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Une course de section aux Droites

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 4 illustrations.Par R. Eggimann.

Le soir du dimanche 6 août 1939 je me trouve tout seul au refuge du Couvercle, à quatre heures du Montenvers, direction sud-est, à 2698 mètres d' altitude. Tout le monde m' a abandonné dans cet asile glacé pour fuir l' humeur revêche de l' été polaire 1939. Mon ami Paul Rey est redescendu hier à Chamonix, après m' avoir mené à l' Evêque, un des sommets les plus intéressants de l' arête episcopale du Couvercle — disons plutôt de l' arête ecclésiastique, puisque toute la hiérarchie y est représentée: il y a le Moine, il y a l' Evêque, il y a la Nonne et il y a le Cardinal. Mais Paul Rey et moi sommes de l' avis d' un touriste mécontent et frustré qui, comme nous, a réussi l' Evêque aux trois quarts seulement, parce que la cheminée terminale était encombrée de verglas et par trop exposée aux chutes de glaçons meurtriers; ce touriste bredouille a mis l' inscription suivante dans le livre de bord: « L' as de l' Evêque ne vaut pas un p. de nonne. » C' est aussi notre avis, et nous avons mis au-dessous de cette remarque « frappée au coin du bon sens » comme disent les journaux: « Vu et approuvé », puis nous avons pris congé l' un de l' autre, après quoi je me suis réchauffé ( il y avait seulement 8 degrés dans la cabane ) en comptant les heures qui me séparaient encore de l' arrivée de mes copains de la section neuchâteloise: vingt-quatre heures exactement.

Le lendemain soir — dimanche 6 août — à 5 h. 30, je quitte le refuge pour courir ( toujours pour me réchauffer ) à la rencontre de l' équipe neuchâteloise. Je ne sais pas même s' ils monteront, puisque le programme des opérations indique le Refuge du Requin comme premier pied-à-terre, mais je leur ai expédié un appel S. O. S. en les priant de venir me délivrer de ma solitude hivernale du Couvercle. J' aurais voulu porter à mes copains l' assurance d' un temps complètement remis et solide sur ses jambes de convalescent robuste. Au lieu de cela, il est encore et toujours fiévreux et montre des signes de catarrhe chronique avec rechutes intermittentes. Tout en descendant dans la direction des Egralets, j' entends des marmottes siffler sur mon passage — comme elles le font d' habitude avant la pluie. En voici une toute droite faisant le guet sur un rocher! Je m' arrête pour regarder cette marmotte qui m' épie et siffle pour avertir sa famille ou plutôt j' épie une marmotte qui me regarde et, tout en épiant, je « marmotte »: « Zut! c' en est fait de l' été! Prions pour les agonisants! Kyrie eleison! » En effet, il recommence à pleuvoir; ce soir il neigera... l' équipe neuchâteloise ne montera pas par ce temps. Je me réfugie alors sous une dalle où je m' amuse à faire l' inventaire d' abord, l' histoire ensuite des boîtes fossiles échouées là comme moi. Quelle variété dans l' inutilité! Une surtout m' intéresse et appelle ma sympathie: elle est toute plate, toute rouillée et si minuscule et mesquine que je me demande quel est l' Anglais ascète et « vivant de régime » qui a bien pu se contenter des deux sardines qui logeaient sous son couvercle... J' en suis à me demander cela quand j' entends des voix, des cris plutôt. Ce n' est plus la marmotte. C' est pire! En tendant le cou, comme un canard en plein vol, j' aperçois un nudiste intégral... jusqu' à la ceinture, c' est Soguel qui apparaît sur le sentier, suivi de Bourquin, affublé d' une corde toute neuve ( la pauvre ne se doute guère de ce qui l' attend ). Puis vient un jeune homme inconnu qui se présente en bonne et due forme: il dit s' appeler Gerber. Et Brodbeck, et Neipp, où sont-ils? Ils montent, paraît-il, lentement, rationnellement, d' une allure excessivement calme, régulièrement grave, scrupuleusement pondérée. Ils ont au moins une heure de retard, mais ne sont pas les derniers, qu' il y a encore le guide Nestor Crettez qui n' arrivera qu' au dessert de notre premier souper en cabane. La section, c'est-à-dire le groupe militant de la section, sera ainsi au complet et les opérations pourront alors commencer.

