Brouillards au Brunegghorn | Club Alpino Svizzero CAS
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Brouillards au Brunegghorn

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Par E. R. Blanchet.

Un coup de pied dans le séant de l' élève accompagnait chaque remarque importante de certain précepteur. Ainsi, assurait-il, les choses se gravent dans les mémoires rebelles. M. d' Astarac ne s' y prit guère autrement pour conserver à Jacques Tournebroche l' image de la salamandre apparue dans la rôtisserie de la Reine Pédauque.

A dix ans d' intervalle, il est téméraire de vouloir faire revivre des souvenirs d' ascensions dont demeurent seules deux lignes de notes très sèches. Nulle aventure n' y a fait office de coup de pied pédagogique.

La première rampe du « Viège-Zermatt » aboutit au palier de Stalden. Après l' étreinte d' une double rangée de falaises, une trouée vers le sud: le débouché de la vallée de Saas, à angle droit, dans celle de Zermatt. Les passagers de bâbord — si j' ose dire — la remontent du regard jusqu' au cône argenté du Stellihorn 1 ).

A tribord, on demeure indifférent au spectacle d' une petite gare banale, que dominent des croupes boisées et des pentes de gazon. Mais à Kalpetran, la station suivante, en allongeant le cou par la fenêtre ouverte, pour le tordre ensuite et relever la tête, on découvre au sud-ouest la première haute cime du massif zermattois 2 ), le Brunegghorn.

Je me suis trouvé souvent dans le petit train arrêté à Kalpetran. Une seule fois un voyageur curieux et souple comme l' homme a fait l' effort nécessaire. « Le Weisshorn, le Weisshorn! » s' est écrié en voyant étinceler, haut dans l' azur, un triangle de glace doré par le soleil du matin.

Quelle ruée de pesants brodequins, à l' ouïe du nom magique, de petits souliers impatients. Du côté droit, les fenêtres, ouvertes avec une hâte brutale, sont prises d' assaut. Les gens de bâbord se jettent dans la mêlée et bousculent les tribordais. Malgré le départ du train, on se presse à la porte étroite; la cohue déborde sur la plateforme, s' empare des marchepieds. En trois langues au moins, on s' exclame, on s' extasie. D' un bout à l' autre du tortillard on crie « Weisshorn, Weisshorn! ».

Des lèvres d' un alpiniste encore mieux renseigné tombe une mise au point dédaigneuse. Sa corde en sautoir, au poing un piolet au long manche, lui confèrent une grande autorité. « Ce n' est que le Bieshorn. » « Le Bisorne? » s' étonne une jeune Parisienne. « Pourquoi ce nom d' animal pour une montagne? » Weisshornistes, Bieshornistes s' entêtent et s' échauffent. Leurs aigres invectives sont englouties dans un fracas infernal: le wagon s' enfonce dans un tunnel.

A l' ordinaire, il ne se passe rien à l' arrêt de Kalpetran, et le Brunegghorn — ni Weisshorn, ni Bieshorn — en demeure pour ses frais. Ses glaces et ses neiges miroitent en vain au soleil triomphal: l' œillade la plus assassine d' une jolie femme penchée au sixième étage est perdue pour le promeneur dans la rue étroite.

Moi non plus, lors de mes premiers passages à Kalpetran, je n' ai su découvrir la belle cime blanche. Plus tard, j' ai admiré en elle tour à tour le Weisshorn et le Bieshorn.

D' année en année, j' avais remis l' ascension du Brunegghorn, enfin reconnu. Je n' avais pas tardé à m' en convaincre: j' y monterais par cette rutilante et vierge face nord-est. Mais plus d' un miroir aux alouettes est suspendu dans le Haut-Valais, et dans la crainte d' être devancés, nous volions fiévreusement de l' un à l' autre. Enfin vint le tour du Brunegghorn.

Le 14 août 1925, nous couchons, Mooser et moi, au chalet de Boden sur St-Nicolas, chez le « Vieux de la Montagne », comme l' a nommé un alpiniste féru de Peer Gynt. Le lendemain, après une rude défense, la face de glace succombe.

Un an plus tard, le Club Alpin commençait la construction, dans ces parages, du refuge Topali. Bientôt le charme mystérieux de ces combes désertes s' envolerait comme la poussière colorée d' une aile de papillon froissée. Je m' en découvris la nostalgie anticipée. Pourquoi ne pas le goûter une fois encore avant la ruée des envahisseurs? « Et cueillir la face ouest? » ajouta ce tentateur de Mooser. Une facette plutôt, guère raide et pas bien haute. Sa virginité n' avait encore ému personne.

