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Ya-t-il un droit au risque?

Jusqu’où l’individu a-t-il le droit de prendre des risques, en montagne ou dans la vie quotidienne ? La réponse oscille entre deux pôles : la liberté individuelle et la responsabilité envers autrui.

La Constitution fédérale garantit à toutes les personnes le droit de développer leur individualité et d’organiser leur vie comme elles l’entendent. Diverses libertés découlent de ce droit : celles de travailler, de se reposer, de rechercher ou de fuir la compagnie d’autrui. La liberté de se déplacer dans la nature implique celle de prendre des risques ou de les éviter. On peut randonner tranquillement ou sportivement, mais aussi faire de l’escalade libre risquée ou se déplacer sur des glaciers. Pourtant, il n’y a aucune garantie de liberté illimitée. La liberté des uns trouve ses limites dans la liberté des autres et dans les préceptes qui régissent la vie en commun. Une règle élémentaire de la solidarité humaine s’énonce ainsi : agis envers autrui avec le ménagement et la prudence dont tu attends que les autres fassent preuve à ton égard. Ceci constitue la base de la responsabilité juridique dont il est question ci-dessous.

Par exemple, la liberté en montagne ne comporte pas le droit de s’engager dans une voie d’escalade lorsqu’une autre cordée se trouve dans la portion que l’on voudrait attaquer. En montagne, on doit tenir compte des autres alpinistes qui pourraient être concernés par une action entreprise susceptible de leur causer des dommages ( sur l’instant ou plus tard, par exemple avec le déclenchement d’une chute de pierres ). Un comportement dépourvu d’égards ou contraire aux devoirs entraîne toujours une responsabilité, pénale ou civile, envers la personne lésée. L’acceptation orale ou écrite d’une responsabilité à l’égard d’autrui implique un devoir de prudence accrue et une plus grande responsabilité juridique. En particulier, la personne qui se fait rétribuer pour guider des excursions, comme le font les guides de haute montagne et les accompagnateurs de randonnée, engage sa responsabilité pour les risques qui se réalisent en raison d’une préparation ou d’une conduite inadéquates. Une autre question difficile est celle de savoir si des prestations gratuites de services, par exemple à titre amical ( conduite ou même conseil ), peuvent justifier un appel en responsabilité juridique. La réponse est oui. Le devoir de prudence existe aussi lorsque des personnes s’engagent comme chefs de courses ou de cordée à titre bénévole, c’est-à-dire gratuitement et sans prestation économique compensatoire. Selon la pratique suisse du droit, ces personnes sont responsables en cas de violation des règles de prudence. D’autre part, la responsabilité de la personne en charge de la conduite d’une excursion alpine à l’égard d’un ( e ) participant ( e ) s’éteint lorsque cette personne se détache d’un groupe sous responsabilité d’un ( e ) camarade ou d’un ( e ) bénévole au prétexte du droit à ses propres prises de risque1. Une autre norme prévoit l’éventualité de suites pénales à la non-assistance à une personne étrangère à tout contrat d’accompagnement, si elle se trouve en danger immédiat de mort. Il peut s’agir par exemple de l’aide à un randonneur égaré ou à une grimpeuse en détresse, pour autant qu’une telle aide ait été envisageable.

