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Une première dans les Gastlosen

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec Z illustration ( n° 10Par Georges Dessonnaz

Nous étions assis, Louis Wuilloud, Otto Staub et moi, devant la fontaine rustique du chalet des Gastlosen, contemplant religieusement l' imposante silhouette du Grenadier qui détachait toute sa vertigineuse architecture dans l' irréel flamboiement d' un beau soir de printemps.

Longtemps nous l' avons admiré sans échanger une parole, jusqu' à ce que l' ombre eût effacé le relief de ses faces tourmentées et que l' impérieuse nécessité d' un frugal repas nous eût rappelés à la réalité des choses d' ici...

Par la lucarne du toit les premiers rayons de soleil caressent mollement nos visages et nos corps engourdis par un sommeil d' une seule traite. On s' étire paresseusement, et vite on rassemble les cordes et la ferraille auxquelles nos vies seront suspendues de longues heures durant, où nous lutterons pour ravir à la paroi sud du Grenadier sa réputation d' inviolable.

La belle perspective de sa conquête nous stimule...

Je suis Otto et Loulou, zigzaguant et trébuchant au travers des premiers contreforts boisés du Col des Moutons, que nous gravissons rapidement et qui nous mène dans le dédale d' innombrables couloirs dévastés qui fuient des sommets du Remigupf, de la Glattewand et de la Gastlosenspitze, dans une chute vertigineuse et diabolique.

Le jour frileux chasse les derniers vestiges de la nuit, et, avec lui, les chauds rayons du soleil effacent sa froide empreinte figée au rocher. Une courte halte... et nous déjeunons davantage avec les yeux qu' avec la bouche, éblouis que nous sommes par le grandiose décor matinal qui si lumineusement reflète la joie de cette course tant convoitée.

La petite vallée d' Abläntschen se dépouille doucement de la grande ombre du Hundsrück, tandis que nos 4000 renvoient du lointain horizon l' éclat étincelant de leurs glaciers argentés.

En route... Nous traversons encore quelques couloirs ravinés par la lente dégradation de ces monolithes de calcaire, puis une fissure basse et suintante nous ramène sur le versant sud des Markzähne.

Nous gagnons, par une descente dans de la caillasse gazonnée, le col formé par la Gastlosenspitze et le Grenadier. Jusqu' ici, nous avons suivi la route classique pour l' ascension par l' échelle à fiches de la paroi ouest du Grand Gendarme. Nous allons donc reprendre sur sa face sud et aux deux tiers de sa hauteur totale la suite d' une tentative effectuée précédemment depuis sa base intégrale et à l' endroit où, surpris par un violent orage, nous avions renoncé provisoirement à sa conquête.

Une vire descendante mais sans beaucoup de difficultés nous conduit sur les bords de la lèvre extérieure d' une fissure verticale qui prolonge son abîme une centaine de mètres au-dessous de nos pieds; l' autre sommet du versant de cette fissure se projette hors de ce sombre précipice vers le sommet du Grenadier en formant, quelques mètres plus haut que la lèvre, un redoutable surplomb auquel nous allons nous attaquer.

Nous sommes à pied d' œuvre, les trois le nez collé au rocher; la tête renversée malgré un lancinant torticolis qui nous gagne, nous cherchons dans cette vertigineuse perspective rocheuse la clef du passage.

Après avoir réparti cordes et fiches, Loulou est mis au milieu de la cordée et partira le premier, secondé par Otto. Mon rôle sera d' enlever les fiches au fur et à mesure de notre progression. Nous faisons la courte échelle, et Loulou, hissé sur la tête d' Otto, s' allonge démesurément, le corps moulé à la renverse contre la roche. A l' aveugle, ses doigts tâtent et s' agrippent.

Anxieusement nous suivons sa lente élévation alternée de retours à une position de départ meilleure et d' une nouvelle progression, d' arrêts silencieux que trouble seule sa respiration violente, où, la figure appuyée à la muraille, il bande sa volonté qui lui permettra de repartir et de planter, quelques mètres plus haut, une fiche pour s' assurer. Infatigable, il s' élève, soutenu par la seule confiance en lui-même, les extrémités de ses doigts moulant nerveusement les faibles aspérités du rocher, le corps rejeté en arrière, un pied sur la fiche. Muets d' étonnement et d' admiration angoissée, nous le voyons tendre ses muscles et, abandonnant du pied la fiche, ses 80 kg. suspendus dans le vide, riper son corps dans un rétablissement prodigieux, à la seule force de ses bras. Déjà nous n' apercevons plus que ses semelles, car son corps moule la partie supérieure du surplomb et, centimètre par centimètre, il s' efface de notre champ visuel.

Des coups de marteau scellent à une fiche la victoire de ce duel silencieux, et une demi-heure après nous nous trouvons tous réunis sur un étroit balcon dont la déclivité meurtrit nos chevilles. Malgré cela nous respirons avec joie le souffle grisant de ce sanctuaire aérien, dont le surplomb à nos pieds dessine en blanc son profil sur le noir velours de la forêt d' Abläntschen, effaçant à notre vue la vertigineuse base du Grenadier.

Nos regards se rejoignent sur l' arête à notre droite, qui offre la perspective d' une progression facile dans un couloir gazonné.

