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Un métier disparu: le marchand de scorpions

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par S.W. Poget

Une des premières années où je montai à l' Etivaz, tout jeune encore, je vis le dernier représentant sans doute d' un commerce original autant qu' imprévu: le marchand de... scorpions!

On m' avait déjà parlé de ce trafiquant et de ses bizarres produits qui, depuis longtemps, manquaient dans la contrée, le voyageur étranger n' ayant pas reparu au cours des dernières années. Je n' y pensais plus quand, un beau matin, en sortant de la maison je vis approcher un colporteur à la mine étrangère qui demandait à voir le « patron ». On le fit entrer et, un instant après, on venait m' appeler: « Samuel, venez vite, c' est l' homme aux scorpions. » Il se trouvait déjà dans la chambre du fond, sa boîte ouverte sur la table.

C' était une grande boîte métallique, à deux étages garnis de petits casiers dans la plupart desquels gisaient des bestioles à l' apparence engourdie: les fameux scorpions.

« Ah! c' étaient donc là ces bêtes à la réputation détestable, ces animaux venimeux et dangereux, dont la pique pouvait être mortelle! Comme ils sont petits et quel air inoffensif! » Nous les considérions, nous autres enfants, avec une curiosité mêlée d' un peu de crainte.

« Avec ces bêtes-là, pensions-nous, on ne sait jamais; il faut se méfier. Elles peuvent se réveiller peut-être à l' improviste et se détendre brusquement, vous plantant dans le doigt leur maudit aiguillon. Mieux vaut regarder sans toucher. » Cependant, Mme Lenoir et le marchand causaient et discutaient.

De même qu' est prisée en certains cercles valaisans et autres la graisse des marmottes, de même l' huile des scorpions, à l' Etivaz et ailleurs, était considérée comme un produit d' une efficacité sans pareille. On en conservait avec coin une bouteille pour en frotter le bétail dans certaines maladies, et même les humains. Pour les « douleurs » entre autres et les piqûres d' insectes tels que guêpes et autres engeances venimeuses le remède passait pour unique. Il aurait même été employé avec succès, disait-on, en cas de vaches « gonflées ». Pour l' obtenir, on faisait simplement macérer dans de l' huile quelques-uns de ces animaux.

Le métier, paraît-il, se gâtait. Chimistes et médecins avaient inventé des produits similaires tout aussi actifs, à les entendre, et plus faciles à se procurer. Bref, l' ancien remède naturel se heurtait à une forte concurrence et le spécialiste laissait pressentir qu' il en était sans doute à son dernier voyage.

On convint du prix - bien modeste, 15 à 20 Cts la pièce suivant la grosseur -, Mme L. alla quérir la bouteille vide aux trois quarts au fond de laquelle gisaient encore deux ou trois corps momifiés et fit choix d' une dizaine de nouveaux exemplaires pour compléter le nombre et renforcer la panacée.

Les saisissant avec des pincettes, le marchant les enfila les uns après les autres dans le col de la bouteille. Puis on finit de la remplir d' huile dans laquelle ces malheureuses bestioles achevèrent leur existence, y dégorgeant peu à peu leur vertu curatrice.

Refermant sa boîte, l' étranger se la suspendit au cou par une large courroie et sortit pour suivre sa tournée.

Ce fut le dernier colporteur de ce genre que l'on vit à l' Etivaz.

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