Daniel Dollfus-Ausset, 1797—1870 | Club Alpino Svizzero CAS
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Daniel Dollfus-Ausset, 1797—1870

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1797—1870

Tentative « sans-guide » à travers les « Matériaux pour servir à l' étude des glaciers ».

De la vie des hommes qui ont marqué leur passage d' un trait de lumière durable, recueillons pieusement pour l' enseignement de la postérité jusqu' aux moindres paroles, aux moindres actes propres à faire connaître les aiguillons de leur grande âme.

Pasteur.

Qui aurait supposé que, parmi les bons génies accourus au berceau de Daniel Dollfus, chargés de présents royaux tels la santé, l' intelligence, le bonheur familial, la considération, la fortune... la blanche fée des glaciers s' était faufilée à la suite de leur cortège et avait secrètement baisé au front le nouveau-né.

Fils d' un industriel de Mulhouse, il est venu au monde le 11 avril 1797 et a passé toute son enfance dans la plaine d' Alsace, « le beau jardin»1 ), cette terre riante et généreuse qui « ondule, quand la moisson approche, comme une mer d' épis blonds, sous les caresses de la brise»2 ).

Longtemps il n' a connu la montagne que comme un décor idyllique et n' a gravi de sommet, si ce n' est le Reberg qui domine de quelques dizaines de mètres sa ville natale. Mais je gage que, monté sur cette colline inspiratrice, par des couchers de soleil flamboyants, il a — comme tant d' autres jeunes Alsaciens — à la révélation magique de l' altière trinité du Mönch-Eiger-Jungfrau au milieu de l' embrasement crépusculaire, subi la fascination d' une attirance mystérieuse, très différente de l' instinct d' aventure commun à la jeunesse, et qui est plutôt une sorte de nostalgie, une voix du sang, écho assourdi de lointaines et inconscientes ressouvenances.

Car l' Alsace saignée à blanc, ayant, à la fin de la guerre de trente ans, perdu les deux tiers de sa population, a retrouvé sa prospérité sous l' afflux d' émigrants, venus en majeure partie des rudes vallées alpestres, gens frustes et laborieux, attirés par l' appât des avantages que la sage administration de Louvois leur réservait dans les provinces dévastées, nouvellement conquises. De nombreux liens moraux unissaient l' Alsace à la Suisse dans ces temps-là. Ainsi, tout le haut pays, Colmar et le Sundgau, essentiellement catholique, relevait, au spirituel, de l' évêque de Bâle, résidant à Porrentruy et à Arlesheim, et la République de Mulhouse, en particulier, s' était rattachée à la Confédération jusqu' en 1798, époque tourmentée oà l' encontre de Genève — elle se laissa volontairement incorporer à la France pour des raisons douanières.

C' était d' ailleurs une agglomération ouvrière encore peu importante, comptant au plus six mille âmes. Dépourvue d' écoles, elle n' offrait aucune ressource pour la formation d' un futur industriel. Rien d' étonnant donc que le jeune Dollfus ait fait ses classes au dehors; ce qui surprend, à première vue, c' est le choix de l' école cantonale d' Aarau. Seul l' explique le prestige dont la Suisse intellectuelle jouissait alors parmi les peuples de langue allemande. Or, l' allemand était resté, sous le régime tolérant de la France, le langage familier des populations alsaciennes, même instruites. Elles ne se sont mises à cultiver le français que bien plus tard, par esprit d' opposition, sous la domination germanique.

La renommée des Salomon Gessner, Albert de Haller, Henri Pestalozzi avait dépassé les frontières politiques et l' Allemagne littéraire, en plein travail de gestation ( Sturm und Drang ), prenait volontiers conseil chez les Bodmer, Breitinger, Lavater. Bodmer surtout s' intéressait aux jeunes talents. Il avait patronné Wieland, entre autres, et Klopstock dont le séjour à son foyer accueillant nous a valu la fameuse ode au lac de Zurich où se reflète toute une époque dont Jean-Jacques fut le représentant le plus illustre:

Schön ist, Mutter Natur, deiner Erfindung Pracht, Auf die Fluren verstreut, schöner ein froh Gesicht, Das den grossen Gedanken Deiner Schöpfung noch einmal denkt...

Et quel témoignage plus éclatant de l' estime où on les tenait dans les pays apparentés par la langue, que les visites que fit le jeune Gœthe aux vieilles gloires littéraires, en traversant la Suisse avec les frères Stollberg, en route pour l' Italie ( 1775 )? Voilà quelques souvenirs utiles à évoquer pour se rappeler le rayonnement du génie helvétique à l' étranger à cette époque et pour situer le jeune Dollfus, aux études, dans le cadre de son temps.

Afin de compléter son éducation et de l' élargir à la discipline d' une double culture, si précieuse aux peuples frontaliers et bilingues, il fut envoyé, à l' achèvement de ses classes, à Paris où il étudia la chimie et la physique en 1814 et 1815. Son père, maladif, le rappela en Alsace, à peine âgé de dix-neuf ans, pour lui céder la direction d' une fabrique de toiles peintes. C' était entrer un peu tôt dans les affaires et avec une formation industrielle encore incomplète. Celle-ci, à vrai dire, Dollfus ne la considéra jamais comme achevée. Inlassablement, il poursuivit ses études techniques et ses recherches pour perfectionner les procédés de fabrication usuels, expériences qu' il vulgarisa dans un ouvrage en deux volumes: Matériaux pour la coloration des étoffes.

Ses travaux et ses goûts scientifiques le lièrent d' amitié avec W. P. Schimper, préparateur au musée d' histoire naturelle à Strasbourg. Schimper était un « mousseux ». La publication d' une monographie sur les mousses lui valut une chaire à la faculté des sciences. Herborisant dans le Val de Travers, il avait cueilli la petite fleur bleue en l' espèce d' une jeune botaniste, Adèle Besson, en laquelle il trouva une épouse dévouée, autant qu' intelligente.

