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Au Bietschhorn par la face SW.

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Avec 3 illustrations ( 189—191Par Pierre Desaules

17 août 1945 Depuis longtemps je songeais à la possibilité de trouver une voie d' escalade dans la face sud-ouest du Bietschhorn. Je n' avais de cette montagne que le souvenir d' une traversée par la neige fraîche; la descente par le chemin ordinaire m' avait paru monotone et interminable.

L' été dernier particulièrement sec et chaud fut propice aux grandes ascensions. Les faces rocheuses étaient débarrassées de leurs blocs instables, les arêtes de leurs dangereuses corniches, et les couloirs presque libres de glace offraient le maximum de possibilités. Toujours hanté par mon projet, je décide mon frère à m' accompagner dans cette aventure. Il ne manque pas d' enthousiasme, mais n' a guère d' entraînement.

Le 16 août, par une splendide matinée, nous atteignons Blatten, et lourdement chargés nous gagnons la cabane dans l' après. Pendant que mon frère scie les branches de mélèze, j' ai fort à faire à défendre l' entrée de la cuisine aux moutons diaboliques. Bientôt le feu pétille, la soupe fume. Dans la soirée nous avons la visite du gardien et de deux guides de Blatten avec leurs touristes. Tout est paré pour le lendemain. La nuit enveloppe la montagne de son silence; au dortoir les chuchottements s' étouffent peu à peu dans le sommeil.

Le gardien nous réveille très tôt. Moment toujours pénible; mon estomac un peu paresseux m' empêche d' apprécier le petit déjeuner. L' une après l' autre les caravanes s' enfoncent dans la nuit froide et par le petit sentier abordent à la lanterne le grand pierrier du Schafberg. A 4 heures, bon derniers, nous quittons à notre tour le refuge et guidés par le cortège des falots qui lentement oscille dans la nuit nous rejoignons bientôt les cordées. A l' aube, alors que jour éteint les dernières étoiles, nous atteignons le Schaf berg. La journée s' annonce idéale.

Après une courte halte consacrée à étudier notre face, nous nous encordons et dévalons rapidement le glacier. Près de la moraine nous contournons à gauche un contrefort rocheux et traversons horizontalement vers l' est pour gagner, un peu avant le P. 3050, le pied d' un grand couloir évasé et raviné d' un profond sillon. Ici débute notre escalade. Nous allons nous trouver seuls aux prises avec la montagne, hors des chemins fréquentés. Nous remontons en crampons une pente de neige très raide. Un pont magnifique facilite le passage de la rimaye ( 1)1. Au-dessus, la bande neigeuse se rétrécit et la pente se redresse encore. Une falaise impressionnante de rochers coupe notre élan. Le couloir a creusé dans la paroi une gorge étroite et menaçante, exposée aux chutes de pierres ( 2 ). Mais c' est le seul chemin possible. Mon frère s' abrite tant bien que mal sous un surplomb et me file la corde tandis que je pars à l' attaque. Je m' engage délicatement dans ce chenal étroit, 1 Les chiffres entre parenthèses renvoient à l' illustration n° 189.

lisse, limé et presque vertical. Pour compliquer la situation, la roche est encore plaquée de glace. Lentement, prudemment je m' élève sur ce revêtement instable, sous lequel j' entends glouglouter un ruisseau de fonte. Je dois faire appel à toutes mes ressources d' équilibriste pour surmonter cet obstacle. Je taille d' énormes marches pour les pieds et de bonnes prises pour les mains. Entre mes jambes, je vois mon frère copieusement arrosé par les éclats de glace. Il ne cesse de maugréer et semble trouver le temps long, aussi dès que je me trouve en position solide je m' empresse de l' aider à franchir ce dur passage. A l' instant où il me rejoint, nous sommes étourdis par un effroyable fracas. Terrifiés, nous levons les yeux vers la canonnade de pierres redoutée... et voyons passer dans le ciel deux Moranes tout brillants sous le soleil. Le bruit infernal des moteurs s' amplifie dans l' immense paroi et se répercute dans les couloirs. La seconde d' angoisse disparaît aussi vite que les objets qui l' ont causée.

