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Une journée au Popocatepetl

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

rrPar Serge Herzen

Avec 2 illustrations ( 87, 88Jaman ) II y a des noms qui exercent un attrait mystérieux sur ceux qui, comme la plupart des alpinistes, ont gardé une âme d' enfant. Neptune... Charlemagne... est-ce la barbe qu' on leur prête, ou seulement la consonance du mot, qui nous fait envisager avec un frisson l' éventualité d' une rencontre au coin d' une rue, au détour d' un sentier?

Ce dernier jour de décembre ( 1952 ), c' est le Popocatepetl que j' ai rencontré au bout d' une aile d' avion. Au départ de Mérida, le gros DC 4 avait survolé la plaine humide du Yucatan parsemée de plantations d' henequen, ce frère utile de l' agave. Il s' était installé confortablement dans l' énorme bouchon d' ouate qui tapissait le golfe de Veracruz, puis il avait entamé à l' aveuglette, les quatre moteurs tendus à se rompre, la longue montée vers Mexico City. Et soudain, tandis que nous émergions de la dernière couche de brouillard, quelque chose s' était montré à gauche, un double cône neigeux qui semblait flotter dans le ciel: la crête ondulée de Flztacciuatl, vue en enfilade, et les flancs réguliers du Popocatepetl.

Dans la grande ville étalée sur son plateau à 2200 mètres d' altitude, ce quelque chose est aussi présent. Par temps clair, les regards se tournent machinalement vers le sud pour saluer familièrement les deux volcans qui accompagnent toute la vie du pays. On se rappelle instinctivement que c' est par le col qui les sépare, le Paso Cortez, à 4200 mètres, que le conquérant espagnol s' est précipité sur la capitale il y a quatre siècles. De la terrasse du château de Chapultepec, le jeune empereur Maximilien a dû les consulter longuement avant de prendre les décisions qui lui ont coûté la vie... Chapultepec, la montagne aux grillons; Popocatepetl, la montagne de l' Indien Popoca; deux pôles de l' histoire mexicaine.

4 janvier: Bonne époque pour l' ascension du « Popò »; la neige d' hiver porte à merveille, il n' y a pas trop de poussière de lave, et avec de bons crampons, pas besoin de tailler dans la dernière pente de glace. Parmi les diverses associations alpines de l' endroit, on m' a recommandé le « Club de Exploraciones de Mexico », d' une débordante activité à en juger par le programme annuel de courses qui remplit une épaisse brochure. Son président, M. Miguel Gama, m' accueille avec une franche cordialité et comprend mon désir tout européen d' escalader le volcan dont le nom fait la joie de nos gosses. Comme je n' ai pas d' équipe, il me prête un sac de montagne, un piolet qui aurait fait les délices d' Emile Javelle, une paire de bottes à lacets dignes des meilleurs trappeurs canadiens, des crampons et une gourde; l' enthousiasme suppléera au reste, comme tant d' autres fois... Il m' offre aussi la compagnie de son meilleur chef de courses, M. Oscar Culveaux, un jeune tailleur à l' aspect sympathique.

A 3 heures du matin, nous nous réunissons dans un bar de la ville endormie. M. Culveaux a amené sa fiancée dans l' espoir de lui faire atteindre le cratère, et aussi un ami costaud, précaution compréhensible lorsqu' on ne connaît pas les forces du « gringo » qu' il faut conduire là-haut. L' auto file dans la nuit sur la route du Sud, à travers une vaste plaine... Suis-je en train de rêver, ou bien sommes-nous réellement un groupe d' alpinistes à l' assaut d' un 5400? Au bout d' une heure, le clair de lune nous permet de distinguer, très haut dans le ciel, deux silhouettes blanches, vaporeuses, au-dessus d' une fine couche de brouillard. Tout à coup, à la sortie du village d' Amecameca, c' est la route de montagne, raide, poussiéreuse à souhait, qui s' enfonce entre d' épaisses forêts de sapins. Devant nous, Flztacciuatl montre par moments le profil de femme endormie qui est à l' origine de son nom. Nous montons ferme encore une bonne heure, la végétation s' éclaircit, le sol bascule et nous nous arrêtons au Paso Cortez, grande échancrure ouverte à 4200 mètres entre les deux volcans.

