Dans les Alpes des Antipodes (Nouvelle-Zelande)
Par Marcel Kurz.
( Nouvelle-Zélande. ) Suite et ( in.
Au pied de l' arête, parmi les gazons et les fleurs, nous rencontrons les frères Williams qui ont approvisionné la cabane et redescendent à vide. Ils forment une paire de superbes gaillards, aimables et sympathiques. Nous faisons avec eux un brin de causette. Mais ils sont pressés de rentrer à l' Er, car c' est aujourd'hui samedi et chaque weekend amène un flot de touristes. Ils nous souhaitent bonne chance et nous nous mettons en devoir de suivre ce Haastridge, qui nous paraît bien long et pénible dans la chaleur torride de l' après. Une piste, à peine tracée, suit le faîte de l' arête, parmi les gazons d' abord; interrompue çà et là par des rochers, elle reprend plus haut dans les éboulis. Une grande variété de fleurs distraient les yeux et sont pour moi autant d' énigmes nouvelles. Mais Porter est un excellent botaniste et répond en latin à chacune de mes questions. On rencontre des sauterelles jusqu' à mille mètres au-dessus du glacier. Il s' y trouve aussi d' impertinents chamois ( importés ) qui vous font la nique à une portée de pierre ou, au contraire, daignent à peine tourner la tête lorsque nous passons près d' eux. Ils n' ont probablement jamais entendu un coup de fusil et se savent en sécurité dans cette reserve où la chasse n' a jamais été pratiquée.Vers 1800 m. commence la neige. Elle est profonde, mais nous avons la trace des Williams pour nous faciliter la montée.
Enfin voici la cabane, allongée à l' abri d' un gros rocher et à demi-enfouie sous la neige. Nos porteurs ont dû creuser une tranchée pour parvenir à la porte et c' est à peine si l'on peut ouvrir les contrevents. Le toit de zinc est complètement sec, mais nous y lançons de la neige qui, fondant au soleil, remplira nos seaux. Véritable nid d' aigle que cette Haast, perchée comme à trois mille mètres dans nos Alpes, dominant tout le cours du Tasman, depuis les alluvions de ses plaines grises jusqu' à sa source... Tiens! voici un nuage qui pointe dans le Lendenfeld-Saddle... et Porter qui m' a prétendu que c' était là un signe infaillible de mauvais temps! Ce nuage tout seul dans le ciel bleu? Oui, il paraît qu' il n' en faut pas davantage pour troubler l' at des antipodes. Le temps doit être déjà gâté à l' ouest: ce nuage nous arrive du Westland par une longue vallée; il n' est sans doute qu' un avant-coureur sur l' horizon. Mais nous verrons bien. Pour l' instant il y a à boire du thé bien chaud, puis une pipe à fumer dans l' ombre fraîche du refuge. Je préfère la Haasthut à toutes les autres cabanes des Alpes Méridionales: j' ai passé là une dizaine de nuits, tantôt courtes, tantôt longues; des journées d' attente ou de repos, des heures de triomphe et de défaite, si bien que ce refuge est resté cher et familier à mon souvenir. La vue qu' on embrasse de là-haut, vue plongeant vers le Tasman, écrasée sur les escarpements du Haidinger, est beaucoup moins imposante que celle de la Malte Brun, mais je me suis rarement senti chez moi dans une cabane autant que dans celle-là. Ici, jamais personne n' est venu nous déranger, même en plein été. On ne peut malheureusement plus en dire autant chez nous! Posséder une cabane pour soi tout seul, un marmiton à vos ordres et des amas de victuailles — tout le bonheur!
