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A la mémoire d'un ancien guide. Quelques souvenirs sur François Fournier

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Par R. Frachebourg.

Si je me permets de fouiller dans les poussières encore vivantes du passé d' un vieux guide, c' est que des souvenirs sont montés du fond de ma mémoire. Il y eut 20 ans le 8 novembre 1934 que décédait, à Salvan, François Fournier, guide d' Emile Javelle et de tant d' autres alpinistes de la première cordée, dont beaucoup, si ce n' est tous, nous ont quittés à jamais pour monter encore plus haut que les plus hautes montagnes qu' ils avaient gravies.

La grande modestie, celle qui va jusqu' à faire abstraction de soi-même, et la simplicité toute naturelle qui ont été des traits de caractère de Fournier comme de son premier client, Emile Javelle, ont sans nul doute été le fondement sur lequel reposait l' amitié de ces deux hommes. Une preuve de cette amitié, je l' ai retrouvée au bas d' une photographie prise par Emile Javelle lui-même, en 1882, et portant la dédicace suivante:

A Monsieur et à Madame F. Fournier. Hommage de leur tout dévoué E. Javelle.Vevey, 9 mai 1882.

Cette photo représente la demeure de Fournier, telle qu' Emile Javelle l' aimait, dans sa rusticité toute montagnarde. Là, dans la grande chambre servant à la fois de chambre à manger et de chambre à coucher, ont été mûris de nombreux projets d' ascensions dont quelques-unes ont été décrites magistralement par le « père de la littérature alpestre », titre qu' Henry Bordeaux a décerné au grand alpiniste-écrivain Emile Javelle. Dans ce chalet, à l' allure aussi modeste que celle de son architecte et constructeur — il fut conçu et construit par Fournier lui-même — défilèrent tant d' alpinistes et tant d' amis de la montagne qu' il serait fastidieux d' en faire l' énumération. L' épouse de Fournier qui mourut au début de 1934 à l' âge très avancé de 95 ans, se plaisait à narrer la petite anecdote suivante touchant la construction de cette rustique demeure. Les murs de soutènement étaient terminés; il aurait fallu disposer de quelques belles billes de mélèze que des scieurs de long auraient équarries. Or, ni Fournier ni sa fiancée n' avaient d' argent, et ni lui ni elle n' avaient un bout de forêt où l'on eût pu couper un ou deux conifères. Une solution s' offrit à Fournier: couper « de contrebande », sur les biens communaux, le bois nécessaire. De nuit, Fournier monta donc à la forêt avec quelques amis; on eut vite fait d' abattre quelques majestueux conifères. Mais comme le jour commençait à poindre, il ne fallait pas penser, pour cette nuit-là, pouvoir dévaler les billes dans les couloirs appelés « zâbles » qui de haut en bas sillonnent les forêts de là-haut. On reprendrait la besogne la nuit suivante. Mais l' homme propose et Dieu dispose: le garde forestier découvrit le lendemain les beaux arbres qui jonchaient le sol. Persuadé que les contrebandiers n' avaient pai scié des arbres pour les laisser reposer dans la forêt, il se dit que, la nuit suivante, les malandrins viendraient bien chercher le bois. Le garde forestier ne garda pas pour lui cette juste présomption. Il en parla à table et comme il était le frère de la fiancée de Fournier, celle qui devait partager les joies du futur ménage sut en aviser à temps son cher François. De longues nuits passèrent à surveiller la forêt, jusqu' à ce que de guerre lasse, les gardes forestiers estimèrent qu' il ferait bon passer de nouveau une nuit dans leurs lits. Il est inutile de dire que la fiancée surveilla les faits et gestes de son frère et qu' elle avisa son bon François qu' il pourrait, la nuit prochaine, dévaler le bois sans craindre l' intervention des gardes forestiers. L' amour ne triomphe-t-il pas de tout?

Si j' ai rappelé cette anecdote, je ne voudrais cependant pas que le lecteur qui n' a pas connu « papa Fournier » pense que le guide de Javelle a été un contrebandier et un braconnier qui pendant la bonne saison pratiquait le métier de guide de montagne. Non, il ne faudrait pas d' un acte isolé de la vie de Fournier mal juger cet homme qui, plus que tout autre, respectait la loi, les traditions, les convenances et les règles de la courtoisie.