Une obligation de protection de l’intégrité physique et de la vie d’autres personnes peut découler des risques particuliers qu’une personne fait courir à des clients ou à des utilisateurs par les prestations qu’elle propose. Cela concerne par exemple les entreprises de transport qui desservent des zones dangereuses. De même, les cabanistes peuvent être tenus d’orienter leurs hôtes sur des dangers particuliers et d’avertir les alpinistes de manière appropriée. Lorsqu’il y a des dangers reconnus, les exploitants doivent sécuriser les chemins permettant d’accéder aux points d’attraction, aux hébergements ou aux restaurants. A défaut, ils doivent informer les clients des risques encourus ( par exemple au moyen de marquages sur place, de mentions dans les guides d’excursions et de courses alpines ). Ces obligations concernent également les entreprises de transport de touristes par hélicoptère ( héliski ) ou les exploitants de plateformes panoramiques. Jusqu’où l’Etat a-t-il l’obligation de prendre des mesures contre les risques encourus en montagne ? Les collectivités publiques doivent-elles avertir des dangers connus ou prévisibles, les documenter, prendre des mesures de sécurisation ou exclure les risques importants par des interdictions ? En principe, la protection contre les risques revient à l’Etat en cas d’événements naturels exceptionnels et prévisibles ( laves torrentielles, tempêtes ou tremblements de terre ). Les collectivités peuvent être également tenues d’informer le public et de protéger les personnes ( même par des interdictions ) de l’éventualité d’atteintes à leur intégrité corporelle ou à leur vie, en cas de risques déjà réalisés et susceptibles d’être encourus à nouveau. Ainsi, la police peut par exemple interdire l’accès à un lac apparemment gelé. Le risque d’accident dû à la mauvaise appréciation d’un danger est ainsi réduit. Dans d’autres domaines, on attend aussi de l’Etat un effort de prévention contre les dangers généraux. D’autre part, aucune personne ne peut être individuellement contrainte de se comporter de manière à éviter les risques, pour autant qu’elle se mette en danger elle seule sans entraîner pour autrui des risques ou des inconvénients. Un Etat garantissant les libertés ne peut pas envisager de contraindre la population à un mode de vie sain, par exemple en interdisant le tabagisme. Concernant la prévention des dangers par l’Etat, il faut également distinguer: d’une part les avertissements souhaitables en vue de réduire les risques et les informations ou équipements prévus à cet effet ; d’autre part, la contrainte exercée sur l’individu pour l’empêcher de prendre des risques pour sa santé ou sa vie (interdictions). Toutes les mesures imparties à l’Etat pour réduire les risques sont subordonnées au principe de proportionnalité. Cela signifie que chaque mesure doit tenir compte de l’intensité d’un danger, de sa probabilité de matérialisation et de l’importance de l’entrave à la liberté que représenterait la mesure.

Jusqu’où l’individu peut-il ou doit-il être protégé de ses propres agissements par des tiers ou par l’Etat, lorsqu’il est seul à encourir des risques ? Celui qui s’attaque à une cascade de glace doit-il être averti du grand danger d’une voie ou empêché de prendre le risque ? Par principe, notre système juridique n’interdit pas à une personne capable d’entendement de se causer des dommages ou même de se détruire ( suicide ). Le principe de liberté individuelle est ici prioritaire. Le droit au risque comporte cependant une cautèle : l’individu n’a pas le droit d’affronter à la légère des dangers en comptant sur la possibilité de faire venir un hélicoptère en tout temps et de bénéficier des soins nécessaires par suite d’accident. La liberté individuelle est également limitée par la charge excessive que pourraient imposer à la collectivité des actions de sauvetage2. On peut illustrer une telle situation par le cas de la face nord de l’Eiger. Après plusieurs tentatives d’ascension soldées par des accidents mortels en 1936 et sur pression de l’opinion publique, le Gouvernement du canton de Berne en avait interdit l’accès. Ce décret s’avéra toutefois indéfendable juridiquement, et la mesure fut bientôt abandonnée. Mais par la même occasion, on limita l’obligation faite aux stations de secours alpin d’intervenir en toutes circonstances. L’interdiction d’escalade de cette paroi n’a pas été renouvelée à ce jour, malgré plusieurs dizaines d’accidents mortels.

La collectivité ( donc l’Etat ) peut être rendue responsable en cas de carence dans son devoir de prévention des risques. Cette responsabilité institutionnelle est à double tranchant : la collectivité peut être rendue responsable en raison de son action ( information, avertissement, interdiction ou mesures préventives ) ou de l’absence de celle-ci. La proportionnalité exige toutefois que d’autres mesures soient prises avant l’éventuelle promulgation d’interdictions ou la mise en place d’obstacles matériels. Il peut s’agir de l’installation de poignées, de cordes ou de chaînes aux passages difficiles de sentiers de randonnée alpine, de la fixation de filets de rétention aux emplacements dangereux très fréquentés ou, pour citer un cas actuel à l’étranger, du creusement d’un tunnel au couloir du Goûter pour sécuriser la principale voie d’accès au Mont Blanc ( voir «Les Alpes» 2/2012 ). Il est particulièrement important que les organisations publiques et privées collaborent dans de telles entreprises de réduction des risques, afin d’établir un équilibre raisonnable entre la responsabilité individuelle et la prévention des dangers. L’obligation moderne de prévention qui incombe à l’Etat ne doit jamais viser uniquement à imposer aux individus un juste comportement à leur propre égard ou en regard de leur santé. Aussi longtemps que l’exercice de la liberté individuelle ne lèse pas autrui ou n’obère pas la collectivité, il ne peut être soumis à aucune restriction légale. La liberté dans les montagnes, et la licence de les aborder de diverses manières, est un privilège individuel inamovible, qui ne doit pas faire oublier les conséquences possibles qu’une aventure peut avoir pour autrui. Plus on tient compte de cet égard dû, plus on peut concéder de liberté à la prise de risques.

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