Ce n' est pas la présence de Brantschen, l' entrepreneur de la construction, ni celle de ses ouvriers qui nuirait au romantisme du site: tous des montagnards, ces gars, et Caspi l' assurait, de bons bougres. Ils nous offriraient volontiers le gîte dans leur baraque de planches, et même le pain et le sel.

Que l'on me permette de commencer, au mépris de l' ordre chronologique, par la seconde de ces expéditions. En la contant, j' espère ranimer le souvenir pâli de la première, qui seule importe. Et je saisis avec avidité ce prétexte de retarder l' accomplissement d' une tâche embarrassante.

Le 27 juillet 1926, le train nous pose à St-Nicolas. En dépit du règlement, nous remonterons la voie ferrée pendant une demi-heure. Le chef de gare feint de ne pas nous apercevoir.

Poursuivre à midi sous les feux du soleil ces délinquants maigres et rapides? Il n' y songe pas. Son courroux, il le passera, le soir même, pour le plus grand profit de l' art, sur les membres d' une société chorale dont il est le directeur sévère et zélé.

Si la chaleur nous protège, elle ralentit bientôt notre course au bord du ballast.

Même à l' ombre, nous suons et soufflons.

Des bancs de mousse, la cueillette de baies presque mûres nous retiennent à mi-chemin. Le temps, ma foi, ne nous presse pas. Pourtant la nuit a commencé l' ascension rapide de la montagne. Elle nous rattrape à la dernière rampe.

Des coups de marteau retentissent près de nous. Ici, l'on travaille plus de huit heures. Une piste fraîche et très marquée nous épargne un repérage par le son de la baraque toute proche.

— Bien peu de place chez nous, fait Brantschen, mais on se serrera.

En un coin de la baraque, un cuisinier tourne et retourne une louche dans une marmite ventrue, vraie chaudière. Une buée aromatique s' en élève et flotte dans la pièce. Caspi renifle et hume. Les ailes de son nez don-qui-chottesque se dilatent. L' eau me vient à la bouche.

Des bulles crèvent la surface bouillonnante d' une minestra. Elles font penser à une activité de volcans sous-marins. Des spasmes agitent cette masse qui se soulève et s' abaisse comme un sein palpite. La minestra s' épaissit, image d' un monde en miniature qui évolue de l' état liquide à l' état solide.

D' une seille très lourde, inclinée avec prudence, coule une nappe de lait crémeux. Comme la mer sous l' huile répandue, la minestra s' apaise et s' égalise.

Puis, lentement, elle s' anime. Des flux et reflux, des remous la travaillent. Elle se gonfle ou se creuse, se fendille, se divise, referme ses blessures.

La minestra haut-valaisanne, dans quelques années, ne sera sans doute qu' un souvenir. Potages et consommés de fabrique montent à l' assaut. Les « Consums»1chaque village a le sien — sont leurs places fortes.

Voici la recette de la minestra « topalienne ». Un roux de farine et de beurre, tout d' abord. Amoncelez ensuite carottes et pommes de terre coupées — de ces pommes de terre indigènes si délicates poussées sur des pentes toujours sèches. Puis, des pâtes d' Italie et du riz. Au sel et au poivre ajoutez des clous de girofle et un peu d' écorce de réglisse.

Les convives, au robuste appétit, ne parlent guère. Ce n' est pas la présence d' un inconnu qui glace les conversations. Ma veste très usée, mon vieux chapeau, mon sac rapiécé ont mis chacun à l' aise. A demeurer si longtemps dans un paysage sublime, ces hommes sont devenus graves. Ils vivent « en dedans ». Le dimanche, on les revoit au village: jamais l' un d' eux ne manquerait la messe. Sur le tard, encore étourdis par la volubilité bruyante de leurs femmes ( « Schnatterweiber », disait un journal d' Outre ), parfois aussi par quelques verres de Fendant doré, ils remontent vers le silence de la montagne.

« Hunger 2 ) ist der beste Koch » répondit avec modestie le cuisinier étonné de mon éloge. Certes... Mais cette pointe de réglisse irrite délicieusement les papilles nerveuses de la langue et du palais.

Tôt levés, les ouvriers ont hâte de se coucher. Ce n' est pas nous qui les retarderons.

On sort un instant. Des pipes s' allument. S' il faisait clair, on verrait les joues de Mooser se creuser à force de tirer sur un de ses célèbres cigares « saucés au purin ». Une lumière pâle tombe du ciel sur un névé lointain.