Il est exactement 7 heures quand nous atterrissons au refuge. Il est presque vide. Ce n' est pas étonnant: le temps, coupeur d' ailes, empêche les envols, supprime les envolées de l' âme vers l' idéal des sommets. Il faut se résigner: dans ce refuge vaste et hospitalier, nous sommes des protestants disséminés. Pour boucher les vides, nous nous mettons un à chaque table, quitte à nous réunir une fois que nous aurons, en mettant nos savates, fait glisser en nous la sensation voluptueuse d' une semaine clubistique qui commence et de la vie de famille qui reprend de plus belle. Pas tout de suite, d' ailleurs... On est mouillé, la poudre de notre gaîté est encore humide et ne part pas; on songe à la déveine qui nous poursuit, on a réussi à lui fermer la porte au nez, mais on la devine accroupie, dehors, sous la pluie, tout près des piolets que nous retrouverons déjà rouilles demain matin. Elle sera alors prête à bondir et à nous poursuivre de ses assiduités embarrassantes... En attendant, remettons-nous en à la nuit qui « portera conseil ». Mais voilà que la nuit ne vient pas: pas question de dormir! Bourquin a beau border nos lits et nous préparer, en vrai père soucieux du bien-être de ses enfants, des couchettes moelleuses et bien rembourrées de plusieurs tranches de couvertures, nous dormons très mal et par intermittence, car nous sommes tracassés par le froid, l' humidité et surtout par les soucis de l' expédition de demain. Ah! ces premières nuits en cabane! où la rigidité, l' immobilité, l' inertie du corps étendu cachent l' activité remuante et soucieuse de l' esprit. On se tourne pour changer de position, ce qui ne change rien à la situation, puis, vers les petites heures du matin, on tombe dans un sommeil vertical pour entendre un instant après les escaliers de bois du dortoir gémir sous les pas pesants du gardien qui vient « subrepticement » nous dire que c' est l' heure. Alors on se frotte les yeux avec conviction, on se les frotte même si consciencieusement qu' on finit par voir des taches noires au centre lumineux se faire et se défaire dans le creux sombre des orbites; c' est ainsi que Rip van Winkle s' éveillant de son sommeil de 20 ans, ou la Belle au Bois dormant, sortant de sa léthargie centenaire, doivent s' être frotté les yeux.

C' est aujourd'hui lundi 7 août ( lundi, le pire des jours de la semaine en temps ordinaire, le plus poétique, le plus plein de promesses quand on est en vacances ). La semaine commence même une heure plus tôt que nous l' avions prévu, « à cause des mauvaises conditions », nous dit Arthur Ravanel, le gardien du Couvercle. Au lieu de nous appeler à 4 heures, comme c' était convenu, très intelligemment il en a fait à sa tête en négligeant les ordres reçus et en nous arrachant à notre sommeil — extraction sans douleur — une heure plus tôt, à 3 heures déjà. Heureusement! Vous le verrez par la suite ( entre parenthèses, vivent les gardiens qui, comme Arthur Ravanel, ont tout un passé glorieux d' ascensions et dont l' expérience, la sagesse et l' esprit d' ini viennent en aide aux alpinistes moins aguerris, moins « dessalés » qu' eux !).

Quand nous descendons, en titubant, dans la grande salle, la lune vient à notre rencontre par la porte ouverte: sa lumière argentée inonde le local encore imprégné de l' humidité froide du dimanche pluvieux. Ce n' est pas encore le soleil guérisseur, mais la lune annonce sa venue dans un ciel qu' elle a déblayé du moindre nuage, et cela suffit pour nous réconforter. Peu importe si le déjeûner a de la peine à franchir la barrière de nos dents, si le pain sec se refuse à passer le cordon douanier de nos lèvres, buvons vite quelques gorgées de thé chaud, sortons de ce refuge qui sent le moisi et allons sécher nos habits humides et nos idées lourdes des vapeurs de la nuit sur le glacier inondé de lumière... il dort encore, lui, dans l' ombre verdâtre tombant des sommets. Dépêchons-nous! Une, deux!...

Hélas 1 II y a d' abord le pierrier! Le guide, en tête, part comme un obus petit calibre ( c' est une des choses que j' admire le plus chez les guides: la voracité qu' ils mettent à avaler les pierriers, comme ces gens gloutons qui mangent les arêtes avec les poissons; ils sautent de pierre en pierre sans jamais tomber entre deux, elles sont toutes solides, aucune ne bascule lorsqu' ils y mettent le pied... tandis que nous autres... je n' insiste pas !). Je laisse le guide partir en avant jusqu' au moment où, en se retournant, il voit l' abîme qui le sépare de son client le plus proche; alors il ralentit l' allure ( c' est ce que je voulais ) et s' adapte à notre sage lenteur. Première cordée: le guide, Eggimann et Bourquin; deuxième cordée: Gerber et Soguel; troisième cordée ( étendus sur les matelas de la cabane ): Neipp et Brodbeck qui se lèveront seulement pour nous voir arriver au sommet « Quel sommet? » me direz-vous. Eh bien! nous n' en savions absolument rien à ce moment et nous nous en remettions entièrement à notre guide et à notre organisateur. Entre deux blocs vacillants de ce pierrier croulant ils voulurent bien nous confier ce secret: « Nous sommes en route pour les Droites. » Après le pierrier assommant, le glacier essoufflant, un glacier très raide qui descend en cascade tout autour du Jardin de Talèfre, ce jardin suspendu dans la Babylone des glaciers voisins, le Jardin de Talèfre, cette grisaille, cette rocaille sombre dans ce désert de glace blanche et figée, un peu comme le Roc Noir au milieu des séracs du Mountet, un peu aussi comme les roches noires en pleine chute écumante du Rhin.

Deux points noirs, qui ont l' air de cailloux sortant de la neige tant ils sont fixes, sont au bas du couloir Whymper. C' est le guide Rémi Thétaz et M. Nussli, de Zurich, qui sont allés faire une reconnaissance à l' Aiguille Verte et qui rentreront bredouilles ( pas tout à fait, puisqu' ils rapporteront de magnifiques photographies ) l' après déjà.