Vaguement apparenté avec Agassiz et intéressé par ses travaux, Schimper s' était rendu au glacier de l' Unteraar où le naturaliste neuchâtelois, de concert avec Desor, préludait à des expériences retentissantes sur les phénomènes glaciaires. Carl Vogt a raconté quelque part leur entrevue inopinée avec le « .Moosvetter » de Strasbourg, scène de camp pittoresque où l'on voit comment, en montagne, les affinités intellectuelles et morales se manifestent avec une irrésistible spontanéité, confirmant encore mieux qu' ailleurs l' adage: Les amis de nos amis sont nos amis.

Assurément, les récits enthousiastes de Schimper auront fait venir l' eau à la bouche à Daniel Dollfus. Celui-ci, armé d' un alpcnstock tout neuf, se rendit l' année suivante au Grimsel ( 1842le Grimsel de Rodolphe Töpfferet à l' Aargletscher. II vint, il vit et fut vaincu. Vaincu par la majesté écrasante des cimes hautaines; vaincu au spectacle nouveau du flux frigide des glaciers et de la ruée suspendue de leurs séracs; vaincu sous l' oppression du silence des siècles figés dans leurs enfantements géologiques; vaincu par le troublant mystère répandu sur ce monde, irréel et presque inviolé, où tout l' invitait à « méditer la pensée sublime de la création »; vaincu, enfin, sous le choc généreux des amitiés communicatives, tendues vers un but désintéressé, un idéal scientifique et, par là, humanitaire. Et ce fut le coup de foudre, la grande révélation de sa vie; l' initiation de l' alpe, soudaine et définitive. A l' âge de quarante-cinq ans, il se découvrit là-haut une foi nouvelle. Dès lors, il s' adonna jusqu' à son dernier souffle, avec une fougue d' apôtre, à la connaissance et à la vulgarisation des phénomènes de la haute montagne.

Homme d' action et de réalisations pratiques, il comprit tout de suite que la première condition pour un travail méthodique était l' établissement d' un observatoire stable en remplacement des gîtes précaires de ses amis: la caverne morainique, le fameux « Hôtel des Neuchâtelois », déjà disloqué par le mouvement du glacier, aussi bien que leur tente fragile, retroussée comme un vulgaire parapluie au premier assaut de la tempête. Une baraque provisoire fit place, l' année suivante ( 1844 ), à une construction confortable en maçonnerie, le pavillon Dollfus, où, durant un quart de siècle, son propriétaire vint chaque été offrir la plus cordiale hospitalité à tous les amis de la nature, frappant à sa porte 1 ). Agassiz, Desor, Colomb, Martins, Bravais, Carl Vogt, Otz, Schimper, Basewitz, Hogard, Forbes, Ramsey... et maintes autres illustrations de ces temps légendaires se sont plu à faire chez lui des séjours d' études prolongés.

Dollfus lui-même se passionna à la besogne, n' étant pas homme à se contenter, comme de nos jours les mécènes d' Outre, de signer des chèques, bien que ce soit là, il faut en convenir, un geste déjà éminemment sympathique. Il y alla de sa tête et de son cœur autant, pour le moins, que de sa bourse, consacrant tous ses loisirs à l' étude et dépensant au cours de ses patients travaux des sommes considérables... considérables, au taux de l' époque et en regard de ses charges de famille; car Dollfus avait eu de son mariage avec Caroline Ausset seize enfants!

A cette famille patriarcale il ajouta, vers la fin de sa carrière, les enfants spirituels de ses amours de glaciériste, les Matériaux pour servir à l' élude des glaciers, véritable encyclopédie où il a rassemblé en une quinzaine de volumes et un atlas, gros comme des lexiques, outre ses expériences personnelles, des extraits étendus de toutes les publications importantes relatives aux glaciers.

En face de cette formidable muraille documentaire j' ai failli trouver mon « col des paresseux ». Saisi d' une subite défaillance, je me demandais avec désespoir comment, flâneur égaré, je me tirerais d' un dédale redoutable, où sans doute l' erreur voisinait avec la vérité sans que, dans mon inexpérience, je fusse à même de la distinguer. Une immense tristesse m' envahit à la pensée que de ce prodigieux travail de bénédictin il ne reste peut-être aujourd'hui plus rien debout. Car les hypothèses scientifiques se succèdent aussi éphémères que les modes élégantes. Le dogme du jour est l' hérésie du lendemain et quand leurs opinions s' affrontent, les savants les plus timides deviennent féroces.

Et cependant, pour connaître Daniel Dollfus il fallait le rechercher à travers son œuvre. Sa noble figure ne semble pas avoir retenu l' attention des biographes. Le seul que je sache fut un des mes oncles, disciple du glaciériste, décédé prématurément sans que je l' aie connu 1 ). Mais ses notes, publiées au lendemain de la mort de son maître vénéré et ami, ne dépassent guère le cadre d' articles nécrologiques ou de résumés à l' usage de dictionnaires biographiques 2 ). Force me fut de grignoter le morceau. Ainsi, en montagne, il arrive parfois que tout vous sollicite à abandonner une partie jugée trop dure pour vos forces. Parfois on écoute, en les excusant — comme une voix de la prudence —, les insinuations défaitistes; mais souvent aussi on se cabre et s' obstine: les premières difficultés surmontées, les obstacles s' avèrent en réalité moins irréductibles et bientôt on triomphe et l'on vole d' enchantement en enchantement. C' est un peu ce qui m' arriva malgré moi.

Dès le premier volume vous êtes transporté aux temps héroïques de l' alpinisme et les noms glorieux des Meyer, Hugi, Studer, Uhlrich, Weilenmann, Ebel, Engelhardt, Zumstein, Bétemps auxquels je n' attribuais souvent qu' une signification topographique, s' animent d' une vie intense. Sur quatre volumes, de l' ampleur des Larousse, toute la préhistoire avec ses luttes et ses recherches, ses drames et ses conquêtes, défile devant vos yeux émerveillés. Tout vous captive, tout vous exalte; il n' y a pas jusqu' aux récits des frères Schlaginweit sur leurs explorations dans les Indes et au 1 ) Charles Grad ( 1842—1890 ), géologue et économiste; membre correspondant de l' Institut de France et député protestataire de Colmar au Reichstag.