Décidément, Porter avait raison! Le ciel s' encrasse lamentablement, le nor' wester a pris le dessus et des paquets de plumes submergent le Main Divide... tout cela a bien mauvaise façon! Cependant nous ne voulons pas encore désespérer. La journée n' est pas finie et il nous reste à pousser une reconnaissance jusqu' au Glacier Dome. Laissant le porteur à la cabane pour compléter la provision d' eau et préparer le souper, nous prenons la corde et, vers trois heures, nous partons. Sur les rochers effrités, une piste conduit en quelques minutes à la neige. Celle-ci est naturellement très molle après la forte chaleur du jour. On descend ensuite dans une selle qui conduirait facilement au Haastglacier, puis on s' engage « tout à la douce » sur la pente du Dôme, prenant en écharpe vers la gauche, pour revenir à droite vers l' endroit où les rimayes sont le moins larges. Ce sont précisément ces rimayes qui arrêtèrent Lendenfeld en mars 1883. Actuellement, elles sont presque bouchées par une énorme couche de neige et nous les franchissons sans peine. Un dernier névé, très raide, s' en va buter contre les rochers supérieurs. Il y a là une roture qui n' est pas toujours facile. Cette fois-ci nous la passons à droite et débouchons par une petite cheminée sur la croupe neigeuse du vaste Dôme. Il ne reste plus qu' à la suivre jusqu' au sommet ( 2385 m. ).
Le Mont Tasman est devant nous, dans toute sa gloire, malheureusement à contre-jour, le soleil baissant lentement vers son arête. Assis dans la neige, nous inspectons de nos jumelles ses moindres détails et traçons notre route pour demain. Demain! que nous réserve-t-il? Le ciel s' est de nouveau dégagé et il reste un peu d' espoir au fond de nos cœurs. A nos pieds s' évase la coupe du Grand Plateau déjà plongé dans l' ombre. A gauche, le Mont Cook semble plus haut que jamais, son front barré d' un vilain nuage. Cette scène peut être grandiose par un ciel serein, lorsque toutes les neiges et les arêtes scintillent au soleil, mais ce soir, cernée d' ombres, elle est effrayante dans sa pâleur. En voilà assez pour aujourd'hui. Si le temps peut se maintenir dix-huit heures encore, le Tasman est à nous. La lune sera pleine cette nuit même, elle facilitera notre marche. En une demi-heure nous redescendons au refuge, évitant soigneusement notre trace de montée qui nous sera fort utile une fois gelée.
Voici maintenant quelques notes écrites sur place immédiatement après notre tentative et que je préfère transcrire tout simplement: Souper à 6 h. A 7 h. la pleine lune se lève derrière le Hochstetter Dome dans un ciel verdâtre. Nous comptons sur elle pour nous passer de lanterne. Soirée douce, trop douce même et sans le moindre vent. La neige aura-t-elle le temps de gelerRéveil à 11 h. 30. Très peu dormi malgré le sommeil en retard depuis trois jours. Le ciel est de nouveau très chargé, mais la lune perce de temps en temps et jette sur les neiges une clarté suffisante. Départ à minuit et demi. Trop tôt peut-être, aussi allons-nous lentement, marchant dans notre trace de la veille, sans lanterne, malgré les ombres obliques qui la coupent fréquemment. Arrivés à une cinquantaine de mètres du Dôme, nous abandonnons la piste et descendons obliquement à gauche vers le Grand Plateau. Cette descente dans l' inconnu, au clair de lune, est solennelle. Aussi longtemps que l'on marche, il ne fait pas froid, mais j' ai pourtant l' impression d' être en hiver plutôt qu' en été et cette impression ne fera qu' augmenter par la suite. La lune va disparaître derrière le Haastridge et avant d' entrer dans l' ombre, au fond de la cuvette, nous nous arrêtons pour chausser nos crampons. Tout en tirant sur les lanières, je cherche à me rappeler où j' employais ces crampons pour la dernière fois. Il me semble qu' il y a très longtemps déjà. Ce devait être à l' Egginerhorn en mars 1924, lors du cours de ski à Britannia. Comme cela est déjà loin!