De l' autre côté, direction sud-ouest, le temps a de nouveau l' air de vouloir se gâter: il y a du « mince » sur la calotte du Mont Blanc, un duvet long et soyeux qui enveloppe les Bosses. Ravanel dirait de la situation: « Le Mont Blanc fait l' âne; il est bâté. » C' est là notre premier grand souci: le temps tiendra-t-il longtemps? Deuxième souci: la route à suivre une fois la rimaie franchie; il y en a même un troisième, les crampons: ce sera dur de les chausser, parce qu' il fait diablement froid. Quelle corvée! Enfin, pourvu qu' ils tiennent! Nous nous accroupissons dans une neige poudreuse et roulée en boules bien rondes et toutes semblables ( un vrai jeu de quilles pour Lapons ), reste d' avalanche gigantesque tombée du couloir où le guide veut nous faire passer, un couloir vertical qui nous effraie par sa verticalité. A ce moment j' en aperçois un autre plus à droite et je dis à Nestor: « Si on prenait celui-là! ce serait beaucoup moins raide et tellement plus sûr. » Sans me répondre il sort une carte... « Une carte Siegfried? » Non! « Une carte française de l' état? » — Non! Non! Une carte postale illustrée, bleue, vieux modèle, vieux jeu, une de ces cartes postales clair de lune qui fleurissaient au commencement de ce siècle. Il me la montre en disant: « C' est Ravanel qui m' a donné cette carte hier au soir et il m' a tracé au crayon le chemin à suivre.Voyez! il faut monter ce couloir et une fois arrivés en haut, nous n' aurons plus qu' à suivre l' arête. » A ce moment, le soleil touche le Mont Blanc, les bosses du Dromadaire sont roses, pas un mauvais rose, en somme, mais ni chair ni poisson... Pourvu que le temps tienne jusqu' à midi! L' Aiguille Verte aussi est transformée par l' alchimie céleste du soleil levant, et c' est tout; les autres sommets, il les néglige, il les méprise et ils croupissent encore dans l' ombre froide de la nuit: ils dorment du sommeil de la tombe. En nous redressant de notre position accroupie de touristes chaussant leurs crampons, nous claquons des dents, tellement le froid est vif... les doigts collent à l' acier qui poisse.Vite repartons! Hier ist keine Heimat! Les crampons que j' ai mis ne sont pas les miens, Arthur Ravanel m' a prêté les siens et cependant ils me vont comme si je les avais fait faire sur mesure, si bien même qu' ils vont rester vissés à ma chaussure pendant toute l' ascension sans montrer la moindre velléité de divorce ou de séparation de biens.

Ah! ce couloir des Droites, « on en parlera sous le chaume bien longtemps... » Il nous a donné du fil à retordre ( et la corde de Bourquin était neuve et comme toutes les cordes neuves s' obstinait à se nouer ), il nous a occupés, nous a préoccupés au point de nous enlever toute autre idée germant dans nos cerveaux stérilisés par le froid. Et à ce propos on dit que la lecture distrait, on dit même que le cinéma divertit, mais c' est difficile de ne pas lire entre les lignes, de ne pas poser son livre pour rêvasser, de ne pas laisser errer ses pensées même en dévorant un roman captivant; c' est quasi impossible de se donner tout entier à un film même bien conçu et bien « réalisé »... tandis que la marche lente sur une pente raide et glacée, où l'on est obligé de fourrer les 10 doigts et le pouce dans des prises ressem- blant aux fentes de nos boîtes aux lettres fédérales ( levée 5 minutes après le passage de chaque train-poste ), l' ascension pénible et délicate d' un couloir qui cède peu à peu à l' avance systématique et pénétrante de cette arme moderne admirable qu' on appelle des crampons, ce travail d' approche méthodique et mesuré dans sa lenteur décevante, tout cela vous distrait tellement et si bien que toute autre préoccupation cesse d' exister dès l' instant où vous prenez contact avec l' obstacle, où vous vous aplatissez le nez contre la pente blanche et glacée qu' il s' agit de vaincre pour atteindre l' arête de rocher. Couloir des Droites, face nord du Chardonnet, versant nord de l' Obergabel, vous êtes tous les mêmes, étonnants par votre hardiesse, durs à la détente, presque invincibles, mais vous cédez tout de même aux assauts conjugués de guides patentés et d' alpinistes expérimentés, dociles et résolus.

Nous avions cru que la partie serait gagnée, que la bataille prendrait fin au haut du couloir. En réalité, c' est là que la course-surprise a commencé, parce que c' est là que Nestor, au lieu de rester sur le tranchant de l' arête, est allé 2% mètres trop à droite s' enferrer dans la paroi sud des Droites. En nous engageant ainsi « loin de tout chemin battu », il nous a probablement fait faire, à lui et à nous, sans le savoir et sans le vouloir, une « première » dont personne ne saura jamais rien et qui vaut bien celles dont le récit encombre périodiquement les rubriques estivales de nos journaux locaux.