2 ) Voir: Bulletin de la Société de Géologie de France 1872.

Bulletin de la Société d' Histoire Naturelle de Colmar 1871/1872.

Antoine Meyer, Biographies Alsaciennes.

E. Sitzmann, Dictionnaire de biographies des hommes célèbres de l' Alsace.

Voir également: Dictionnaire Historique et Biographique de la Suisse; notice sur Daniel Dollfus-Ausset, par le Dr H. Dubi.

Ili Thibet qui ne prennent un regain d' actualité, maintenant que les expéditions au Mont Everest ont popularisé, par la propagande du livre et du film, le visage mystérieux de ces pays clos.

Pages d' un intérêt capital, elles mériteraient — tels les « Voyages dans les Alpes » de H.B. de Saussure — d' être condensées en un volume choisi, si nous voulons les sauver de l' oubli où elles sont tombées. Car les « Matériaux » sont une lecture peu recherchée. En compulsant les exemplaires de la bibliothèque centrale du Club Alpin, il m' est arrivé de couper maintes pages encore pliées comme au sortir de leur brochage. Je les ai ouvertes avec le plaisir intime d' une primeur alpine, parmi les seules, hélas! qu' il nous soit loisible de cueillir, à nous, les tard-venus, à qui il ne reste plus, selon l' expression drastique de Marcel Kurz, que « des os à ronger ». Mais cet os-là, je vous assure, recèle pour les amateurs une moelle savoureuse.

Un volume ( tome IV ) est entièrement consacré aux ascensions. Enfin, vous respirez un air nouveau; vous baignez dans une atmosphère subtile et salvatrice, à laquelle les conquérants anglais, dans leurs récits, ne vous ont pas accoutumé. En effet, cela ne vous a-t-il jamais frappé, ce que ces varappeurs intrépides qui ont remué tant de cailloux pour les édifier en cairns glorieux, ont, par ailleurs, remué si peu d' idées? Cette indigence de pensées générales ne serait-elle pas, au fait, la raison même du succès des grands capitaines? Le contemplatif s' anéantit dans la contradiction et le doute. Il se trouble et trébuche, alors que l' homme, taillé d' une pièce, l' homme, sûr de son étoile, ou simplement affublé d' œillères, fonce droit au but.

Il serait téméraire, injuste, de taxer nos maîtres anglais d' indifférence aux jeux émouvants de la nature. Tout de même, quand on cherche à saisir la pensée intime de ses devanciers et à surprendre les réactions secrètes de leurs âmes vaillantes, afin de s' en inspirer, on ne peut taire son dépit de voir ces gentlemen impeccables si rarement se déboutonner. L' émotion chez eux, comme dit la chanson, « c' est fout par dedans ». Tout au plus consentent-ils, plutôt que de s' attendrir, à égayer l' austérité de leurs écrits d' un peu d' hu... de cet humour, propre aux gens bien portants. Même les récits du Mont Everest ne sont pas exempts de ce faible ( si c' en est un ). Et pourtant, quelle éblouissante épopée il était permis d' attendre d' une si merveilleuse aventure! On se serait plus facilement consolé de l' insuccès momentané des assauts héroïques, si, pour les chanter, le groupe — si soigneusement trié pour les autres buts — avait su s' adjoindre un Kipling de la jungle blanche.

Aussi, réjouissons-nous pour la dignité de l' alpinisme que, parmi les précurseurs dont s' honore notre pays, les Saussure, Hugi, Studer, Desor... nous aient légué des récits d' ascensions d' un style châtié et d' une pensée profonde, coulés dans le moule d' un idéal d' humanité grandissante, où l' esprit régit la matière, où le sentiment corrige les exubérances du muscle.

Je demande humblement pardon aux savants de me les être irrespectueusement représentés un peu sous les traits du docteur Faust, désabusé et décati:

... Da steh'ich nun, alter Tor Und bin so klug als wie zuvor...

Au contraire, ils apparaissent ici singulièrement jeunes, par la grâce de la montagne. Leur rire éclate, frais et irrésistible, comme les brises matinales bousculant les nuées languissantes. La gaîté frise par moments l' es de collégiens en vacances. Voyez le terrible anthropologue Cari Vogt caricaturer, dans le livre du Grimsel, Schimper à la pêche aux grenouilles sous une pluie battante. Rien de guindé entre eux, aucune pédanterie. Desor, bien que de quinze ans plus jeune, aborde Dollfus avec des effusions de copain de service militaire: « Papa Dollfus, alter Schwede! » ( vieux lascar ); et quand ils écrivent, ces charmeurs, il semble par instant qu' on voit passer le cortège gracieux des Muses et sous leur pas ailé jaillir des gerbes de fleurs.

Permettez au glaneur, qu' une cueillette fructueuse a rendu bavard, de vous nouer un bouquet. Voulez-vous une définition poétique de l' alpe? Ecoutez Gottlieb Sluder. Je traduis:

... Son silence est celui du tombeau; son murmure, le tumulte du torrent; sa voix, le tonnerre des ruptures de glaciers. Le vêtement de fête de ces voisins des cieux tombe de leurs épaules rocheuses en draperies éblouissantes de cristal. Le nectar qu' elle offre au grimpeur audacieux coule de grottes bleues glaciaires et constitue les sources intarissables qui abreuvent la terre. Dans son visage d' aïeul, sur son front profondément ridé, les jours de la création et les siècles de destruction sont gravés, mais en hiéroglyphes que le pauvre mortel s' est vainement efforcé de déchiffrer. Sévère est son cadre et émouvant le séjour parmi les monuments et les témoins de la force créatrice originelle ( schaffenden Urkraft )...

