le tour en devint moins austère. Le nom d' Aloys Pollinger père revint sur les lèvres. On peut être un guide d' envergure et en même temps un génial farceur. Le vainqueur de l' arête des Quatre Anes à la Dent Blanche exprimait admirablement ces deux qualités bien précieuses en haute montagne. Je raconte quelques bonnes blagues que je tenais de Pollinger lui-même. Et chacun y alla de sa petite histoire. Cyprien Savoye, un des guides de ce cher Julius Kugy, nous dit entre autres la nuit terrible passée près du sommet du Grand-Combin, à 4300 mètres, dans la tourmente... Ils étaient quatre, et ils croyaient leur dernière heure venue, lorsque Savoye eut l' idée d' appliquer au Combin la leçon qu' il avait apprise au Pôle Nord, dans l' expédition de « Son Altesse royale ». Ils ont creusé un trou profond dans la neige, se sont mis dedans, l' ont fermé de l' intérieur, perforé le plafond avec un piolet pour avoir de l' air, et ils passèrent une nuit merveilleuse, pas froide du tout, à chanter, à rire, à fumer. Sur eux, la tempête hurlait. Puis, peu avant l' aube, d' un œil collé au trou au plafond, on vit les étoiles... Je me souviens, en effet, que Kugy m' avait raconté ça à Trieste, il y a quelques années. Mais Cyprien Savoye était en veine, et il continua... Une autre fois, au Col du Grand-Ferret, il y eut une séance de lutte entre le Dr Kugy et ses guides. La caravane rentrait d' une campagne ardue en Valais. En atteignant la crête, quand on vit s' ouvrir la vallée natale, on mit les sacs à terre et les vestes tombèrent. Après le délassement d' un bon somme au soleil, Kugy, tel le comte de Gruyère qui défiait ses armaillis à la lutte, provoqua lui aussi ses guides. Les guides relèvent le défi. Les hommes s' empoignent. Mais l' un après l' autre, Kugy leur fait toucher les épaules. Reste Savoye. Cependant Savoye, sans en avoir l' air, a observé les trucs qu' emploie son « monsieur », sa méthode de combat, et il en a tiré des conclusions pratiques. Le Dr Kugy est un hercule, et Savoye mince et petit. C' est Goliath et David qui s' affrontent. Mais David, même sans sa fronde et malgré sa minceur et sa petitesse, a triomphé du géant... Une fois Kugy culbuté, Savoye s' est mis en travers de lui, faisant pression de toutes ses forces sur la poitrine et les bras pour paralyser ses mouvements. Et petit à petit, les larges épaules du Dr Kugy entrèrent en contact avec la terre grise, pailletée de mica, du Col du Grand-Ferret...

Le succès de Savoye fut considérable. Nous applaudîmes et les rires éclatèrent. Incontinent une carte fut signée et adressée au Dr Kugy, lequel, huit jours plus tard, en me répondant, me dit se souvenir avec émotion de la ringfest, 1a fête de lutte, du Grand-Ferret.

Il y eut encore le récit d' un amusant épisode de la première du Grépon par la Mer de Glace. C'est Adolphe Rey qui le raconte, il le tient de Henri Bracherei lui-même, second guide de la cordée Young-Jones-Todhunter. Josef Knubel est en tête, lorsque, dans la dernière fissure, celle qui porte son nom et aboutit directement à la cime, subitement, le silence solennel des immenses murailles à pic est lacéré par des vociférations, des clameurs éper-dues... C' était Knubel qui, engagé très haut dans la cheminée, se débattait comme un diable dans un bénitier et, tout à coup, arrêté dans son mouvement de reptation verticale, criait d' un ton agressif: « Hieses! Hiesesl ( Jésus !) Herr Gott! Charrette! Charrette!... y a plus de prises!... » C' est alors que Young lui a passé les piolets pour qu' il se débrouille.

Et de rire de bon cœur. Et de souligner de commentaires joyeux cet exploit. Et d' en raconter d' autres. Ainsi les souvenirs s' enchaînaient aux souvenirs. Au-dessus des verres où tremblait du vin de la vallée d' Aoste, la vallée d' Aoste, « la première et la plus antique terre du Royaume d' Italie » * ), et son vin doré comme le granit du Mont Blanc — les visages montraient une gentillesse heureuse et enfantine. Par-delà les frontières, les âmes com-muniaient avec les amis de Chamonix, de St-Nicolas, de Valtournanche, et les autres. Et l' image de la haute montagne, tragique ou souriante, dans son éternelle beauté et l' idéal radieux qu' elle propose aux hommes, apparaissait lentement dans la basse salle enfumée...

Le lendemain, nous rechaussions les skis. Le ciel était gris. Il y avait une hésitation de neige dans l' air comme une musique silencieuse. Nous partions pour le refuge Elena, à Pré-de-Bar et le Col du Ban d' Array. En traversant Courmayeur, nous entendîmes chanter. Surpris, nous écoutâmes. Lointaine d' abord, la mélodie augmentait graduellement au fur et à mesure que nous avancions. C' était dans un chalet, deux ou trois jeunes filles. Nous fîmes halte un instant. Et voici ce que disaient ces voix pures:

0 vallée, à mon cœur si chère, 0 Courmayeur, charmant séjour, Tu devais donc à ma paupière, Tu devais disparaître un jour. C' est en perdant ce que l'on aime Qu' on en reconnaît tout le prix Et qu' on croit se quitter soi-même, Hélas 1 en quittant ses amis.

Notre halte dans la neige devenait un ravissement. Traversant la rumeur de la Dora Baltea, d' énormes coups de marteaux sur une enclume de forgeron vibrèrent. Des flocons dégringolèrent du ciel, espacés, comme des papillons las. Il fallait aller. Nous glissâmes sur la route. Et derrière nous, le chant avait repris:

Adieu, ciel pur et sans nuages, Adieu, vallons délicieux, Adieu, Mont Blanc, adieu, villages, Adieu, peuple au cœur généreux! Adieu, temple, adieu, sanctuaire, Et vous tous, que j' ai tant chéris, Trop heureux si j' ai su vous plaire, Trop heureux d' avoir des amis.

La mélodie mourait doucement... Une fleur qui se fane... Une étoile qui s' éteint lentement dans le ciel où glissent les brumes nocturnes... Puis elle se tut, étouffée par la neige qui, maintenant, tombait en silence...

NB. Ces pages, traduites par R. L. G. Irving, ont paru dans le numéro de novembre de /'Alpine Journal.

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