La corde déroulée, nous plongeons dans l' ombre. Elle n' est pas trop épaisse, car les pentes du Dôme, qui scintillent sous la lune, dégagent quelque clarté. Mais elle suffit à peine et Porter qui marche en tête a parfois du mal à reconnaître le terrain, même dans un rayon très restreint. Nous louvoyons tant bien que mal, suivant la ligne jalonnée mentalement hier, depuis le Dôme. Longue et lente montée en oblique vers la gauche, entre des gouffres béants, qui engloutissent la neige poudreuse soulevée par les coups de vent balayant la pente.. Là-haut, sur Cook, la lune plaque des taches de lumière blonde, mouvante. Le paysage est étrangement froid et nouveau, n' évoquant rien de déjà vu. Vers 2 h., en pleine nuit, une avalanche se détache au-dessus de nos tètes, très haut dans la montagne. Curieuse sensation que d' entendre ce bruit tout près de soi, sans rien voir, sans savoir que faire, ni dans quelle direction fuir... On rentre instinctivement la tête dans les épaules et l'on courbe le dos... Mais le grondement cesse aussi brusquement qu' il s' était fait entendre: ce n' était probablement qu' un sérac, aussitôt pulvérisé dans sa chute. Autre chose nous intrigue: une lumière immobile, extraordinairement vive, dans la direction du Mackenzie. Impossible d' en mesurer l' éloignement. Nous pensons un moment à quelque signal d' une ferme amie; mais non, à ces heures ce n' est guère probable. Ce doit être l' Hôtel Pukaki ou quelque usine électrique... Dans l' obscurité, la pente se redresse de façon inquiétante; elle est en réalité plus raide qu' elle ne semblait vue du Dôme. Heureusement, la neige est dure et régulière, les crampons mordent et nous gagnons, sans tailler de marches, la longue arête du Silberhorn. Il est 3 h. 10. Encore une fois, j' ai l' impression d' être parti trop tôt.
Sur l' arête, charmant accueil: des bouffées de vent vous cinglent la figure d' une neige poudreuse et vous coupent le souffle. Au sud, le ciel est noir. A l' orient, une barre de nuages fauves ressemble à des escadrons rangés en ligne, prêts à charger. Juste au-dessous, s' étire une lueur ensanglantée qui annonce l' aube. La situation semble bien compromise. Cependant, mon compagnon continue d' avancer sans mot dire et j' admire sa bravoure, espérant qu' elle ne tournera pas en bravade. Bientôt l' arête se redresse encore et tout de suite la situation devient sérieuse. Elle est beaucoup plus longue, plus raide, plus dangereuse que je ne me l' étais figuré, cette arête. Elle semblait si blanche de loin, et voici qu' elle présente plusieurs murs de glace, d' une glace claire et transparente pas très dure, mais qui nécessite cependant la taille de marches. Peut-être valait-il mieux qu' il en fût ainsi. Autrement nous serions sans doute montés trop vite et trop loin, au risque de nous faire geler ( ou enlever par le vent ) sur l' arête terminale. Bref, nous n' avançons plus que lentement et je propose à Porter de passer en tête, bien que je ne me sente aucun entrain, après trois mauvaises nuits. Il me cède volontiers sa place et dès lors nous taillons même dans la neige, tant la pente est roide. Afin d' avancer plus vite, j' espace mes marches d' un mètre et demi et ne m' en sers plus que pour le pied droit, tandis que Porter taille entre-deux pour le pied gauche: histoire de gagner du temps.
Un moment, comme une traînée de poudre qui prend feu, l' aube embrase l' arête entière, mais bien vite le soleil disparaît sous d' opaques nuées. Comme les coups de piolet, les coups de vent se font plus furieux: ils manquent de nous renverser. Porter s' offre à reprendre la tête; pourtant je veux persister, atteindre au moins cette épaule qui domine les rochers — les seuls que l'on voie affleurer de la neige sur toute cette face de la montagne — juste au-dessous de la « mauvaise » rimaye qui coupe l' arête. En arrivant là, nous constatons qu' elle est encore bouchée, cette fameuse rimaye, et qu' elle ne présente jourd' hui aucun obstacle sérieux.
La croupe blanche qui monte en ondulant vers le Silberhorn, raccourcie par la perspective, ne semble pas longue, mais par le temps qu' il fait nous n' arriverions jamais au sommet du Tasman. J' estime donc la partie perdue pour cette fois et je propose à Porter de battre en retraite avant que la tourmente n' empire. Il est absolument d' accord. Plantant nos piolets dans la neige, nous faisons une courte halte et buvons quelques gorgées de thé chaud. Mon baromètre indique près de trois mille mètres. Le Silberhorn côtant 3279 m. il nous restait donc environ 280 m. à grimper. Il est 5 h. quand nous faisons volte-face pour descendre, remettant prudemment le pied dans chaque marche de notre escalier. Une heure et demie plus tard, nous quittons l' arête non sans un soupir de soulagement et suivons nos traces dans le flanc crevassé du Tasman. Il fait grand jour maintenant et nous pouvons enfin voir par où nous sommes passés cette nuit et constater que notre itinéraire était le bon, mais que la reconnaissance du jour précédent n' a pas été inutile.