En voici une plus sobre, mais non moins saisissante, d' un gendre de Dollfus, tirée d' un récit d' ascension au Finsteraarhorn, publié dans le « Temps » ( 1862 ):

... Le silence, en ces régions, se rend palpable: on croit l' entendre. Des siècles dorment autour de vous; et si quelque bruit se fait entendre, c' est pour vous faire mieux éprouver encore, quand tout se tait de nouveau, la profondeur du calme qui règne en ces larges déserts. La pensée devient solennelle comme la nature qui vous environne. L' isolement vous saisit avec force; tout est majesté et repos. L' âme s' entretient de l' infini avec ces édifices de glaces...

Combien poignante est cette impression de H.B. de Saussure:... Le repos et le profond silence qui régnaient dans cette vaste étendue ( sous les rochers de l' Aiguille du Goûter ), agrandie encore par l' imagination, m' inspiraient une sorte de terreur; il me semblait que j' avais survécu seul à l' univers et que je voyais son cadavre étendu sous mes pieds... ( Ascension du Mont Blanc. ) Et quelle concision magistrale dans cette description d' Abraham Roth, rédacteur au « Bund » ( 1861 ):

... Berge wuchsen und schrumpften zusammen und tauchten neu empor.

Puis cette scène de bivouac d' une plasticité extraordinaire; un film ne saurait la rendre plus vivante:

... Bald loderte das Feuer hell und lustig in unserer Mitte. Ein einfaches Mahl wurde bereitet und genossen, und fröhlichen Sinnes liessen wir den Labe-becher kreisen. Am wolkenlosen Himmel wandelten die Sterne ihre ernste stille Bahn; rings in der Natur herrschte das Schweigen des Todes...

( Gottlieb Sluder. ) JUILLETMONT CERVINCOL DE THÉODULE AltitudeTherm.Baroni. Therm.Barom.Vents.Ciel.

mètresdegrés,millim. degrés, millim.

22= 10 heures.36002.8496.3 4.0511.9E.serein.

midi38582.5479.9 7.0512.0E. » 3 heures 30 m.»0480.3 5.4512.0S.O. » 5 heures36630480.8 3.3»S.O. » 6 heures1.0472.8 1.6512.0S.O. » Moyen, diurne. » » 0.8511.9u » 23 = 6 heures.2.0 » l.0510.5E.serein.

midi » » » 7.0510.9N.E. » 3 heures 30 m.41340.5402.1 7.05iO.'J0.couvert.

Moyen diurne. » » » 3.3510.8 » » 24= l0 heures.»3.0 461.3 5.2509.5S.O.neigeux.

midi05.8509.40. » 3 heures»0461.1 3.7509.10.

7 heures»3.0460.2 0.7508.80.brouillard. Moyen. diurne. » » » 1.8509.3»couvert.

256 heures.»5.5459.8 -2.4508.8E.neigeux.

9 heures»4.0460.2 -0.5509.2E "

midi»0460.5 2.0509.6E. » 3 heures»0.8460.1 0.3510.0E. » Moyen. diurne. » » » -1.3509.5»brouillard.

269 heures.»6.0462.6 -1.3510.7n.E.serein.

midi..0463.0 0511.5N.E. » 3 heures»0463.5 0.9511.8n.E

7 heures»3.0462.8—1.2511.8e.nuageux.

Moyen. diurne. » » » -2.0511.3 » » 27U heures.»4.0460.9 -1.0508.4E.serein.

10 heurts42605.0453.5 2.0508.9E .» midi »8.0509.3E. » 3 heures 30 m.41342.0460.6 6.7»E. » 5 heures41340400.2 5.7509.2N.O. » Moyen. diurne. »»1.3509.0

288 heures. »5.0459.3 1.55O8 0E.couvert.

midi »0477.1 1.0509.3N.E. » 2 heures385804 76.7 5.1509.40.brouillard.

Moyeu. diurne. » » 1.6509.5 » » Autographe de Dollfus-Ausset. ( 6 semaines avant sa mort. ) Tableau des observalions météorologiques de F. Giordano sur l' arête italienne du Cervin du 22 au 28 juillet 1866 et des observations comparatives à l'«Arche de Noé » au Col du Théodule.

( Extrait d' un article de Ch. Grad, paru dans les « Annules des Voyages », année 1868, T. III, Paris. ) Enfin, terminons par une pensée philosophique de H.B. de Saussure comme elles foisonnent dans son œuvre admirable:

... C' est ainsi que la vue de ces grands objets engage le philosophe à méditer sur les évolutions passées et à venir de notre globe. Mais si, au milieu de ces méditations, l' idée des petits êtres ( les hommes ) qui rampent à la surface de ce globe, vient s' offrir à son esprit; s' il compare leur durée aux grandes époques de la nature, combien ne s' étonnera pas, qu' occupant si peu de place, et dans l' espace et dans le temps, ils aient pu croire qu' ils sont l' unique but de la création de tout l' univers; et lorsque du sommet de l' Etna, il voit sous ses pieds deux royaumes qui nourrissaient autrefois des millions de guerriers, combien l' ambition ne lui paraît-elle pas puérile. C' est là qu' il faudrait bâtir le temple de la sagesse, pour dire avec le chantre de la nature: Suave mari magno...

Les compagnons de Dollfus ne rougissent pas de leurs émotions. Ils livrent leur âme avec une virile pudeur. Lisez l' ascension de la Jungfrau ( 28 août 1841 ) dans le récit coloré de Desor. Bien que ce ne fût que la quatrième de la série, remarquez avec quelle ferveur la cordée s' approchait de la cime dont l' arête était si effilée qu' il fallut passer l' un après l' autre, en la prenant sous le bras et foulant avec soin des marches. Ecoutez Desor relater ses impressions du sommet:

... et puis j' avais besoin de serrer la main d' un ami ( Agassiz ), et j' ose dire que de ma vie je ne me suis senti si heureux que lorsque je vins m' asseoir à côté de lui sur la neige. Je crois que nous aurions pleuré tous deux, si nous l' avions osé; mais les pleurs d' hommes doivent avoir leur pudeur, et nous n' étions pas seuls; et telle est la force des habitudes que la société nous fait contracter, qu' à quatre mille mètres il y a encore de l' étiquette...