Nous l' atteignons en pendulant comme avec un « pas de géant » suspendu à une fiche bien au-dessus de nos têtes. Personnellement, je ne puis savourer cette sensation impressionnante, car une fois mes deux camarades de l' autre côté de cette paroi désespérément lisse et inclinée qui nous sépare, je dois enlever la fiche, pivot de ce pendule. Un piton planté à l' horizontale sur l' autre versant de la dalle m' oblige à une traversée mouvementée et qui met à dure épreuve mes bras nus, tout en déchaînant chez Loulou et Otto un fou rire irrésistible. Je viens atterrir à 10 mètres en dessous d' eux, et lorsque je suis à leur hauteur, ils me reçoivent par des quolibets auxquels mon essoufflement m' interdit toute réponse... Rapidement, nous nous élevons, facilités par de bonnes prises malgré la déclivité dangereuse de ce couloir et par le charme secret de cet appel de l' inviolé qui se fait plus impératif à mesure de notre montée. Nos impressions se font plus nettes, et nous ressentons plus intimement la sécurité d' une camaraderie qui lie nos trois pensées à la même corde.

Le second surplomb est atteint. Pareil à un monstre, il nous barre impitoyablement la route. A première vue, l' échec de notre tentative nous apparaît comme une chose certaine... Cependant, nous nous refusons à nous avouer vaincus. Mais avant de chercher le moyen de franchir l' obstacle, ncus nous donnons quelques minutes de répit, car nos visages trahissent l' effort que nous avons déjà fourni.

La gourde de thé passe de bouche en bouche avec un morceau de pain et de fromage; puis une cigarette, en guise de dessert, ranime notre volonté presque défaillante...

Loulou déjà rajuste le nœud de sa corde et inspecte la paroi est qui lui semble offrir une dernière chance. Avec précaution il fait marche arrière et repart.sur notre gauche. Il découvre une petite vire qui, par une reptation délicate, gagne le milieu de la grande paroi est. Quand il a disparu derrière le surplomb, la corde file comme les tentacules gigantesques d' une pieuvre. Quelques coups de marteau et sa voix presque imperceptible nous commande de le suivre. Le chemin est là, en effet, car le surplomb est contourné, mais, malgré l' approche du sommet que nous devinons à une trentaine de mètres plus haut, il y a encore une marge vertigineuse. Nous sommes en face d' une succession de dalles fissurées formant le fond d' un immense dévaloir qui s' abîme d' un seul jet jusqu' au premier surplomb. Pendant que Loulou et Otto s' acharnent, à force de courtes échelles et de pitons, à vaincre la terrible déclivité de cette première dalle, je me fatigue dans une attente anxieuse et inconfortable. Je cherche un dérivatif à mes regards qui ne peuvent plus soutenir la fuyante perspective de tant d' à pic...

Comme ils sont bien, ces armaillis dans leurs chalets, et quel tableau de paix évoque cette fumée qui sort de la grande « borne », lançant à mon estomac affamé l' invite d' un bon souper!... Brusquement un mouvement de corde m' arrache à ces pensées et, pareille à un mirage, cette réconfortante illusion s' éloigne de moi...

Cette fois la clef du passage est en face de nous. Elle demande la plus grande prudence et un effort considérable. Loulou a planté un piton dans une fissure de la seconde dalle, aussi haut que possible, et s' est assuré. Cette dalle de quatre mètres de haut et presque verticale donne accès à un couloir raide mais gazonné, qui mène au sommet du Grenadier. Otto a rejoint Loulou et le soutient par les pieds, tandis que j' assure dans sa verticalité Otto dont les pieds épousent l' infime dérochement qui sectionne transversalement le fond du dévaloir. C' est une véritable pyramide humaine qui lutte dans un dernier effort pour ravir à cette paroi inhospitalière le secret de ses sanctuaires inviolés... Doucement et avec la sûreté d' un équilibriste Loulou se hisse sur les épaules, puis sur la tête d' Otto. Celui-ci ramène avec la même souplesse ses deux mains et, les bras tendus et plaqués contre la roche, il façonne une marche sur laquelle Loulou s' élève à nouveau. La dalle est terriblement haute et il faut toute la longueur de Loulou pour en atteindre le rebord supérieur, où il réussit à planter la fiche de salut. Encore un rétablissement pénible... et l' un après l' autre nous foulons avec fierté les gazons abrupts qui nous conduisent au sommet.

Une chaude poignée de mains et des sourires sans parole qui effacent les traits tirés de nos visages scellent la victoire. Profondément heureux, nous nous asseyons pour puiser dans le sac un repas bien gagné.

Le soleil a tourné depuis ce matin. Il éclabousse de ses derniers rayons l' imposante paroi nord des Grandes et Petites Sattel, cathédrale titanesque aux enchevêtrements de colonnes fantastiques, aux couloirs vertigineux dans lesquels s' abîme l' ombre de leurs crêtes, tandis que les silhouettes monumentales de Ruth, de Savigny et des Pucelles s' estompent dans la blancheur vaporeuse de l' horizon.

Quelques heures plus tard, devant la fontaine rustique du chalet des Gastlosen, qu' envahissait l' ombre du Grenadier que nous venions de conquérir, nous goûtions la douce quiétude des soirées en montagne.

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