A 9 heures, tout le monde dort.

Vers le matin, un vent coulis m' éveille. Mon guide l' a senti lui aussi. Dans l' obscurité, un long bras respectueux jette sur moi une moitié de couverture. Caspi a pour ses « voyageurs » de ces attentions maternelles. Faute d' enfant à lui, il a adopté une petite fille dont les joues en pommes d' api attestent une santé bien nourrie. On sait le cas du marin miraculé, donnant le sein à son rejeton affamé par la mort de la mère. Caspi en serait-il un descendant?

Avant l' aube, un bol de vrai café nous réconcilie avec la perspective d' une de ces longues marches prématinales dont nous nions souvent le charme, Caspi et moi: « Bigre! Ce n' est pas du poison de portier », fait mon compagnon.

Allusion à ces décoctions de chicorée et de brosse à cirage que prépare, dans certains hôtels d' altitude, le portier préposé aux réveils nocturnes.

Vallonnements, moraines, une vire dans une paroi, la pente d' un glacier. Voici le croissant du Col de Brunegg.

Un instant la face nord-est du Bieshorn, immense, formidable, nous renvoie les feux d' un soleil cerné de nuages sombres. Caspi se rengorge: « C' est nous, pourtant, qui l' avons enlevée », prononce-t-il. Mais il s' arrache bien vite au péché d' orgueil: « Bah, ce Bieshorn, après tout, ce n' est qu' un simple contrefort du Weisshorn. » Un grand coup de vent chaud et humide. Les glaces éblouissantes se sont ternies soudain, comme un miroir sous l' haleine.

Après une brève marche sur le plan horizontal de neige encore dure — en direction du Col de Bies —, un quart de tour à gauche: nous sommes au pied de la pente convoitée. Elle est enserrée entre les arêtes nord-ouest et ouest. Au bord d' une rimaie étroite et longue, nous laçons nos crampons.

Mooser taille deux degrés dans la lèvre supérieure de la crevasse: les seuls de la journée. Il s' élève sur ces échelons, disparaît. Une traction de corde autoritaire renforce mon élan. « Vous êtes plus impatient qu' Armand Charlet en personne, Caspi. » — « Le mauvais temps est plus pressé encore. » Les difficultés cessent au point même où elles devaient commencer. Une neige parfaite 1 ) adhère à la pente de glace.

Il faut bien ces conditions exceptionnelles pour braver un ciel aussi obscurci. Une cloche de vapeurs couvre le sommet, s' abaisse, nous enferme. Nous montons tout droit, avec une régularité presque mécanique. Un vrombissement d' insecte s' est attaché à nos pas: le chant encore discret de nos piolets. Peu à peu il se mue en un son musical soutenu: ainsi vibre un diapason frappé. Nos traces allongent une ligne peut-être impeccable, dont nous ne voyons que quelques mètres. La montagne, maintenant, ronfle comme un orgue: nous approchons des arêtes.

Le but est atteint sous les rafales. Au dernier pas, on croirait soulever de la tête, puis crever, une vaste toile d' araignée. Des fils imaginaires s' entre sur mon visage. Une grenaille glacée, chassée horizontalement, nous cingle. Comme une soudaine trépidation du piolet me secoue la main: « Mes cheveux, voilà qu' on me tire par les cheveux », hurle Caspi, le coude levé dans un geste anguleux de défense.

A peine arrivés, nous fuyons. Non par l' une des arêtes — voies habituelles — mais par la face même où nous serons moins exposés. Le vent balaye à mesure la neige qui commence à tomber. Grâce à lui nous suivons sans dévier les hiéroglyphes dessinés tout à l' heure par nos crampons. En vingt minutes le pente est dévalée. Malgré le brouillard épais, nous mettons le cap droit sur le col. Le vent nous arrache presque. Ses clameurs nous assourdissent.

Au delà, c' est le calme plat et le silence. Mais l' orage est sur nos talons. Des coups de tonnerre nous mettent au galop.

Sur la moraine, à l' abri d' un bloc, nous reprenons haleine. Nos pensées voudraient rejoindre sur l' Aletschhorn une caravane amie: Jean Chaubert et son guide Adolf Rubi ont quitté Belalp vers minuit, à destination de Concordia. Leur chance et leur vitesse, je l' appris le surlendemain, les sauva d' une tempête terrible. Le même soir, une caravane épuisée, succombait au pied du Jungfraujoch sans être parvenue à se faire entendre de l' hôtel très proche.

