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Zinal-Rothorn

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 2 illustrations ( nos 12 et 13).Par E. de Siebenthal.

( Service commandé. ) Quelle joie de recevoir un ordre de marche m' enjoignant de me rendre à: « Zinal, détachement haute montagne », surtout quand on pense que cela veut dire: Rothorn! Très fière, je le montre à mon chef qui me dit: « Mais moi aussi je vais faire le Rothorn le 11 9 42! » — « Vraiment? Très bien, alors nous irons ensemble! » Ce qui est mieux encore, c' est de partir avec un sac ultraléger: crampons, habits, piolet et c' est tout!

Dès le départ de Sierre, je ne tiens plus en place. Enfin je vais connaître ce Val d' Anniviers dont mon père m' a tant parlé et ce Zinal avec son détachement, ses cours alpins qui m' ont tant fait transpirer à mon bureau, quelque part en campagne! Les jolis petits villages se succèdent tout brunis sous le délicieux soleil valaisan. Je n' arrive pas à voir assez à la fois! Le soleil brille, le ciel est pur et tout au fond de la vallée se détache dans le bleu une merveilleuse pyramide blanche, notre Rothorn! Comme il me tarde de le voir de plus près et que de beaux jours en perspective!

Enfin, voilà Zinal, beaucoup plus joli que je me l' étais représenté, qui égrène ses chalets et ses hôtels. Nous avons de longues heures devant nous. Quel plaisir de se promener dans le Vallon de Zinal, de suivre son cours d' eau indiscipliné comme un gosse mal élevé, d' admirer les hauts pâturages, les derniers mélèzes et, fermant la vallée, le Besso, la Pointe de Zinal, l' arête des Quatre Anes, les glaciers rougissant au soleil couchant! Mais une cloche sonne, celle du détachement qui nous appelle à l' ordre! Rapidement, nous regagnons notre hameau et apprécions la savoureuse cuisine de nos alpins.

Jeudi matin. Tout le monde est présent, sauf le Cap. Bonvin, l' âme de nos cours alpins; il n' a pu se libérer de ses obligations civiles et se joindre à nous comme il était prévu. Je regrette beaucoup son absence, car c' est à lui que je dois ce service commandé. Voici le Cap. Tissières, grand chef de la course, nos guides Pierre Mauris, Lucien Gaudin, Jean Rumpf, Gränicher dit Granit et Basile Bournissen. Ce dernier ne pourra malheureusement pas monter avec nous; une vilaine fièvre, venant bien mal à propos, le tient au fond du lit. Pauvre Basile! Vous souvient-il encore de certaine conversation à la cabane du Trient où il était précisément question d' une semblable entre-priseEt surtout n' oublions pas nos deux « clients »! Le Colonel-Brigadier Schwarz, commandant d' une brigade de montagne qui, pour la première fois, veut faire de la haute montagne, de la vraie — à son âge et un 4000 encoreet le Conseiller national Schwar, dit Binbin, plus que connu au détachement, et qui n' en est pas à son premier Rothorn. Nos cuisiniers aussi sont là, avec menus complets.

Et à 1000, en route pour Constantia au Mountet! Nous montons d' un petit pas tranquille nous permettant de regarder toutes les merveilles qui surgissent à chaque détour du sentier. Deux arrêts-buffet, un au Petit Mountet et le second après la traversée du glacier; et naturellement, Binbin en profite pour faire des photos! Montée des plus « pépères », et c' est frais et dispos que nous serrons les mains de papa Vianin, grand maître du Mountet et qui compte trente années de gardiennage! Une belle carrière, n' est pas vrai? Et que de souvenirs cela représente! Brave gardien... un large sourire aux lèvres, tout ému et très fier, il fait les honneurs de sa cabane au commandant de brigade et lui fait admirer ce site splendide où, chaque année, il revient avec un plus grand plaisir.

Mais le soleil est bien chaud, et c' est avec délices que nous vidons litre sur litre d' un rafraîchissant... tilleul. Nous restons assis devant la cabane, les jambes dans le vide, contemplant les neiges, les glaciers, les rochers dont nous ne pouvons détacher le regard. Nous ne disons rien: la montagne sait parler à qui sait l' écouter dans le silence. Les heures s' écoulent trop rapides; le soleil s' est déjà couché et le froid nous oblige à rentrer.

Nos cuisiniers nous ont préparé un véritable festin, peu permis en ces temps et surtout pas à 2900! La bonne humeur règne; on parle du lendemain et le commandant de brigade de nous dire: « Je ne sais pas comment cela ira demain, mais quand j' étais petit, j' avais le vertige! » Silence. De longs coups d' oeil circulent entre le chef de course et les guides. Et moi, de partir d' un éclat de rire... Car je sais que tout ira bien. Si le vertige veut se mettre de la partie, la volonté sera la plus forte, et quelle volonté! Les cordées sont discutées. Le Cap. T. en tête avec la petite sergente. Je tiens ici à remercier le Cap. T. qui, ne connaissant pas mes capacités d' alpiniste, n' a pas craint de me prendre dans sa cordée. Puis en second, le commandant de brigade avec Pierre Mauris et Lucien Gaudin. Et en queue, notre Binbin avec Jean Rumpf et Granit. Le temps est clair, pas un nuage, et le' cœur content, nous gagnons bien vite nos couchettes comptant sur un bon sommeil.