Comparez maintenant l' attitude de Whymper à la Dent Blanche, lorsqu' il rebrousse chemin quelque vingt mètres sous le sommet. Dès l' instant, où l' apparition d' un cairn lui confirmait l' inanité des doutes que l' ascension de Kennedy avait suscités, »il était devenu inutile de pousser plus avant»1 ). On peut se demander, si Whymper, comme beaucoup de ses congénères, n' était pas recordman par dessus tout. Cela n' enlève rien à ses incomparables mérites de conquérant. Les Anglais se sont montrés exorciseurs irréductibles. Leur splendide audace a banni du vocabulaire de l' alpinisme le mot « impossible ». Rien ne fait saillir le contraste des tendances extrêmes — sportives et intellectuelles — de l' alpinisme si bien que ce poème sonore où, en opposant un Cervin invincible au Mont Rose humilié, Dollfus a fait en quelque sorte sa confession de foi de grimpeur:

... Frère ( Mont Rose ), console-toi! Le Mont Cervin te venge! Pour me vaincre jamais, il faudrait qu' un archange Prêtât son aile à l' homme, ou qu' un rapide éclair Le saisît palpitant et l' emportât dans l' air.

Les aigles n' ont jamais, en traversant la nue, Fait remonter leur vol à ma cime inconnue, Et les temps passeront avant qu' un visiteur Un seul être vivant atteigne ma hauteur.

1 ) Whymper, Escalades, page 160 Je ne laisse arriver à mon sublime faîte Que les soupirs ardents du juste ou du poète, Que les flots du déluge et les esprits de feu, Et mon front ne fléchit que sous l' ombre de Dieu.

( Sion, 2 avril 1855. ) Dollfus ajoute, très sérieusement, en post-scriptum cette explication abracadabrante qui a dû beaucoup amuser Whymper:

L' ascension au Mont Cervin est possible: un ballon d' une enveloppe excessivement solide, cuirassée pour ainsi dire et d' une forme spéciale, maintenu par une forte corde qui se déroulerait lentement et qui, à volonté, pendant l' ascension, permettrait au touriste aérien de diriger l' embarcation et d' arriver à la cime par des circonstances météorologiques de calme plat.

Evidemment, Dollfus n' était pas un ascensioniste de race. Il s' apparente non pas à la lignée des Tyndall et des Forbes, mais à celle de Saussure avec qui on lui trouve beaucoup de traits communs. Bien qu' alpiniste plutôt timide, il eut l' aubaine d' accomplir deux « premières »: le Galenstock ( 3597 m .) et le Rosenhorn ( 3691 m. ). Cependant, ne vous figurez pas qu' il soit parti d' un cœur bondissant à la conquête, fraîche et joyeuse. Esprit sagace et pondéré, épris surtout de science, il s' attarda sur le glacier à des mesurages fastidieux. Ce travail accompli, « le but principal de notre course, dit-il, était atteint; nous aurions pu en rester là. Mais la journée était si belle, le sommet était si près de nous. Nous allions avoir l' occasion d' en mesurer la hauteur barométrique. Et puis n' avions pas notre drapeau à planter?... » Quelques heures après, il prit possession du sommet au nom de la science.

Le retour faillit prendre une tournure tragique. Une corniche se rompit soudain au milieu de la caravane et un des fils de Dollfus disparut dans le vide sous les yeux du père, terrifié. La chute, par bonheur, fut arrêtée et amortie, une vingtaine de mètres plus bas, sur un banc de neige, d' où Desor et le guide Währen ramenèrent la victime sans grand dommage. Mais l' alerte avait été chaude et, arrivés en lieu sûr, l' émotion du père se dégonfla en une crise de larmes. Les guides étaient navrés. Alors, d' un commun accord on décida de passer l' incident sous silence, tant pour ne pas porter préjudice à la réputation des braves guides, que pour éviter à la maman des frayeurs tardives et des inquiétudes pour l' avenir. A l' hospice les touristes furent fêtés en héros. Sous prétexte de fatigue, Desor mit le jeune blessé au lit et veilla à son chevet, tandis que le papa, que le garde dévoué venait rassurer de temps à autre, le cœur bouleversé, tournait force valses pour donner le change. Ainsi apparaît, dans le vivant récit de Desor, Daniel Dollfus sous le triple aspect de naturaliste, de grimpeur et d' homme.

Plusieurs volumes des « Matériaux » se rapportent à des études et observations relatives aux hautes régions des Alpes, aux mœurs des montagnards, à la faune et la flore, à la géologie, à la physique du globe et à l' activité des glaciers, influencée par les circonstances atmosphériques. Mais la grande passion de sa vie fut la météorologie. Un des premiers, il a prévu la possibilité de pronostiquer le temps en coordonnant les observations avec l' aide du télégraphe, nouvellement inventé; anticipation entrée dans la réalité depuis la fondation du service central de météorologie à Zurich. Dollfus se faisait une idée très élevée de la portée morale de cette science. Elle apparaît fulgurante dans l' éclair de l' épigraphe, inscrit en tête de ses séries: « La Météorologie n' a pas de frontières. La Météorologie, c' est la paix. » Vous entendez, messieurs les diplomates? Plaisanterie à part, quand on considère le désarroi moral que la guerre a porté jusque dans le monde supérieur des savants, on ne peut s' empêcher de songer que, si réjouissant qu' il soit, l' esprit de Locamo n' est encore qu' un médiocre Ersatz en regard de l' esprit cultivé au pavillon Dollfus.