Venons en maintenant à la face nord-est. « Ça, c' est une autre chanson », comme dit l' ami Caspi. Décrire une ascension à dix ans d' intervalle — j' ai pris la précaution de le dire plus haut —, n' est pas chose facile. Surtout quand il s' agit d' une pente de glace uniforme, sans séracs, ni crevasses ( ou presque ). Toute cette longue grimpée, je le sais bien, est inscrite dans les profondeurs de mon subconscient. Mais le diable, c' est d' en faire remonter les détails à la surface. Dès que je cherche à les ranimer, les souvenirs de cette journée s' embrument.

Brumes chargées d' un arome de minestra. Elles s' interposent entre mes yeux et le flanc étincelant du Brunegghorn, s' épaississent, éteignent l' em des glaces. Leur rideau gris couvre le paysage.

A ma table de travail, m' étais dit, la mémoire renaîtra. Mais j' ai eu beau écrire et souligner: « Au Brunegghorn par la face nord-est », lire ce titre à haute voix et le relire, rien n' a ressuscité.

Certain « sous-préfet aux champs » répétait de même, en tortillant la soie blonde de ses favoris: « Messieurs et chers administrés... ». La suite du discours ne venait pas.

Que de descriptions déjà faites s' adapteraient d' ailleurs à la conquête du Brunegghorn par la face nord-est! Même si la mémoire m' était rendue, le lecteur pourrait les substituer avec profit à la mienne. Elles foisonnent dans la littérature anglaise, française, italienne et allemande. J' en sais d' admirables. Je les signalerais au besoin. Peut-être, outre le titre, faudrait-il modifier quelques détails, le nombre des coups de piolets pour une marche pendant les deux dernières heures, renforcer aussi peu à peu l' impression du redressement de cette haute coulée de glace.

Je sais que nous avons attaqué cette pente avec une joie de jeunes guerriers: « frisch, frei, froh »...

Que nous avons poursuivi avec fougue jusqu' à une étroite rimaie à demi pontée.

Qu' au delà, la rampe s' est cabrée. « Dans une heure, a prophétisé alors mon compagnon, nous déjeunerons sur la cime. » Une heure a passé, puis deux, puis trois. Une glace nue, opaque et très dure a succédé au revêtement de neige. Cette espèce de glace nue, on la confond souvent de loin avec le nevé, dont elle a la blancheur.

Les crampons, peu à peu, n' ont plus mordu. Il a fallu creuser des degrés de plus en plus profonds. Pour économiser le temps, les espacer davantage.

Afin de me distraire, puis, parce que l' ombre froide est venue, je les ai agrandis. Nous sommes devenus des automates. L' effort s' est fait machinal, la pensée s' est figée.

A 1 heure, le but est très proche. Une corniche le défend.

Y creuser un tunnel! Quel long, quel dangereux travail!

Nous n' y sommes pas encore. Une montée oblique vers la droite nous amènerait bien vite, et très haut, sur l' arête toute voisine, l' arête du Bruneggjoch.

Ce serait tricher... N' importe. Sans discussion, à peine honteux, nous acceptons ce subterfuge. Quarante minutes pourtant pour franchir ainsi une petite longueur de corde: quinze mètres jusqu' à la crête, jusqu' à la lumière aveuglante et la chaleur intense. Une minute plus tard, le sommet.

« Nous en aurions pour une heure encore dans ce maudit mur de glace, sans compter le tunnel dans la corniche », s' excusa Mooser.

Aujourd'hui — peut-être déjà sur la cime du Brunegghorn — je m' en veux d' avoir obéi à la loi du moindre effort. Il eût fallu continuer tout droit, sans dévier. Certes, on le remarquerait à peine, sur une photographie, cet écart minime de l' axe idéal. Dans mon amour-propre il demeure immense.

De 10 heures du soir à minuit, sous une bise aigre, nous grelottons sur le banc dur et étroit d' une charrette entre St-Nicolas et Zermatt. Promenade dangereuse pour des alpinistes somnolents.

Un cahot trop violent et c' eût été le réveil brutal sur la route ou dans un ravin, dans la Viège... Le bras tutélaire de Caspi m' arrache deux fois à ce destin.

P. S. D' après l' Atlas Topographique, la face nord-est mesure plus de 450 mètres. Quant à l' inclinaison, je me garderai, sans clinomètre, de l' appré. Dans la dernière partie, on ne peut se tourner sans frôler de l' épaule la glace très raide, et malgré ma mémoire déficiente, je crois voir encore les semelles de Mooser, hérissées de métal, évoluant droit au-dessus de moi d' un degré à l' autre.

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