Maintenant, comme dans les ventes aux enchères et comme au bas des notes de médecins, je dirai, pour le reste de l' ascension, « le détail est supprimé »; mais comme pour les médecins et leurs notes indésirables, cela couvre bien des choses et suppose bien des émotions: des pentes de neige encore plus verticales ( si c' est possible ) que le couloir de base, des cheminées lisses et fort étroites, des becs de rocher tranchants et crochus comme ceux des aigles, où nous devons attendre, dans des postures d' acrobates de grand cirque, le retour du guide parti en avant, je devrais dire monté plus haut pour trouver un passage. Attentes interminables, parce qu' il fait froid, attentes délicieuses, parce qu' elles signifient détente, relâche. Retour subit du guide qu' on avait presque oublié: « Je crois que ça ira à peu près », nous dit-il, puis, presque en même temps, il hurle: « Attention! » C' est une chute de glaçons, passant à deux millimètres de nos oreilles, dressées pour ne rien perdre du bruit sournois de projectiles ennemis qu' ils font en nous frôlant. Nouvel arrêt. On fait le pied de grue, on se coince, corps et sac de montagne ne faisant qu' un, dans une rainure de granit rugueux, face à la paroi de rocher, en baissant la tête toutes les fois que Nestor, qui ramone plus haut, envoie des débris de suie, fait descendre des scories dans notre cheminée. Sur un rebord où nous arrivons après avoir coupé une petite corniche, nous pouvons, pour la première fois, nous étaler un peu; ce n' est pas un fauteuil, c' est un vague refuge, un nid d' aigle dans cette paroi des Droites toute droite. C' est le moment de prendre une photo pendant que Nestor recommence à tâter le terrain pour préparer la suite des manœuvres. Au moment où j' ai le plaisir de voir l' image apparaître dans le miroir réflecteur de mon Heidoscope, Nestor me fait comprendre qu' il lui faut de la corde ( il choisit bien son temps:

il s' agit de lui passer, à lui qui est en tête, la corde neuve de Bourquin qui est en queue, et je suis, par la place que j' occupe, l' homme de liaison des deux compagnies. Quelle gymnastique nous avons dû faire pour amener cette corde jusqu' au chef de file! Quand on croyait la tenir, elle glissait entre les doigts, et quand on l' avait rattrapée, elle ne voulait pas s' enrouler autour du piolet que j' essayais de tendre à Bourquin. Enfin on réussissait à la faire passer plus haut, mais voilà qu' arrivée à quelques centimètres de Nestor, elle s' échappait et glissait comme une couleuvre dont la tête aurait suivi la queue. Nous avons fini cependant par en avoir raison, parce que Nestor l' a attrapée au vol et l' a tendue derrière lui tout en se frayant un chemin à travers les séracs et les rochers qui nous séparaient de lui. Il a grimpé comme un chat de gouttière montant à un rendez-vous sentimental, s' insinuant, se tordant, se tortillant en avançant prestement dans ce passage très délicat. Mais aussi qu' allait faire dans cette galère? S' il avait tout bonnement suivi l' arête coutumière, nous serions déjà au sommet Voilà bientôt quatre heures que nous varappons dans cette paroi inhospitalière et casse-cou! Ce qui nous impressionne — quand nous avons le temps de réfléchir — c' est la raideur des rochers et des pentes de neige qui nous entourent, qui nous dominent, ces pentes blanches, étincelantes qui partent dans le ciel gris-bleu d' un seul jet comme les flèches des belles cathédrales de France.

Le guide en tête a l' air d' être tout au-dessus de moi, comme le jaque-mart qui orne le faîte du clocher. C' est lui le capitaine de notre échelle de pompiers, et les copains tout en bas ont l' air de tenir les montants pour l' em de bouger. « On peut passer! » crie Nestor. « En avant! » On y va courageusement, ne sachant trop comment tout cela finira, mais une crainte au fond du cœur grandit et grossit comme les nuages dans le ciel qui se couvre: pourvu qu' il ne faille pas bivouaquer la nuit prochaine!