C' est une lecture passionnante, que ces séries météorologiques. Figurez-vous un annuaire de statistique, une table de logarithmes ou d' intérêts composés. Les chiffres vous martellent le front. Jamais je n' aurais supposé que de leurs légions compactes il put se dégager une si pénétrante poésie. Cela se lit comme du Baudelaire, on boit du miel, on s' en pourlèche les lèvres avec gourmandise. Bien sûr, il ne faut pas se figer sur les chiffres mêmes. Clignez les yeux! L' imagination aidant, vous verrez, à travers le grillage austère des séries, l' infatigable explorateur tantôt au Faulhorn, tantôt au Grand St-Ber-nard, tantôt au Grimsel, dans la Sierra Nevada, les Vosges et la Forêt Noire, multiplier ses observations. Clignez encore, et il vous apparaîtra sur le chemin du Théodule, robuste vieillard, portant fièrement sa tête intelligente au masque pensif, émacié, où la barbiche impériale, maintenant blanchie, pose je ne sais quel émouvant point d' exclamation. Le buste toujours cambré, malgré ses soixante-sept ans, révèle le cavalier émérite, auteur d' un manuel: Passe-temps équestres 1 ), écrit naguère comme délassement à ses études glaciaires. Les années, loin d' avoir consumé le feu sacré, entretiennent ses enthousiasmes à la joie de buts toujours nouveaux. Il médite maintenant des observations de grande envergure. Un premier séjour au Théodule en 1864 ayant démontré les avantages du lieu qui avait déjà, en son temps, frappé de Saussure, il résolut d' étendre sur toute une année ses observations, entreprises jusqu' alors d' une façon fragmentaire, par séries de quinze jours. A cet effet, il loua une baraque en bois — « l' arche de Noé ", comme l' avaient baptisée les guides—, dépendance de l' auberge du St-Théodule — dont vous connaissez la curieuse histoire d' après l' épique récit de Guido Rey 2 ). Dollfus fit réparer la cabane, construite en 1858 et dont la toiture avait été emportée par un ouragan le même hiver. Cuirassée d' une muraille en pierres sèches d' un mètre d' épaisseur, elle fut munie du confort le plus indispensable pour un séjour prolongé. Les guides Melchior Blatter et Hans Währen de Meiringen y passèrent treize mois en compagnie du cantinier Jean-Antoine Gorret, père du sympathique abbé Amé Gorret, l' ours de Valtournanche 3 ). C' était la première fois qu' en Europe des hommes résidèrent d' une manière continue à une pareille altitude ( 3322 m. ). Quand on se remémore les préventions de l' époque, il faut s' in avec respect devant leur courage. L' alpe hivernale ne leur était pas inconnue. Les skieurs ne l' ont pas inventée 1 ). Mais si, à plusieurs reprises, les guides du Hasli étaient montés en plein hiver au Grimsel et au glacier de l' Aar, avec Agassiz, Desor ou Dollfus, ce n' était jamais que pour des explorations de courte haleine par un temps approprié. Aussi, est-il particulièrement intéressant pour nous d' apprendre comment ils ont goûté les imprévus de cette aventure. Consultons le livre de bord de l' arche:

18 janvier 1866: On peut dire qu' il a fait une vraie journée d' été; nous avons dû enlever nos vestons et la neige a fondu autour de nous.

20 janvier:Visite de l' abbé Gorret, accompagné de trois hommes de Val- tournanche. ( Est-ce pour le papa qu' il venait, ou hanté par ce satané Cervin qui lui avait jeté un sort ?) 21 janvier:Par une belle journée on se sent rajeunir et il fait délicieux; mais parfois et souvent, il vous semble que le jour du jugement dernier est arrivé.

27 Aujourd' hui il a fait une journée splendide: ciel pur, vent faible toujours dans la même direction. Nous avons eu très chaud.

30 janvier:A neuf heures du matin arrivent M. Seiler et le guide Taug- walder, père ( le rescapé du Cervin ). Nous avons reçu ces braves gens en jubilant. Avons dîné ensemble et bu le champagne. Avons vidé la bouteille à votre santé et persévérance, en nous écriant: Papa Gletscher-Dollfuss 2 ), lebe hoch!

Mais les journées se suivent et ne se ressemblent pas:

15 avril:A quatre heures du matin s' est déchaîné un vent furibond ( Gorret: ferocissimo ). Depuis que nous sommes en station dans l' arche de Noé, celle-ci avait résisté sans broncher à tous les ouragans, mais cette fois elle tremblait d' une façon absolument inquiétante; et ce vent furieux, épouvantable, a duré de quatre heures à neuf heures du matin. Monsieur papa Dollfus, pour peu, nous aurions commencé à prier à l' exemple de notre ami piémontais Gorret qui, durant cinq heures, a récité à genoux, en italien, une prière après l' autre de son livre de messe. Nous nous sommes dit: la dernière heure de nos observations au Théodule aura bientôt sonné. T' en fais pas ( nicht verzagt ), dit Melchior, et perce un petit trou dans la porte d' entrée, demande le thermomètre, le passe à travers le trou et observe la température.

Dollfus ajoute, en marge: « Certes nos observateurs possédaient le feu sacré, l' idée fixe de leur mission et ont horreur des interpolations. » Ils sont, en vérité, dans la tradition de leurs aînés, engagés au service de l' étranger. De même que les massacrés du 10 août et du 3 septembre 1792, ils se feront casser la figure pour une cause qui n' est pas la leur, plutôt que de faillir à leurs engagements. Voilà ce qu' il faudrait appeler: faire le Suisse.

Avec le retour de la belle saison arrivèrent les caravanes de touristes de plus en plus nombreuses. Nous relevons le nom de passants illustres, tel le duc d' Aumale qui s' était distingué par la capture de la smala d' Abd; puis le prince de Joinville, son frère, autre figure légendaire de la conquête algérienne. Plus de deux cents touristes traversèrent le col cette année-là.