Impossible de dormir tranquillement! Binbin ronfle à tout casser, puis se réveille en disant que nous l' empêchons de dormir tant nous ronflons! Ne parvenant pas à nous entendre, nous décidons de fermer les yeux et de prendre quelques heures à la nuit. Et le moment de se lever arrive vite: 0445, debout! Un coup d' œil par la fenêtre: grand beau, ciel étoile. Heureuse — c' est aujourd'hui mon premier 4000 — je me prépare et, le cœur léger, je dégringole au réfectoire.

0530, départ! Pas de lune, mais à la lueur de Vénus qui brille bien fort là-haut et nous montre le chemin, nous dansons sur les gros blocs conduisant à la moraine. Avec l' aube, nous parvenons au pied du glacier et chaussons nos crampons. La glace est bonne, les dix pointes mordent bien, les crevasses, très ouvertes, sont énormes; nous les contournons, les sautons. Je me fais gronder par le Cap. T. n' ayant pas su sauter assez légèrement! Rien ne casse, heureusement! Nous sommes à la rimaye qu' un pont de neige nous permet de franchir facilement. Puis c' est la rude grimpée pour atteindre l' arête Moming. Fine arête — juste la place pour poser les pieds — qui part à l' assaut du ciel avec, de chaque côté, des pentes de neige presque verticales. Entre temps, le soleil s' est, levé et inonde tout de sa clarté resplendissante. Je me sens de plus en plus légère et tout à fait en forme. Notre commandant de brigade grimpe bien, très bien même. Où donc est le vertige dont il nous a parlé? C' était pour nous faire peur, évidemment! Et voici l' arête rocheuse.Vite, ôtons nos crampons et picotons quelques raisins tout en regardant l' ho qui s' élargit de plus en plus! Continuons de monter pour voir davantage encore! Bien près et pourtant bien loin, là-haut, le sommet nous attend!

Moi qui adore le rocher, j' en ai tant que j' en veux, et c' est avec un plaisir impossible à décrire que je trotte derrière le Cap. T. Les trois cordées se hissent allègrement. Le commandant nous étonne tous par son allant: à le voir varapper si sûrement, nous pourrions croire qu' il n' a fait que cela toute sa vie, et pourtant c' est sa première! Comme un soldat bien discipliné, il obéit à ses guides. Ce n' est pas comme Binbin qui ne cesse de parler! Quelle verve, mes amis! Granit et Rumpf ont bien à faire... « Granit, tu me tiens, n' est pas? » — « Tu m' assures bien, Rumpf, je vais filer! » Et au « Rasoir »! Tous passent et tout se passe très bien. Un peu petite, je m' al le plus possible pour accrocher les prises du bout des doigts, puis je chevauche le Rasoir qui vraiment porte bien son nom. Et quelle vue! A pic de chaque côté! Avec joie, mon regard plonge dans toutes ces blancheurs. Mais continuons pour laisser la place au gros des cordées. Vite, installons-nous au pied du Sphinx pour voir comment nos amis se comporteront sur ce passage délicat! Notre patron enlève le Rasoir avec art et même beaucoup d' élégance. Décidément, il nous révèle des qualités insoupçonnées, et maintenant les plus folles escalades peuvent être envisagées. Binbin aussi passe bien, mais sans arrêter de parler, naturellement! A présent, au tour de la « Bourrique » recouverte d' un peu de neige fraîche, mais quand même des plus faciles. Le reste n' est plus qu' une promenade; le Cap. T. et la petite sergente filent grand train. Un arrêt-soufflet, et le sommet, enfin, après six heures de grimpée!

Le regard a envie de vagabonder à travers l' espace, mais il n' est pas temps encore: il faut que tout le monde soit là! Notre colonel-brigadier arrive, calme, exactement de l' allure d' un chef passant devant ses troupes. Il est parvenu au sommet du Rothorn qu' il a voulu gravir! Une joie profonde illumine son visage, et les larmes aux yeux, il serre les mains de ses guides et de ses camarades. Et là, à 4223 m ., infiniment heureux, nous vivons des minutes inoubliables!

Il n' y a pas de mots pour dire le bonheur que l'on éprouve au sommet d' une montagne! C' est un sentiment fait de reconnaissance envers Celui qui nous a donné un si beau pays et qui nous permet d' en admirer les beautés dans la paix, de pouvoir contempler ses sommets majestueusement dressés dans l' espace! Joie aussi d' avoir vaincu les difficultés de l' ascension et remporté une victoire sur soi-même!

Tout n' est que beauté, grandeur, force et repos! Nos géants sont là... Aucun brouillard ne les voile; nous les nommons tous et tous répondent à l' appel.

