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Voyage à Chamonix

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 3 dessins Les admirateurs de Tœpffer ont commémoré le 8 juin dernier le centenaire de sa mort. Nous devons à l' obligeance de M. Pierre Cailler, l' éditeur de ses Œuvres complètes — en cours de publication — de pouvoir donner à nos lecteurs un extrait d' un de ses voyages resté inédit.

On sait que Rodolphe Tœpffer, obligé de renoncer à la peinture à cause de sa vue, avait ouvert en 1824 un pensionnat de jeunes gens. Dès Vannée suivante, il inaugura avec ses élèves les excursions dont les récits, publiés en 1844 et 1854 sous le titre de Voyages en Zigzag, l' ont rendu célèbre.

Celui-ci date de 1828; c' est l' un des plus courts qu' il ait faits. Partis en voiture de la Porte de Rive ( Genève ), les touristes continuent à pied dès St-Jeoire par Tanninges, Samoëns et Sixt où l'on s' arrête un jour entier pour visiter la cascade du Rouget et la Combe du Fer à Cheval. Départ le lendemain par le Lac de Gers et le Col de Pelouse pour gagner la vallée de Sallanches et Chamonix. La 5e journée, dont nous donnons le récit, fut consacrée au Montanvert et à la Mer de Glace. Le retour se fit par Sallanches, Cluses et Bonneville.

Le lecteur familiarisé avec les Voyages en Zigzag notera ici une sensible différence. Sans doute le ton est le même, enjoué, plein d' humour et de fantaisie; mais le style est beaucoup plus concis, presque télégraphique; ce sont de brèves notes, simples et sans apprêt, et Tœpffer n' y dédaigne pas le calembour, même appuyé. Ce n' est que plus tard, dès 1832, qu' il développera le récit de ses randonnées pour faire œuvre littéraire. Ce qui explique sans doute pourquoi ces premiers Voyages, dédaignés par les précédents éditeurs, étaient restés inédits. L. S.

Cinquième journée Réveil plein de charmes. Temps magnifique. Les voyageurs tout en vaquant aux soins de leur toilette ont sous les yeux le Mont Blanc et toutes les aiguilles dont aucun nuage ne cache une seule partie. Les neiges brillent d' un éclat éblouissant sur un ciel d' azur très foncé. La toilette faite l'on va se mettre à table où un déjeuner excellent nous attend et doit servir de base aux autres repas de la journée.

La troupe après avoir visité les curiosités naturelles étalées dans les boutiques du lieu part pour ascender le Montanvert sous la conduite de deux guides, Tairaz et Paccard; le premier orateur distingué liant tous les mots par des s crainte d' omettre une seule liaison voulue par la grammaire; le second d' un genre grave en rapport avec son âge, tous les deux bons guides, à la fois prudens et complaisans. Leur dos est chargé de provisions qui sont très chères à nos cœurs.

La montée s' opère insensiblement. Une partie de la caravane s' engage dans un ravin profond, qui pourrait bien avoir été creusé par les Romains pour le plus grand estropiement des gens. On fait halte pour l' attendre auprès de la fontaine de Claudine 1, chantée par Florian. De là on voit dans le bas 1 Fontaine Caillet. Die Alpen - 194C - Les Alpes29 VOYAGE À CHAMONIX du ravin M. Montvert qui par façon de délassement se livre à de fréquentes contemplations, forme parfois de petits établissemens durables, et se rafraîchit solitairement par divers procédés.

Vers midi l'on atteint l' hospice, et l' immense Mer de glace déploie sous nos yeux ses vagues immobiles. L'on s' assied au soleil, et chacun écoute d' une oreille avide les récits du guide Paccard, en présence du théâtre de ses travaux. L' aiguille du Dru, celle des Charmoz, du Géant, semblent à quelques pas de nous. Leurs cimes menaçantes sont dorées des rayons du beau soleil qui nous réchauffe. Après avoir fait une provision intérieure de calorique, la caravane s' ébranle pour faire son excursion sur les glaces. Elle est partagée en quatre divisions qui vont successivement sous la conduite des deux guides et en présence de M. Töpffer jusqu' à un petit lac formé au sein des glaces à une soixantaine de pas de la terre. Chemin faisant elles mesurent d' un œil effrayé la profonde horreur des crevasses au fond desquelles on entend le murmure sourd des eaux. A côté du lac on voit ce que les guides appellent un moulin, sans doute à cause du bruit qui s' y fait entendre. Ce sont des entonnoirs où l' eau fondue à la surface des glaces se précipite en tournoyant et retentit dans les entrailles du glacier. La plupart des voyageurs, une fois arrivés sur la Mer de glace, sont étonnés de voir que cette mer qui, de l' hospice leur paraissait seulement une surface raboteuse, présente entre ses vagues de profondes vallées et mille accidens variés qu' ils n' apercevaient pas d' abord.