A 8 h. nous rentrions au refuge: notre porteur dormait encore. Le même soir nous couchions à la Ball. Tout l' après, les moraines fumèrent sous les rafales du fœhn. Enfin le vent tomba, une pluie diluvienne s' abattit sur tout le pays, mettant comme un baume sur nos regrets...
Le 4 janvier 1927, nous étions de retour à l' Ermitage. Instruits par l' expérience, nous avions changé de tactique et nous étions maintenant décidés à soutenir sur place un siège décisif. La montagne s' en douta probablement, car elle nous reçut avec une parfaite bonne grâce. Le 5 nous couchions à la Ball et le 6 nous prenions de bonne heure nos quartiers à la Haast en compagnie d' un boy du nom de Mahan, jeune étudiant fort sympathique qui nous servait de marmiton 1 ). L' après, ce fut la reconnaissance habituelle au sommet du Dôme, pour faire la trace et examiner la montagne. Pour la première fois, nous surprenons ce paysage dans toute sa splendeur. Les conditions du Tasman ne paraissent pas avoir changé depuis trois semaines: à peine remarque-t-on les traces nouvelles de quelques avalanches, quelques crevasses un peu plus larges. Sur les arêtes, pas le moindre souffle de vent. De lentes brumes floconneuses jouent au flanc des monts. Tout semble à point pour nous recevoir.
Le vendredi 7 janvier, à 5 h. 30 du matin, nous arrivions au point atteint le 19 décembre à 5 h., soit à trois mille mètres environ, sur l' arête du Silberhorn. Une demi-heure de retard, direz-vous! Non pas! Instruits par l' expérience, nous avions quitté la cabane une heure et demie plus tard, et c' est, au contraire, une heure de gagnée. Jusqu' à présent, tout a bien marché — sauf nous, malheureusement, qui sommes loin d' être en aussi belle forme que la première fois. Les festivités de Noël ont amolli nos muscles et nos jambes se ressentent d' une trop longue chevauchée. A certains moments chaque pas devient une souffrance. Mais la montagne, aussi bien que le temps, sont en parfaites conditions et c' est là le principal. En voulez-vous un exemple? Eh bien! sur les trois cents marches taillées en décembre, j' espérais au moins en retrouver quelques-unes. Plus rien! Mais c' est parfaitement inutile: tout est en neige du haut en bas, il n' y a plus trace de glace! Comment expliquer cette transformation? il a probablement neigé par des températures voisines de zéro. Lorsqu' un assaut débute de cette façon, on peut être certain de la victoire et je ne regrette plus maintenant notre échec de décembre: le Tasman n' était pas mûr alors et chaque chose arrive à point à celui qui sait attendre... Cependant, dans les passages les plus raides, nous avons cru bien faire en donnant quelques coups de piolet, trois ou quatre toutes les deux marches, Porter pour un pied, moi pour l' autre.
Et c' est ainsi que l' aube nous surprit, taillant l' arête blanche qui monte dans l' azur: une aube merveilleuse qui embrasa la cime tout d' abord, puis laissa couler jusqu' à nous ses délicates lueurs. Alors la neige devint rose, d' un rose tendre, pâle, presque jaunâtre, un rose extraordinaire, et dans cette neige vierge, en trois petits coups de hache, on taillait une jolie caverne translucide, d' un bleu profond de saphir, où fusait doucement la lumière du jour. Avez-vous jamais regardé ces petits nuages roses naviguant dans le ciel bleu? Eh bien! ici c' était juste le contraire: nous nous amusions à creuser des trous bleus dans la neige rose! Plaisir enfantin et joie pour les yeux: jamais je n' avais taillé mes marches avec tant d' allégresse.