Sans regret, j' abandonne le couloir de glace noire pour m' élever sur la gauche par une bonne cheminée. Elle conduit à des gradins auxquels succèdent de grandes dalles très inclinées qui vont s' appuyer à un mur vertical ( 3 ). Une tentative infructueuse nous amène au pied de cette muraille pour constater que toute autre avance est impossible. La situation est critique. Sous mes pieds la pente se dérobe en dalles vertigineuses, et pas la moindre faille où enfoncer un piton. La retraite sur ces plaques raides et pauvres en prises fut lente et délicate; nous perdons là un temps précieux. De retour aux gradins nous traversons horizontalement sur la gauche, franchissons deux rigoles et quelques plateformes constituant une sorte de balcon, puis une tache de neige, pour nous retrouver au pied de ce mur infranchissable. Toutefois, du haut d' une épaule rocheuse où je suis grimpé, je crois discerner une issue. Il s' agit de franchir une dalle sur de menues aspérités pour atteindre une fissure verticale dans laquelle est coincé un énorme bloc branlant qui fait fortement saillie sur la paroi. Avant de me risquer dans ce passage scabreux ( 4 ), je l' étudié longuement pour mesurer et calculer tous mes mouvements; je secoue même le bloc qui vacille légèrement, et enfin, ayant abandonné mon sac pour être plus léger, je me décide. Je traverse rapidement la dalle et m' insinue dans la fissure où je m' élève en ramonant jusqu' au bloc. Je m' y agrippe de confiance, et par une voltige audacieuse je remonte le long de son échine; après quoi je me hisse avec peine sur un dernier ressaut aux prises espacées et atterris enfin sur la plus merveilleuse esplanade qu' on puisse souhaiter. Quel soupir, à la fois d' émotion et de soulagement. Bien accoté, je tire de toutes mes forces sur la corde pour aider mon frère alourdi des deux sacs à surmonter cet obstacle.

Confortablement assis, nous prenons un instant de repos en grignotant quelque nourriture. Le temps est toujours beau, mais il est déjà 11 heures, et nous avons gravi à peine 400 mètres; les plus difficiles, je crois, et je réconforte mon frère qui, un peu fatigué, n' a pas très confiance dans le succès final. En route I Nous gravissons une suite de gradins faciles entrecoupés de taches de neige où la progression est rapide pour atteindre une selle, point caractéristique dans toute cette face SW ( 5 ).

Sur la Tour Rouge nous voyons s' agiter de minuscules personnages: les caravanes faisant la traversée habituelle. Le couloir qui s' était effacé dans la paroi et s' élance d' un seul jet vers l' arête faîtière. Nous en suivons la rive droite, d' abord par une pente de neige excellente, puis par une succession de fissures et de dalles un peu monotones. Par une cheminée délicate suivie d' une paroi abrupte où la varappe est superbe, nous débouchons sur une arête crénelée qui monte parallèlement au couloir. Mais nous perdrions trop de temps à suivre cette crête hérissée de gendarmes, aussi par une traversée scabreuse nous regagnons le couloir que nous avions délaissé.

Non loin de la Tour Rouge nous traversons sur la droite un névé très incliné et quittons définitivement cet affreux couloir ( 6 ). Il nous reste une centaine de mètres à gravir, mais ici la roche est pourrie à un point qu' il est difficile d' imaginer. Pas une prise qui tienne, pas un caillou qui ne bouge. Nous allons avec une extrême prudence, à gestes mesurés pour éviter l' ac. Enfin nous touchons l' arête ( 7 ) et en quelques pas nous sommes au cairn. La face SW du Bietschhorn est vaincue; la joie de cette victoire nous fait déjà oublier les moments de frayeur, les heures de lutte et de tension.

Mais il est tard; seules les plus hautes cimes sont encore touchées par les rayons du couchant. Le froid raidit nos membres mouillés et fatigués. En hâte nous avalons un peu de chocolat et quelques biscuits et commençons la descente par le chemin ordinaire. Nous descendons le plus bas possible aux dernières lueurs du jour; puis la lune nous fait bénéficier de sa clarté pendant une heure. Nous titubons de sommeil en suivant la crête. Nous dévalons le Schafberg à moitié endormis, débitant des choses absurdes. Nous sommes en proie à des hallucinations. Notre dernier bout de bougie meurt, nous laissant hébétés dans la nuit noire. Le flacon de marc est vide et il n' y a presque plus rien à manger. Accroupis contre un bloc, les jambes repliées contre le corps, nous somnolons et frissonnons en attendant le jour.

A l' aube nous constatons avec stupéfaction que la cabane est toute proche. Tout engourdis, nous nous traînons à travers le pierrier pour aller nous étendre sur les couchettes. Elles ne m' ont jamais paru si douces.

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