Notre corde, nos cordes plutôt — puisque nous ne formons plus qu' une seule équipe de cinq — nos cordes unies, réunies ont 80 mètres de long. Tout à coup mauvaise nouvelle: on ne peut pas monter plus haut, et mentalement nous ajoutons: « et c' est impossible de redescendre ». Alors le spectre du bivouac probable, cette méchante vision qui s' était évaporée pendant la dernière avance, réapparaît et s' impose. Il n' y a pas de retraite possible, c' est la carte forcée, le bivouac certain. Attente, inquiétude, angoisse. On reprend son souffle en espérant tout de même. Pendant ce temps, Nestor monte, redescend, essaie à droite, va fureter à gauche, se penche sur le vide au-dessus de nos têtes; il nous lance des appels et des exhortations que personne n' arrive à comprendre... Et voilà que dans nos corps, dans nos esprits, dans nos âmes s' infiltre déjà le poison des fins d' ascension: l' indifférence. On ne sait pas ce que Nestor nous dit ( il est si loin de nous, dans le temps et dans l' espace !), et cela nous est tout à fait égal, pourvu que nous puissions nous reposer encore quelques minutes avant de recommencer à lutter. A des ordres incompris nous répondons « oui » sans conviction... revêtus de la carapace d' indifférence que donne l' uniforme au simple soldat dans la colonne de marche, nous disons, résignés: « Transmis! » Pour un peu ce serait la panique ou en tout cas les premiers symptômes de la panique... Mais voilà que Nestor est de nouveau près de nous. C' est l' officier qui va nous galvaniser et nous insuffler l' énergie passagère qui nous permettra de vaincre. Il nous dit quelque chose de bien réconfortant: « Je crois avoir trouvé un passage, j' ai fixé la corde à un rocher, à vous de monter jusque là-haut! » Puis à juger, à jauger le temps qu' il lui a fallu pour trouver cette échappatoire, nous nous disons que ce sera dur, très dur. Un rétablissement énorme d' abord, vrai écartèlement qui fait craquer nos os, puis un atterrissage sur une vire minuscule d' où je vois avec ravissement toute la route à suivre. Et le guide, où est-il? Invisible; seulement je sens une tension de la corde qui me tire vers un rocher, derrière lequel il doit être blotti. La corde qui m'«appelle » passe par-dessus une arête de neige qu' elle scie comme le ruban métallique dont se servent les tailleurs de pierre pour partager des blocs de marbre en deux. Jusque là-haut il y a bien 70 mètres. Cela commence par une cheminée. Quelques prises à droite, mais rien pour se tenir à gauche, puis une pente de neige glacée que nos crampons dévorent à belles dents, ensuite une muraille de glace qui se termine en une apothéose de stalactites ruisselant de lumière, à travers lesquels il s' agit de se faufiler prudemment pour ne rien déranger, enfin mouvement tournant vers la droite près de la corniche sciée par la corde et descente de l' autre côté pour se laisser choir « en feuille morte » sur le rebord qui abrite l' opérateur. Nestor se bat avec la corde neuve, il en a autour du corps, elle s' enroule à ses chevilles — un vrai Laocoon — et le paquet qui reste est emmêlé, embrouillé, enchevêtré à ses pieds. Moi je suis au bout de mes peines: je peux m' appuyer au cône de glace dont le sommet pointu est en train de recevoir le piolet de Bourquin qui arrive en ahanant derrière moi. Tac! un coup sec dans l' air calme de midi, je me retourne épouvanté... C' est le piolet de Bourquin qui vient de se briser net, à la boucle ( a-t-on idée de mettre une boucle à son piolet !), au moment où il s' y suspendait pour se laisser glisser sur les flancs lisses du cône de glace. Ce pauvre piolet, diminué, amputé, joujou ridicule terminé par un moignon, me fait penser aux Courtes que nous avons devant nous depuis le commencement de notre longue varappe et que nous dominons enfin.

Deuxième « refuge », une petite terrasse, à peine aussi grande qu' un sommier métallique de cabane, mais beaucoup moins confortable, parce qu' elle est visitée, balayée par tous les vents qui passent dans ce carrefour exposé et haut placé. Sans le vouloir, je nous vois étendus là dans quelques heures, les pieds dans nos sacs, attendant le petit jour pour essayer de redescendre. L' idée d' un bivouac inévitable fatigue l' arrière de ma pauvre tête, surtout quand je mesure des yeux la distance qui nous sépare encore du sommet. Mais aussi pourquoi réfléchir? C' est à ce moment que, pour ne pas perdre courage et confiance, j' aurais dû citer Jean Gonio et répéter avec lui: « Les spéculations purement intellectuelles dépouillent l' univers de son manteau sacré. » J' aurais surtout dû m' en remettre au savoir-faire campagnard du guide et le laisser manœuvrer, lui, le Joffre de notre Marne. Son flair de montagnard aguerri, fait au feu, la promptitude de ses décisions alliée à la rapidité précise de ses mouvements, tout cela va nous tirer d' embarras. Il est digne des premiers pionniers qui, dans nos Alpes, se frayaient un chemin partout, préparaient les voies les plus scabreuses et arrivaient à leurs fins grâce à leur clairvoyance, leur audace, leur intelligence prudente et réfléchie... D' ailleurs, nous avons un allié sûr dans le temps: il faisait mine de se fâcher, il a l' air maintenant de se remettre et d' être d' excellente humeur. En levant les yeux, nous apercevons tout notre programme d' attaque: une pente de neige terriblement inclinée, couronnée par quelques rochers noirs sortant de cette armure blanche. Résignés, nous emboîtons le pas derrière, ou plutôt au-dessous de Nestor qui s' essouffle autant que nous, même plus que nous, puisqu' il doit enfoncer ses crampons dans la croûte gelée de cette pièce de confiserie si dure à cuire; mais heureusement les crampons mordent bien, et c' est tout plaisir de se sentir tenus par leurs crocs de carnassiers. Je vois alors le guide s' introduire avec adresse dans un petit couloir flanqué de deux jolis gendarmes au garde à vous, se glisser ensuite le long d' une crête de neige très mince et très aérienne et s' arrêter tout à coup pour me confier ce secret plein de voluptueuses promesses: « Je crois que nous arrivons au sommet. » A cette nouvelle, un oiseau se met à chanter dans nos cœurs, une alouette optimiste égrenant ses vocalises dans une giboulée de mars. Nos cœurs sont de petits jardins bien sarclés, aux plates-bandes pleines de fleurs parfumées et sous les arbres feuillus des enfants dansent en rond... Et cependant, on ne le voit pas encore, le sommet; il se fait désirer comme s' il voulait retarder pour nous, en les amplifiant, les délices de l' arrivée.