5 h. 40! Réchauffés par les premiers rayons du soleil, pleins désormais d' une confiance illimitée, nous abrégeons la halte et repartons à l' assaut, tâchant d' oublier nos muscles endoloris. Dès lors et jusqu' au sommet du Silberhorn, notre course, comme un film, se déploie à une allure vertigineuse: une rimaye bénigne, une épaule blanche, une seconde rimaye, béante et gloutonne celle-ci, puis une merveilleuse crête de neige montant droit dans le bleu, droit vers la cime. A 6 h. 35 nous décapitons le cône blanc du Silberhorn et creusons deux trous dans la neige pour y prendre place, comme deux princes. Il n' en est point, en cette minute, dans le monde, pour admirer une vue plus saisissante: le Mont Cook, son pal blanc enfoncé dans l' azur, les abîmes du Balfour, les forêts du Westland, les rivières qui brillent dans les plaines, l' océan même — tout cela n' est rien en comparaison de ce qu' est le Tasman vu d' ici, à portée de main. Comment vous décrire cette apparition inoubliable?... Une pyramide blanche, entièrement neigeuse, nue comme un glaive, dressée à une hauteur prodigieuse, son arête séparant comme une lame deux abîmes sans fond, l' un dans l' ombre, l' autre tout fulgurant d' une éblouissante lumière. Le contraste est si puissant, l' arête si tranchante, son élan si léger, qu' elle défie toute comparaison. En vain, nous cherchons dans nos souvenirs la vision d' une cime semblable, toute de neige, sans un rocher. Ceci dépasse tout ce que j' ai vu jusqu' à présent et tout ce que j' avais pu concevoir... Et pourtant, si inaccessible que semble cette montagne, nous pouvons la considérer froidement, en hommes sûrs de vaincre. Nous savons que, vues de face, les arêtes paraissent toujours beaucoup plus raides qu' elles ne sont en réalité. Du reste nous l' avons regardée de profil, bien des fois, et nous savons aussi qu' elle a été parcourue à l' aller et au retour, par les caravanes précédentes. Certes, elle est encore plus effilée que je ne l' avais prévu, mais, là aussi, l' état de la neige semble excellent et, du reste, nous avons aux pieds nos griffes d' acier pour nous y cramponner — si toutefois elle veut bien supporter notre poids... Donc l' énigme n' existe plus. Avec elle, le mystère s' est dissipé. Malgré cela, Européens blasés, nous pouvons trouver dans ces montagnes des satisfactions que les Alpes nous refusent désormais. Ici, l' inconnu, la nouveauté se rencontrent encore à chaque pas. Ainsi, le Mont Tasman fut pour nous ce que serait, par exemple, le Weisshorn de Zinal, dont deux arêtes sur trois étaient vierges. Quel passionnant attrait pour des amateurs d' inédit!
Allons! la journée est encore jeune, la route est belle; debout, gai compagnon, nous n' aurons pas de bonheur parfait avant de trôner tout là-haut, dans l' azur immaculé. Une courte arête facile, une haute rimaye que nous sautons à pieds joints pour atterrir dans l' ombre — une traversée en écharpe et nous surgissons de nouveau en pleine lumière, à l' endroit où le faîte incurvé se redresse d' un bond, au pied même du Tasman. Le bond est si brusque que l' arête, toute démantelée, présente une brèche profonde: c' est la fameuse rimaye où Zurbriggen dut jouer du piolet pendant plus d' une demi-heure. Aujourd'hui la paroi surplombe et semble complètement infranchissable. Comme la caravane Du Faur, nous traversons à droite sans hésiter et suivons la lèvre inférieure de cette rimaye, une lèvre large comme un balcon, où l'on peut se promener à l' aise, en dominant des abîmes éblouissants. Mais nos regards n' ont pas le temps de s' attarder dans ces gouffres: ils cherchent à gauche un point faible où forcer cette méchante muraille. Partout elle surplombe et nous menace d' énormes glaçons. Enfin, après nous être avancés d' une centaine de mètres dans cette face aveuglante de lumière, je crois découvrir un défaut à la cuirasse. La rimaye elle-même est bouchée: on peut donc y descendre sans crainte. Sur la paroi bleue qui la domine de l' autre côté, restent accrochés quelques lambeaux de neige molle, dont le socle de glace paraît encore