Ce n' est pas sans une émotion intense que j' ai trouvé parmi la foule des visiteurs le nom de mon oncle Charles Grad, accolé avec celui de Felice Giordano. Il a fallu le choc d' une pareille surprise pour dissiper l' effroi respectueux avec lequel j' avais jusqu' alors considéré, dans la bibliothèque paternelle, ses ouvrages scientifiques. Remontant aux sources, il se vérifiait que le jeune géologue, envoyé en mission par Dollfus, avait eu la bonne fortune d' arriver là-haut au moment où Giordano allait entreprendre sur le Cervin ses fameuses expériences 1 ). Et tandis que l' ingénieur s' appliquait durant sept jours à recueillir ses observations sur l' arête italienne, au prix de difficultés inouïes, la petite troupe à l' arche de Noé notait aux mêmes heures, selon les instructions reçues, les conditions atmosphériques relatives au col du Théodule. A son retour, Giordano établit un tableau comparatif et communiqua à ses obscurs collaborateurs sa coupe géologique du Cervin que vous avez vue dans les « Escalades » de Whymper 2 ). Voilà, pour un apprenti géologue, une rencontre précieuse. Elle aura sans doute encouragé une vocation naissante qui devait dans la suite entraîner le jeune Grad dans des explorations nombreuses, du Cap Nord au Mont Sinaï.

Dollfus, visant toujours plus haut, se proposait de continuer au Mont Blanc les expériences du Théodule; mais ce projet échoua devant l' opposition des Chamoniards qui voyaient d' un mauvais œil ses guides bernois s' installer sur leur territoire de chasse. D' ailleurs, peu de temps après, le 21 juillet 1870, à la veille des événements si tragiques pour l' Alsace, la mort mit à sa carrière, si bien remplie, le point final, épargnant à son patriotisme l' amertume de l' occupation étrangère et les déchirements de l' annexion.

Pendant plus de vingt ans Dollfus-Ausset fut fidèle à son pavillon de l' Aar. Il y revenait avec joie après des fugues passagères dont la plus importante l' avait conduit au Pic Veleta ( 3500 m .) en Andalousie, où il était allé chasser le bouquetin avec Schimper. Une autre année il se rendit dans l' Engadine à la chasse à l' ours; mais après trois jours de recherches infructueuses, il abandonna la partie, dépité de n' avoir pu trouver de ces plantigrades que des traces digestives encore fraîches.

Hé! ce n' était déjà pas si mal que ça. De nos jours — et ce simple détail montre combien la science a marché depuisil est des savants, tel M. le professeur Galli-Valério, qui se seraient agenouillés devant une pareille découverte et l' eussent, comme un joyau, recueillie avec une triomphale allégresse. Songez donc, ces traces méprisées, mais c' est un monde en puissance, saturé de forces destructives effroyables et tout frémissant de germes irrésistibles de renouveau qui se livrent entre eux des batailles acharnées, un monde en transformations incessantes, pareil à notre propre globe qui n' est lui-même qu' un déchet... de soleil!

Quels magiciens, quels ensorceleurs, ces savants! Comme, en regard de leurs trouvailles inépuisables, paraissent piteuses les inventions des poètes! De l' Iliade au Nibelungenlied, de la Chanson de Roland à la Jérusalem Délivrée — la Divine Comédie mise à part — ceux-ci n' ont pas cessé de se répéter. Tout leur répertoire se borne à chanter l' amour, le vin et les combats. Ils ne sont jamais sortis de là. Les savants, voilà les vrais imaginatifs, les bardes véritables. Soit qu' ils déchiffrent le mystère du ciel étoilé, soit qu' ils expliquent la vie dans une simple goutte d' eau, ils transfigurent tout à la flamme de leur génie inventif. Ils se renouvellent sans cesse et progresser n' est pas autre chose, en définitive, qu' ajouter un conte nouveau aux Mille et une nuits de la science.

La science! Comme on en parle avec amour, avec orgueil, avec une foi mystique dans le clan de Dollfus! Car ce qui est impressionnant, c' est que ces naturalistes y croient dur. Non pas qu' ils acceptent les hypothèses sans les passer rigoureusement au crible de leur expérience, mais ils poussent leurs travaux comme un pont jeté vers les rives abruptes de la vérité. Consacrés à sa recherche, ils exercent leur métier avec la sereine gravité d' un sacerdoce. Contemporains des Littré, Taine, Renan, Bertholet, Claude Bernard, Darvin, David Strauss ils vivaient à une époque où l'on attendait tout de la science, tout, même une religion ( le Positivisme d' Auguste Comte ). Il a fallu déchanter. Brunetière a proclamé la faillite de la science, boutade d' un fougueux batailleur d' idées; car les savants non prévenus ( voraussetzungslos ) de la trempe des Pasteur ou des Virchow, n' ont jamais attendu d' elle plus qu' elle ne pouvait donner.

Nous avons quelque peine à comprendre cet état d' esprit, nous qui avons, avec notre camarade Jacques Tournebroche, distillé le poison enivrant des sophismes de M. Jérôme Coignard 1 ):

... Car enfin, Tournebroche, mon fils, qu' est que la connaissance de la nature, sinon la fantaisie de nos sens? Et qu' est qu' y ajoute la scienceDes bésicles, comme celles qui chaussent mon nez.T.ous les microscopes et lunettes d' approche dont on fait vanité, qu' est, en réalité, que des bésicles plus nettes... Que sont les lunettes, astrolabes, boussoles, sinon des moyens d' aider les sens dans leurs illusions et de multiplier l' ignorance fatale où nous sommes de la nature, en multipliant nos rapports avec elle?... Les plus doctes voient l' univers dans une topaze taillée à facette au lieu de le voir, comme madame votre mère, par exemple, avec l' œil tout nu que le bon Dieu lui a donné. Mais ils ne changent point d' oeil en s' armant de lunettes; ils ne changent point de dimensions en usant d' appareils propres à mesurer l' espace; ils ne changent pas de poids en employant des balances très sensibles; ils découvrent des apparences nouvelles et sont par là le jouet de nouvelles illusions.