Mais voilà Nestor debout sur la pyramide de glace qui forme le faîte des Droites. Avant de le rejoindre, je jette un regard plongeant par-dessus l' arête de neige que nous chevauchons et j' aperçois tout en bas un touriste qui chemine seul sur le glacier d' Argentières, entre le Chardonnet et nous, vraie mouche perdue dans un bol de sucre tamisé. L' instant d' après, je suis au sommet, à côté de Nestor dont je serre la main en le remerciant « des services rendus », puis les copains arrivent les uns après les autres. Félicitations de part et d' autre, comme au concert d' abonnement, où le chef d' orchestre se fait humble et récolte tout de même la grosse gerbe des bravos. Quel beau moment! Et comme point d' orgue à la chanson qui chante dans nos cœurs, comme accord final de cette symphonie merveilleuse, voilà que les cris d' allégresse de nos copains « embusqués » montent soutenus, prolongés, victorieux de la cabane du Couvercle. Nous leur répondons consciencieusement, entre deux bouchées de lard rance acheté hier par Bourquin à Chamonix ( ce n' est vraiment pas la peine de monter si haut pour manger si mal I ). C' est le premier repas que nous faisons depuis ce matin à 3 heures: la paroi sud des Droites nous a assez préoccupés pour refouler en nous tout sentiment, toute sensation de faim ou de soif...

Nous sommes tellement étonnés d' être enfin au sommet que la vue que nous avons devant nous ne nous surprend guère et que j' aurais de la peine à vous dire exactement ce que nous avons aperçu de là-haut, l' agencement général du tableau, l' ensemble et les détails de cette composition scénique admirable, la place de chaque cime, la position des « tours » et des « aiguilles », sinon celle de la Verte qui occupait tout le premier plan et s' imposait à notre respect... D' ailleurs, ce n' était pas le moment de philosopher, de muser, de rêver, et si vous aviez vu, comme nous, ce qui nous restait encore à faire, si vous aviez sondé, comme nous, les abîmes qui nous entouraient de toute part — pucerons que nous étions piqués sur cette aiguille de glace — vous n' auriez pas eu non plus l' âme en fête et ouverte aux beautés de la nature. On peut fort bien dans un fauteuil d' orchestre suivre voluptueusement toutes les péripéties d' un drame qui se joue sur la scène, mais quand on est soi-même acteur de ce drame, c' est beaucoup moins drôle et voluptueux. Nestor allait-il retrouver l' arête perdue ou irions-nous encore nous égarer dans la paroi nord? Il y a un signe caractéristique de notre désarroi moral: Nous n' avons pas même eu le cœur d' allumer là-haut la cigarette du sommet, cette cigarette délicieuse qui fait d' autant plus plaisir qu' on a dû retarder le moment de la savourer. Quelle jouissance de l' allumer dans l' air calme et bleu du milieu du jour et de voir la fumée faire une auréole au guide et aux copains pour se défaire ensuite comme un rêve au matin. Non, nous sommes trop impressionnés par la montée achevée et surtout par la descente encore à l' état d' embryon, et c' est à peine 20 minutes de répit que nous nous accordons au sommet, 20 minutes d' armistice pendant lesquelles nous examinons la situation avant de reprendre les hostilités, 20 minutes que nous employons à nourrir le corps tout en laissant l' âme affamée, 20 minutes froides et assez déprimantes, puisque nous sommes lancines d' un désir cuisant: descendre le plus vite possible pour ne pas devoir bivouaquer sur l' arête ou dans la paroi nord. La quantité de neige amoncelée tout autour de nous éperonne encore ce désir — et nous sommes pressés d' en finir. Vite un coup d' œil sur tous ces sommets blanchis prématurément et touchés trop tôt par l' hiver empiéteur, envahisseur et avide « d' espace vital », et nous fuyons comme des chiens qui auraient un vol sur la conscience. Soguel est en avant, je veux dire tout en bas. Soguel, c' est les antennes du guide: il les promène, ses antennes, à droite et à gauche — comme un insecte fureteur — jusqu' au moment où il les fixe sur un point qui, pour lui, doit être le passage; mais Pierre Soguel hésite et dit: « C' est bien profond!... » Son guide lui répond: « Ouvre ton aile au vent, ouvre-la tout entière, et t' élance en avant! » Puis Nestor, qui est le dernier, s' impatiente. Alors il descend avec ses bottes de sept lieues... en trois enjambées il a rejoint Soguel, il tate, il cherche, il fouille et finit par dire: « Ça doit être par là! » et c' est juste, seulement c' est de nouveau un passage très, très délicat. Nestor nous descend, comme on dépend le fumé dans une cheminée; il passe la corde autour du jambon Soguel, autour du saucisson Bourquin, autour du « salametti » Eggimann et nous dépose tout pantelants — après un trajet aérien qui nous donne un avant-goût de l' éternité — sur les cailloux 20 mètres plus bas, ces chers cailloux qui mettent fin au vide angoissant que nos pieds ballants ont battu vainement de leurs ailes. On n' a plus de souffle: la corde et l' émotion qui nous étreignent et nous écrasent l' estomac nous l' ont coupé.