Une bise glaciale, annonciatrice de beau temps, nous accompagne dans la marche de flanc vers le versant sud-est, voie habituelle d' ascension. Je regarde avec envie mes compagnons engoncés dans leurs anoraks. Heureusement le terrain se prête à un bon exercice, car la poussière de lave fine et sèche se dérobe à chaque pas. Au clair de lune succède une aube blafarde, un peu voilée. Nous nous élevons insensiblement, dépassons un petit refuge jaune baptisé « le canari » et atteignons la base des grandes combes qui descendent du dôme neigeux. Une série de petites croix de bois, disséminées entre les pierres, attirent mon attention. Culveaux m' explique que le Popò, hélas, fait de nombreuses victimes, surtout parmi les débutants, car sur cette pente glacée uniforme toutes les glissades conduisent à ces grands blocs. Rien qu' en ce début de saison, il y a déjà eu sept morts.

- Et... vous ne vous encordez pas? fais-je innocemment.

- Non, car lorsqu' on est encordé, si l' un glisse, tout le monde dégringole. Logique implacable, inaccessible peut-être à la mentalité des Alpes, mais qu' il faut accepter, car elle est le reflet de tout un peuple.

Les crampons ajustés, nous attaquons avec le jeune Mario la longue pente de neige dure. Culveaux et sa fiancée s' attardent un moment, juste assez pour découvrir qu' il leur manque une paire de lunettes et qu' ils ne pourront donc pas s' engager à leur tour dans ce monde éblouissant. La marche est monotone, comme sur tous les grands névés du monde, mais nous grignotons de l' altitude et le tapis blanc s' allonge peu à peu sous nos pieds. A 4500 mètres j' adresse une pensée amicale au Cervin, à 4600 au Mont Rose, à 4800 au Mont Blanc... et dans le dernier effort, à 5300 mètres, je songerai au refuge bolivien de Chacaltaya où, il y a quelques années, nous étions parvenus si confortablement en automobile...

Après une épaule à peine dessinée - la « demi-orange » - la pente se redresse un peu, mais les crampons mordent suffisamment, surtout si l'on prend soin de profiter des petits reliefs du sol. La neige se durcit, devient glace, et il faut lutter contre la torpeur engendrée par la monotonie, car toute amorce de glissade conduirait directement à la combe aux croix de bois: c' est là le danger du Popò, le seul avec le mal des hauteurs. Heureusement quelques crampes, dues au vent glacial à travers un pantalon de fine toile, viennent apporter un peu de diversion. Il faut s' arrêter, s' arc, taper, secouer... et repartir avant d' être frigorifié.

Ail heures du matin nous sommes au bord du cratère. Il fait bon se détendre un peu, regarder cet immense entonnoir d' éboulis de plusieurs centaines de mètres de diamètre, au fond duquel s' étale un petit lac verdâtre. Pour nous protéger du vent, nous franchissons péniblement un champ de pénitentes de glace qui tapissent en couronne le haut du cratère, et malgré la forte odeur de soufre nous nous installons sur une petite plateforme pour casser la croûte.

Je n' ai pas l' impression d' avoir réalisé un exploit, mais il me paraît étrange d' être en chair et en os au sommet du Popocatepetl qui semblait n' exister que dans les manuels de géographie. Le mal des hauteurs n' a pas encore fait son apparition, mais quelques signes précurseurs m' incitent à hâter le départ, d' autant plus que je me suis lancé dans cette aventure sans aucun entraînement, après plusieurs mois passés au niveau de la mer. Descente sans histoire, face à la croupe blanche de Flztacciuatl qui domine de très haut le paysage verdoyant. Nos compagnons n' ont pas bougé; nous devrions faire un repas en commun, mais il m' est impossible de m' y associer, car la migraine attendue est arrivée, violente, malgré une double dose de cachets. Fort des expériences précédentes, j' attends la descente à Amecameca pour renforcer la thérapeutique par une bouteille de coca-cola, remède magique pour ce genre de malaise.

L' après n' est pas finie lorsque nous faisons notre entrée à Mexico en plein tumulte de la grande ville. Les drogues agissent avec une surprenante efficacité sur un cerveau affecté par les changements d' altitude, et je me surprends à chantonner, sur l' air du « petit vin blanc »:

Au Popocatepetl on descend en rappetl, mais à l' Iztacciuatl on peut prendre un chevatl.

C' est d' ailleurs tout à fait faux - heureusement que mes compagnons n' en comprennent pas un traître mot - mais n' est pas permis d' extérioriser sa joie d' avoir connu des coins nouveaux et de sentir, pour employer l' expression de Guido Rey, une belle montagne de plus prisonnière de son cœur?

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