Pendant leur séjour sur la Mer de glace, MM. Montvert et Töpffer entreprennent un travail aussi important que l' effet en doit être sublime. Ils se proposent de rouler jusqu' à une grande crevasse voisine un roc énorme pour l' y précipiter. ( Voyez la vignette. ) Nouveaux Sisyphes ils se mettent à l' œuvre pour faire monter la pierre jusqu' au bord de l' abyme; leurs efforts vont être couronnés d' un plein succès, ils touchent au but... Voyez la La fontaine de Claudine VOYAGE À CHAMONIX même, à droite lorsque le roc juge à propos de retourner en arrière, et de prendre le galop sur les talons des deux honorables voyageurs, qui jugeant le cas sérieux se livrent aux bonds effrénés d' une fuite aussi affreuse que comique. Du reste ce travail leur fait infiniment d' honneur.

L'on retourne à l' Hospice où sont arrivés de nouveaux hôtes; ce sont un Anglais taciturne avec sa femme et un domestique chasseur, et deux curés. Ces deux derniers font leur expédition sur la Mer de glace sans guide, avec une hardiesse inconcevable. ( Voyez la même au-dessous. ) Nous suivons des yeux leurs soutanes noires, et nous voyons ces soutanes noires sauter les crevasses comme des chamois, enjamber de gros trous, et revenir une demi-heure après, avec les curés y inclus en parfait état. Les Anglais font aussi leur excursion sous nos yeux. Ils descendent flegmatiquement, remontent de même, mangent en silence, digèrent sans bruit, remontent à mulet sans dire mot pour descendre au Prieuré, en apparence fort indifférens à ce qui est sous leurs yeux. Nous ne doutons pas cependant que le sentiment intérieur d' avoir fait précisément tout ce qu' un gentleman doit faire ne soit pour eux une bien douce récompense de leurs fatigues.

Pour la caravane ce n' est pas par le silence qu' elle se distingue, si ce n' est pendant le moment du repas qu' elle ne tarde pas à faire en plein air. Alors on entendrait voler une mouche si un grand nombre de mâchoires en mouvement n' opérait un bruit masticatoire qui s' y oppose. Après cet excellent repas chacun vaque à ses goûts particuliers. Les artistes dessinent; d' autres contemplent; un établissement de montagnes russes est fondé sur un couloir de neige voisin, et réussit parfaitement. D' autres font une expédition vers le sommet du Montanvert. Plusieurs achèvent la ruine de leur numéraire à l' hospice où l'on vend mille produits très chers de ces vallées.

Enfin après un appel général la caravane prend congé des pâtres de l' hospice et se remet en route pour descendre par la Filia, descente très rapide et légèrement velue dans certaines parties. Elle a à droite le glacier des bois d' où se détachent fréquemment des avalanches qui font retentir la vallée. L'on remarque que M. Jules non content de ces avalanches générales en fait une quantité d' individuelles pour son propre compte, et qu' il est couleur de Filia. Halte vers le bas de la montagne pour voir la source de FArveyron. C' est là que nous sommes attaqués par une multitude de petites harpyes mâles et femelles, qui sucent le sang des voyageurs jusqu' à ce que ceux-ci leur aient acheté qque chose pour s' en débarrasser.

Le guide Tairaz fait un discours soigné sur Yuniquité de la Mer de glace, laquelle z' il z' assure z' être z' unie z' en certains' endroits. Son discours est rempli de liaisons dangereuses qui fond le plus grand effet. Après la péroraison, l'on part pour le Prieuré en gardant la rive gauche de l' Arveyron et longeant la base du Montanvert.

M. Montvert étant resté à l' arrière court les plus grands dangers. Il est envahi par une colonne des harpies précitées qui convergent toutes sur sa bourse avec une effrayante rapidité. Il veut doubler le pas, et le double effectivement, mais il tombe de Charybde en Sylla et enfile un chemin demi-velu, montant, équivoque. Il ne tarde pas à s' apercevoir qu' il est sur la route des sommités alpines, ce qui ne fait point du tout son compte. Il revient donc humblement à la plaine et arrive sans encombre à l' hôtel, où ses compagnons achèvent de se ruiner dans les boutiques.

Le souper réunit enfin tout le monde. Chacun s' empresse d' y faire honneur. Vers le dessert un bruit de bouchon qui saute, une mousse brillante qui s' échappe d' une bouteille, des verres allongés et d' autres symptômes annoncent la présence d' un Champagne adorable. Effectivement, c' est M. Ph. Bovet qui régale ses camarades, dont il se sépare le jour suivant, au grand regret de tous. Le souper se prolonge donc en toasts bruyans, gais ou affectueux.

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