Depuis cet endroit-là ce n' est plus qu' un jeu d' enfant. Enfin nous voyons la route à suivre; nous ne sommes plus dans une paroi qui nous bouche hermétiquement la vue et contre laquelle on s' écrase. Nous sommes sur une arête, très raide bien sûr, mais bien définie, qui a des prises et avec laquelle il y a moyen de traiter et d' entrer en pourparlers. Seulement, la pente est forte et nous devons y aller prudemment: la neige fondante ( il est, je pense, 3 heures de l' après ) nous fait mettre deux pieds dans un soulier et alourdit nos crampons de « sabots ». Et voilà que Nestor s' impatiente de nouveau et trouve que ça va long. Ma foi! les Droites ne sont guère indiquées comme course de section, surtout si aucun des participants n' y est allé! C' est vrai que, lorsque penchés sur le vide qu' il nous reste à boire, nous regardons le glacier tout en bas, nous avons des frissons et nous préférerions nous pencher sur un verre de Bordeaux rouge bien chambré... Il y a encore pas mal de gendarmes, beaucoup de couloirs et bien des pentes de neige à vaincre avant de pouvoir, sur le glacier qui nous recevra à la fin de la bataille, ôter les crampons de nos pieds malmenés, martyrisés et qui ne demanderaient qu' une chose: s' arrêter seulement dix minutes pour se détendre. Mais Nestor continue de s' impatienter: c' est qu' il a vu que le temps se gâte, sérieusement cette fois, et rien n' agace autant un guide qu' une caravane qui lambine, qui lanterne quand le temps devient menaçant. Certes, nous ne sommes pas au bout de nos peines et de nos émotions, mais quelques instants après, du haut d' un piton rocheux, Soguel aperçoit nos traces du matin. Les Grecs de l' Anabase ne doivent pas avoir été plus enthousiasmés en voyant leur chère Thalassa, cette mer tant désirée qui allait mettre fin à leurs tribulations. Oui, nos traces du matin, là dans la neige de l' arête... les pas sur la neige plutôt que la « neige sur les pas » — à l' endroit exact où nous sommes allés 2% mètres trop à droite nous enferrer dans la paroi sud des Droites. Nous allons pouvoir maintenant boucler la boucle et nous laisser choir sur le glacier qui dort paresseusement à la base de la montagne. Il y a encore le couloir malsain du petit jour, le couloir vertical qui nous a tant impressionnés à la montée et qui risque de nous impressionner encore davantage à la descente. Il est si raide que nous devons le descendre face montagne, comme un couvreur qui redescend de son toit, et c' est encore la meilleure façon de négocier les pentes de neige fortement inclinées... Seulement n' en dites rien aux théoriciens pédants qui prétendent que c' est plus sûr de tourner le dos à la montagne. Constatation réjouissante: nous avons fait cette manœuvre face montagne pendant 35 minutes, sans glisser une seule fois. Nous avons fourré la pointe de nos pieds alternativement dans un nombre incalculable de marches que nous devions chercher du bout de nos souliers envoyés en éclaireurs 30 centimètres plus bas et nous avons tous tenu bon. C' est un peu plus long, peut-être, mais combien plus sûr. Nestor a « râlé », c' est entendu, mais c' est le rôle des guides de râler, ils sont payés pour cela... Ce qui ne nous a d' ailleurs pas empêchés de savourer comme il le méritait le moment délicieux de l' atterrissage sur le glacier, le moment rare où le divorce est enfin prononcé entre les crampons et nous, après un mariage de raison qui a trop duré: exactement treize heures d' horloge.

La vie devient désormais supportable, la liberté nous est rendue. Nous avons les pieds libres ( pour un peu ils auraient des ailes comme ceux du dieu Mercure ). Nous sommes à l' air libre de ce glacier sans crevasses; il n' y a plus qu' à se laisser porter par le vent que nous avons en poupe, il n' y a plus qu' à se faire traîner par la corde qui seule nous retient encore à la terre et à ses réalités. Glacier très bonasse, malheureusement terriblement mouillé, vrai canal d' égout où la neige de tous les sommets voisins est venue fondre et s' étaler. Comme nos forces ont diminué pendant les longues heures de l' ascension et qu' aucun picotin sérieux n' est venu les réparer, tous les dix pas nous glissons dans la neige fondante. La fatigue me coupe les jambes; à plusieurs reprises je tombe de tout mon long en éclaboussant l' eau froide, comme un canard barbotant dans une mare à moitié gelée. Mes copains glissent aussi, mais restent debout: je leur en veux et envie leur jeunesse stable, bien équilibrée. Il est de fait — pourquoi ne pas l' avouerque les Droites ont mis mes forces de petit vieux et ma résistance de vétéran à rude épreuve. Je suis tellement fourbu, j' ai les jambes tellement lourdes et le cerveau si léger ( parce que vide ) que je suis prêt à m' effondrer à chaque pas. Je ne pense plus à rien, je dormirais tout en marchant, comme au service militaire pendant les grandes manœuvres. Tout ce que je sais, c' est que nous ne sommes plus dans la paroi sud, que nous ne serons pas obligés de bivouaquer sur l' arête ou dans les flancs de ce sommet malcommode et que le refuge, avec des litres et des litres de thé chaud et sucré, m' attend au-delà de la moraine.