Hélas! oui; pour avoir goûté au fruit redoutable de l' arbre de la science, nous avons découvert avec douleur la nudité de notre ignorance et perdu le paradis de nos illusions innocentes. L' absolu nous échappe et l' homme portera toujours, au fond de son âme insatisfaite, la nostalgie de l' infini. Est-ce une raison pour nous découragerJamais! Car la science a du moins cet avantage — et c' est là son mérite le plus certain — de contribuer par ses applications pratiques à l' agrément de la vie. Elle nous aide à rendre le globe terrestre toujours mieux habitable. Sa connaissance rapproche les hommes et leur montrant la puérilité de leurs ambitions mesquines et de leurs préjugés séculaires, elle les unira dans un sentiment de tolérance bienveillante et de solidarité toujours plus efficace, comme nous la voyons déjà se manifester, là-haut, par le miracle de l' Alpe, dans l' atmosphère fraternelle de nos cabanes et de l' esprit de cordée.

Remarquez comme elle rapproche maître et serviteurs. Blatter et Währen ont voix au chapitre des discussions. L' opinion du montagnard est pesée au même titre que celle de l' universitaire. Cette collaboration atteint souvent des sommets de dévouement aussi magnifiques que celle des grands guides au service des grands conquérants. Rappelez-vous cet Auguste Balmat qui avait suggéré à Tyndall l' idée d' enfouir au Mont Blanc un thermomètre à maxima et à minima. Durant l' opération il faillit avoir les mains gelées: « Je me serais contenté, dit-il, de perdre les mains au service de la science. Il n' en est rien, les voilà. » Il ne voulut même pas être payé pour sa course 1 ). Hans Jaun, installé au Grimsel au compte de Dollfus durant l' hiver 1846, expose à son « patron » une théorie de congélation, échafaudée avec Währen et confirmée d' ailleurs par d' autres observateurs. Car les humbles ont parfois raison contre l' académie connaissez l' histoire du chasseur bagnard J.P. Perraudin à qui on attribue communément la paternité de la théorie des glaciers. Incrédule, le naturaliste Carpentier avait mis vingt ans à s' y rallier.

Pourtant, il semble que cette théorie était déjà répandue parmi les montagnards. Ainsi, Carpentier, se rendant en 1834 par le Brünig à une réunion de la Société Helvétique des Sciences naturelles avec une communication en faveur de cette hypothèse, fut frappé d' entendre un bûcheron lui expliquer la présence des pierres erratiques par les mêmes causes que leur attribuait Perraudin. Et n' est pas piquant, qu' un profane — mais esprit ouvert — comme Gœthe, ait décrit, dans « Wilhelm Meister », le mécanisme de cette théorie quelques années avant la publication du rapport de Carpentier? Où se l' était appropriée, si ce n' est au hasard de ses traversées des Alpes?

... Zuletzt wollten zwei oder drei stille Gäste sogar einen Zeitraum grimmiger Kälte zu Hilfe rufen und aus den höchsten Gebirgszügen, auf weit ins Land hingesenkten Gletschern, gleichsam Rutschwege für schwere Urstein-massen bereitet und auf dieser glatten Bahn fern und fern hinausgeschoben im Geiste sehen. Sie sollten sich bei einer anderen Epoche des Auftauens niedersenken und für ewig in fremdem Boden liegen bleiben. ( Gœthe: Wilhelm Meisters Lehrjahre. Tome II, chap. X, édition 1829. ) Le sortilège de la science gagne jusqu' aux ouvriers imprimeurs. Imagine-t-on un hommage plus touchant que ces vers macaroniques, mais d' une si noble inspiration que les typographes des Matériaux dédièrent au glaciériste pour son soixante-neuvième anniversaire de naissance, en lui remettant un exemplaire de son ouvrage:

Après les pionniers qui, sur les hautes arêtes, Partagent vos fatigues, secondent vos labeurs, Pour d' humbles typographes c' est une belle fête, Aux travaux du savant d' oser joindre le leur.

Pour votre jour de fête recevez donc ce livre ( les Matériaux ), Modeste répertoire d' immenses explorations: Livre sans prétention, où nature se sent vivre, Où viendra se tremper la science des nations.

Que bien longtemps encore l' ami Soleil 1 ) conduise En paix papa Dollfus à travers les glaciers, Pour que, dans ses écrits, un autre âge puise La vérité.

Que dit-il, cet « autre âge », de la valeur scientifique des MatériauxDemandez-le à M. le professeur P.L. Mercanton. Son opinion fait autorité. Je ne suis qu' un flâneur. J' avoue même avoir vu, dans cette formidable encyclopédie, tout autre chose que des documents glaciaires: les matériaux pour servir à la Légende Dorée de l' alpinisme. Et ce passé épique, il serait temps de le fixer 2 ). N' inspirerait pas quelque barde alpin? Debout, les poètes! Nous sommes aux écoutes. Nous avons soif de belles histoires. Montrez-vous égaux aux savants. Chantez les gloires immortelles de cet âge d' or; car, au milieu du mirage universel qui nous environne, il n' y a encore de vrai que les légendes... de vrai, du moins, par les émulations généreuses qu' elles suscitent et les forces créatrices qu' elles disciplinent et dirigent.

Debout, les poètes!

Colmar, décembre 1925.

Clarens, janvier 1926.Armand Schmitt.

Note de la Rédaction. La Rédaction des « Alpes » en publiant l' intéressante étude biographique que l'on vient de lire tient à rendre hommage au collègue aimable et à l' actif alpiniste qu' était Armand Schmitt. Son collègue et ami, M. L. Villard fils, nous a, en termes émus, annoncé son décès dans le numéro des « Alpes » de décembre dernier. Il est facile de se rendre compte, en lisant ce qu' a écrit M. Villard, de la place que la montagne, l' alpinisme et le C.A.S. occupaient dans la vie de Schmitt. Ce clubiste ardent non seulement aimait la montagne, mais encore la connaissait, la parcourant en toute saison. On n' a pas oublié le magistral récit qu' il publia dans notre périodique en 1925 sur « Moiry-les-Neiges ». L' article que nous insérons aujourd'hui, bien que de tout autre sorte, est tout aussi captivant. L' auteur en a revu les dernières épreuves avec un soin méticuleux, il y a quelques mois, alors que rien ne faisait prévoir son départ prématuré. Notre revue perd en lui un de ses collaborateurs les plus aimés et le C.A.S. un de ses enfants les plus enthousiastes.

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