Binbin qui, en montant, a fait des photos chaque fois que sa stabilité le permettait, en fait encore. Le Cap. T. chante de vieilles chansons de troupes. Un sourire éclaire le visage de nos guides: ils sont fiers d' avoir conduit si haut, sur cette dure arête, leur cher patron et surtout d' avoir comme commandant de brigade un vrai alpiniste! C' est ce que nous dit notre chef:

ZINAL-ROTHORN.

« Maintenant, il peut, en toute conscience, se nommer commandant d' une brigade de ,montagne ', car il a appris à en connaître les difficultés et les joies. » Et là, au faîte d' une des plus belles varappes valaisannes, s' élève le chant préféré de notre commandant: Le beau Valais!

Les minutes s' écoulent rapides, trop rapides! Nous aimerions rester indéfiniment, mais il est grand temps de songer au départ! Une dernière fois notre regard s' emplit du merveilleux horizon, et... en route pour la descente!

Elle s' effectue, vive et parfaite. Les pieds, les mains se souviennent des prises et trouvent tout de suite où se poser. Nous retrouvons bientôt nos crampons, vers l' arête de neige. Avec prudence — les parois sont plutôt vertigineuses — nous regagnons le glacier. Le soleil tape dur dans la cuvette, et certains crânes, moins garnis que le mien, le sentiront dans un ou deux jours! Les crevasses sont vite sautées et nous sommes contents de pouvoir enlever nos crampons. Et c' est la grande dégringolade jusqu' à la cabane où nous attend papa Vianin, impatient de féliciter notre commandant. Car la lunette de Constantia n' a pas chômé! Et, m' assure, les cordées étaient très facilement reconnaissables à cause de ces certains crânes accaparant tous les rayons solaires et brillant tels des miroirs 1 II est 1700: nous n' avons donc pas trop mal marché. Mais notre journée n' est pas encore terminée! Notre patron, infatigable et plein d' entrain, veut regagner Zinal le soir même! A 1800, départ! nous a-t-il dit.

Un bon souper est le bienvenu, puis nous dégustons une vieille bouteille de vin du Glacier que papa Vianin tient à nous faire goûter. Une ultime fois, nous serrons les mains de l' admirable gardien du Mountet, toujours fidèle à son poste, un adieu à la cabane et aux rochers qui l' entourent, et c' est le retour avec deux charmantes chevrettes, presque des chamois, tant leur pied est sûr. Quel plaisir de les voir gambader d' un rocher à l' autre, sauter les crevasses bleu-vert, pleines d' eau!

Le soleil est déjà touché et, tout en bas, l' ombre envahit la vallée. Chacun est heureux; les visages cuivrés disent toute la joie éprouvée là-haut! Personne ne sent la fatigue. Des refrains fusent. Binbin nous raconte des histoires de la « Trappe », de jambes cassées et de transport par « ses potes ». La nuit est complètement tombée lorsque nous arrivons au Vallon de Zinal. Nous ne savons plus si nous marchons sur le sentier ou dans des « gouilles ». C' est à qui tapera le plus fort et saura le mieux as-perger son voisin! Et je crois que c' est notre commandant qui l' emporte... C' est dire que le moral est des meilleurs malgré seize heures de marche et que la joie est plus grande qu' au départ!

Zinal nous regarde de toutes ses petites lumières, désirant sans doute nous voir arriver « vidés propre » selon l' expression chère à nos cours alpins! Mais non! Le détachement est encore bien plus frais que celui parti le jour précédent! Il est 2120.

Notre commandant nous donne rendez-vous à 2200, aux « Diablons ». Et à 2200, tous ceux qui ont collaboré ou participé à la course sont là. Notre colonel-brigadier remercie le Cap. T., les guides, les cuisiniers et tous ceux du détachement qui ont contribué à la réussite de cette ascension. Il dit spécialement sa reconnaissance au Cap. T. d' avoir pris la responsabilité de cette entreprise, à ses guides de l' avoir conduit sur ce magnifique sommet alors qu' il avait tout à apprendre de la haute montagne. Pierre Mauris prend la parole: « Pour la première fois dans sa carrière de guide, il a eu un client' tel que son chef: pas une seule fois, même aux passages les plus scabreux, le commandant ne lui a dit: ,Vous m' assurez? » Notre patron de répondre: « Pourquoi l' aurais fait? Je connais les hautes qualités de mes guides-soldats et ma confiance en eux est absolue. C' était à moi de suivre leurs conseils et d' obéir. Je l' ai fait. » Tout en dégustant un délicieux Fendant, notre commandant trace quelques lignes sur les carnets de nos guides, en souvenir du Rothorn. Basile aussi est là, mais pas encore d' attaque pour les « Quatre Anes »! Et à 2330 nous quittons nos sympathiques alpins pour prendre un repos bien mérité et dormir sans ronflements. Binbin, cette fois, est d' accord!

Depuis longtemps je rêvais de faire le Rothorn de Zinal, et maintenant ce rêve s' est réalisé! Mais en montagne la réalité est toujours plus belle que tout ce que l'on peut imaginer!

Et mon premier 4000 restera gravé dans ma mémoire comme ma plus belle ascension.

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