Puis peu à peu les idées me sont revenues — comme le sang se remet à courir dans les doigts engourdis par le froid — quand je me suis enfin trouvé assis à la table du refuge en face de mes copains d' aventure. Avec les idées la bonne humeur a réapparu, comme à la suite d' un dégel miraculeux, exactement semblable à celui de Münchhausen, vous savez: les notes gelées qui sortent du clairon avec retardement et grâce à la chaleur douce de la chambre d' auberge.

Quelle joie, quelle jouissance de pouvoir boire à sa soif, jusqu' à satiété! Mais, j' allais oublier la joie des joies: la pluie, qui se met à tomber fort, tout autour du Couvercle, sur le glacier détrempé, sur la paroi sud, sur le couloir vertical, puis, tôt après, la neige qui va bloquer les opérations du lendemain et couvrir notre sommeil d' un édredon fin et judicieusement réparti. Vivent la pluie et la neige à la fin d' une ascension réussie! Elles ferment la parenthèse ouverte le matin avant l' aube, elles ferment les guillemets d' un discours bien conçu, bien bâti et bien dit.

Tout en saisissant nos couteaux et nos fourchettes pour le repas du soir, nous nous frottons les mains — façon de parler — en songeant à la chance insigne que nous avons eue aujourd'hui: nous avons réussi à tirer parti de toutes les heures sèches entre deux séries de pluie et de neige.

Nous sommes en train de mordre goulûment des tranches d' ananas, fraîches et fondantes, quand la porte s' ouvre tout à coup, jetant sur nos pieds fatigués une offensive d' air chargé de flocons glacés. Dans le cadre de la porte se présente toute une troupe ruisselante, une horde dépurante d' étrangers ( nous ne pouvions pas les voir arriver... figurez-vous que la façade du « Couvercle » n' a pas de fenêtres! et que pour voir la vue merveilleuse de ce belvédère si royalement intronisé, il faut sortir sur la terrasse !). Tout de suite et malgré leur air de défaite, ils se trouvent en pays conquis, accaparent toutes les places, prennent d' assaut les ficelles tendues entre le plancher et le plafond et y suspendent tout l' attirail, tout l' arsenal de leur équipement intime: corsets mauves, jarretelles ajourées... Si nous n' y prenons garde, tout notre matériel de guerre, à nous, va disparaître dans cette invasion systématique et audacieuse. C' est pourquoi l' un de nous va sus à l' ennemi en criant: « Sauvons les meubles! Où sont mes crampons? » Puis nos regards se mettent à errer sur ce qui reste des étrangers, je veux dire qu' ils se sont dévêtus avec tant de méthode, d' opiniâtreté et d' acharnement qu' il ne leur reste plus que des vestiges d' habits, des semblants de vêtements sur le corps. Pour faire une utile diversion aux souffrances morales que nous procure ce spectacle, nous chantons à tue-tête tous les chants que nous savons, parce que « la musique adoucit les mœurs » et nous avons le plaisir d' en les Français se joindre à nous et épuiser avec nous tout notre répertoire de chants patriotiques, bachiques, comiques et tragiques. Notre sympathie va surtout à un groupe de trois étudiants de Paris, en congé militaire, dont la verve folle, le bagout sonore, rapide et savoureux — de vraies mitrailleuses bien réglées et à tir précis — fusent, comme la poudre bien élevée, sans « détoner ». ( Entre parenthèses, nous correspondons encore avec ces jeunes Français: l' un d' eux est en Alsace, l' autre dans les chars d' assaut « quelque part en France » et le troisième dans un sous-marin. Nos vœux les gardent et les accompagnent. ) Cette nuit-là nous dormons tous très mal: il y a trop de monde partout et nous n' avons, chacun, qu' une seule couverture mince, pelée, fripée et trouée... comme notre sommeil Entre 11 heures et minuit, j' entr la fenêtre du dortoir pour voir l' humeur du temps: elle n' est pas meilleure et il lui faudra sûrement un jour entier pour se remettre et se rasséréner; j' aper tout de même les Jorasses saupoudrées de neige nouvelle, la Dent du Géant aussi dont la dalle double et penchée fait penser aux tables de la loi. Nous ne serons sûrement pas leur Moïse: il faut attendre que la neige ait disparu et que le verglas ait fondu.

Résignons-nous donc et refermons la fenêtre du dortoir sur cette nuit d' hiver. Et nous irons rêver, tout éveillé, entre les deux ronfleurs qui protègent notre couchette de leur feu de barrage assourdissant ( notre humeur est si placide après une si belle ascension, notre âme tellement à l' unisson de toutes les merveilles dont elle s' est repue aujourd'hui que, dans un élan de fraternité universelle, nous pardonnons même aux ronfleurs ); allons rêver près d' eux — sans dormir — aux émotions passées et à la journée de fainéantise nonchalante, de quiète béatitude que nous prépare, dans cette splendeur hivernale du Couvercle au mois d' août, le mauvais temps qui rira bientôt sous ses pleurs vite essuyés.

A propos des croquis du « Mont Dolent » et de « l' Aiguille du Triolet » parus aux pages 471 et 473 des « Alpes* 1940. Ces deux croquis sont extraits du « Guide de la Chaîne du Mont Blanc » par Louis Kurz ( p. 123 et 201 de la 4e édition revue et mise à jour par Marcel Kurz ) 1935.Rm

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