Fournier était lié d' amitié même avec les personnes qui n' abondaient pas dans son sens politique. A un moment où l'on ne parlait pas encore de « front » ni de communisme, mais où cependant les esprits étaient chauffés à rouge par d' autres idées politiques, il arriva à Fournier de se rendre au local de vote avec un de ses adversaires politiques. Les deux hommes devisaient si tranquillement en passant sur la place du village que la population de Salvan crut que Fournier avait converti à ses idées son redoutable adversaire politique. Il n' en était rien. Les deux hommes parlèrent de beaucoup de choses sauf de celle se rapportant au bulletin qui allait tomber dans l' urne. Fournier respectait donc la liberté de pensée d' autrui au plus haut degré. Aussi, de la charge de conseiller communal ne voulut-il rien savoir quand on la lui présenta: il ne tenait point à s' embarquer sur la galère dangereuse de la politique. Jamais cependant il ne cacha son drapeau, et s' il défendit ses idées, jamais il ne les imposa à ses compatriotes; il savait trop bien que les questions politiques sont souvent une pomme de discorde. La sagesse équilibrée de l' esprit et la justesse de vue de Fournier ne faisaient pas de cet homme un pilier d' église. Conscient de son devoir envers Dieu, il ne faisait pas siens tous les stricts préceptes de l' Eglise catholique. Si le dimanche, il se mettait sur son trente et un pour aller à l' église, il lui arrivait de ne pas toujours franchir le seuil de la demeure du Seigneur quand sur son chemin l' amitié de l' un ou de l' autre compatriote entravait encore son élan religieux. La cave attenante à un café situé sur la place du village était alors, au lieu de l' église, honorée de sa présence, car l' auberge, suivant la loi valaisanne, doit rester close pendant les offices divins. Ce n' est point pour s' adonner à de folles libations qu' on le trouvait alors assis sur un petit tonneau renversé fond sur fond avec un verre en main. C' est parce qu' il aimait la société de gens qui savaient parler avec le cœur et pas seulement avec l' esprit qu' il enfreignait et transgressait de temps en temps les préceptes religieux et les dispositions de la loi de son canton, auquel il tenait par des racines très profondes: petit péché pour une âme qui savait faire litière des intérêts sordides qui corrompent et qui poussent trop de gens à se montrer à l' église non pour louer le Seigneur, mais par pur égoïsme matériel, dénaturant ainsi toutes les intentions de l' Eglise. On pouvait toucher du doigt l' esprit de respect, de vénération, de déférence avec lequel il écoutait des gens qui n' étaient pas de sa confession et qui professaient même des idées théologiques et philosophiques très avancées. Il lui arriva même, sans pour autant se sentir froissé, d' aller écouter prêcher, au temple, un pasteur qu' il tenait pour un de ses amis. Si son bon sens naturel éprouvé et sa pondération de jugement le poussaient à avoir de la tolérance, charité des âmes bien nées, il ne pouvait réprimer un haut-le-cœur devant l' acte de la crapule.

Les « Souvenirs d' un alpiniste » d' Emile Javelle regorgent d' épisodes touchant les randonnées que cet alpiniste-écrivain fit avec Fournier. Mais Javelle n' a point raconté comment, parmi la population de Salvan, il découvrit son ami, qui n' était autre qu' un tailleur de pierre, second métier qu' il n' aban qu' au soir de sa vie et qui ne pouvait être exercé qu' harmonieusement avec la profession de guide. Est-ce peut-être là une considération qui poussa Javelle à choisir ce robuste montagnard pour l' accompagner? Connaître la roche est, en effet, aussi indispensable au guide qu' au tailleur de pierre. C' est assis sur un bloc de pierre, la masse de carrier dans la main droite et le ciseau dans la gauche que Fournier trouva son client pour la première fois. « Combien gagnez-vous par jour en exerçant votre métier? » lui dit soudain Javelle. « Si je vous donnais autant que vous gagnez, seriez-vous d' accord de m' accom? » Voilà tout le contrat de travail qui fut passé entre ces deux hommes! N' était pas inspiré par la simple logique à un moment où il n' existait point de tarif?

Fournier n' est point tombé aux avancées de la glorieuse citadelle des Alpes; il devait périr accidentellement dans le torrent qui conduit au Trient la source jaillissant dans son village natal. Et, lorsque, dans la quiétude et la sérénité d' un beau jour ensoleillé, le rapide torrent lance des volutes argentées de gouttelettes, il semble que ce soit un hommage de la nature à la mémoire de l' un de ses amis.

Quant à moi personnellement qui ai des attaches de chair avec cet homme, le souvenir de Fournier sera ineffaçable. Avec cette tendresse que les aïeuls apportent toujours à se pencher sur un jeune être, il m' a enseigné à aimer et la montagne et mon coin de terre et ma patrie. C' est plus qu' il n' en faut pour se faire un idéal.

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