solide. Mais Porter m' arrête d' un geste, prétendant le passage infranchissable. Que nous resterait-il à faire dans ce cas? On pourrait essayer de poursuivre la traversée dans la face et tâcher de rejoindre l' arête nord, car, au niveau où nous sommes, la face est moins raide que partout ailleurs, précisément à cause de cette cassure qui cerne toute la montagne. On pourrait aussi retourner en arrière jusqu' à l' origine de la crête et essayer de passer sur l' autre versant, mais nous n' avons pas envisagé cette solution et je voudrais, avant tout, essayer de forcer le passage ici-même. Après avoir soigneusement préparé le terrain et taillé des prises pour les doigts, je puis ficher le pic de mon piolet dans la glace, assez haut pour me suspendre à son manche et gagner le niveau des consoles de neige. Il ne reste plus maintenant qu' à opérer une traversée horizontale sur les lambeaux de neige collés à la paroi — ceci en se faisant le plus léger possible — et j' arrive ainsi dans la partie supérieure de la rimaye, qui monte fortement et finit par s' étrangler dans la pente. Je m' attendais à voir Porter refaire exactement la même manœuvre, mais l' acier de son piolet est complètement lisse, il n' est pas pourvu de dents comme le mien. Au moment où il s' y pend, le piolet lâche prise, menaçant de faire croûler tout l' échafaudage. Porter préfère donc se servir de la corde et nous sommes bientôt réunis dans une niche de glace toute emplie d' ombre bleue 1 ).
Un coup de piolet dans le rideau de stalactites nous ouvre une porte au soleil et, par une taille oblique, nous rejoignons l' arête bien au-dessus de sa cassure. Dès lors, la « route » est toute indiquée: il n' y a qu' à suivre le fil de l' arête et jamais on n' en vit de plus effilée. Imaginez un feuillet de neige dure, épais de dix à quinze centimètres, incliné à soixante degrés et surplombant légèrement la face orientale. Mais bientôt, il nous faut quitter sa crête par trop fragile pour passer, juste au-dessous, dans la neige déjà molle du versant ensoleillé. Un instant, nous pouvons passer le bras, puis la main, par-dessus sa tranche, comme sur une rampe. Mais plus haut, la corniche se redresse encore et Porter, passant en tête, réussit à la suivre à quatre pattes, grâce à ses crampons Eckenstein. Les miens ne mordent pas suffisamment et je préfère rester sous la corniche, dans la neige molle. Puis, brusquement, l' arête s' élar, s' aplanit, devient toute facile; nous pressons le pas sur une neige excellente et à 8 h. 50, sept heures exactement après avoir quitté le refuge, nous foulons la cime triangulaire du Tasman.
Vous dirais-je les sentiments qui se pressaient dans nos cœurs à ce moment et les gonflaient d' allégresse? Ils furent traduits par un jodel sauvage qui troua brusquement le silence et par une poignée de mains, par un de ces vigoureux shake-hands, expressifs autant que rares, et qui, en l' occurrence, prenait une signification toute spéciale... Mon compagnon surtout, jubilait. Depuis trois ans il attendait ce jour glorieux et voici que la victoire surpassait son rêve. Moi, je n' étais qu' un nouveau venu dans ces montagnes, mon désir n' avait pas eu le temps de devenir aigu, mais chez lui, il avait couvé longtemps et venait seulement de se réaliser... D' après mes notes ( chose incroyable ), nous n' avons passé que quinze minutes au sommet du Tasman, mais ce fut un quart d' heure de béatitude complète. A part nos membres endoloris, tout était parfait, absolument parfait: la montagne, la neige, le temps, pas un souffle d' air et la vue... la vue, mon Dieu! comment vais-je vous la décrire?
Imaginez, dans un chaos de cimes laiteuses, un cortège de pics s' avançant vers le nord et finissant par se confondre avec un autre cortège de nuages blancs, immobiles, rêveurs, presque pensifs. Venant en sens contraire, un large fleuve figé, le Tasman, déployé comme une voie lactée, terrestre. Plus près et comme pour barrer obstinément toute avance, l' arête transversale reliant le Douglas au Haidinger; plus près encore, la tumultueuse sierra du Haast, dressant son trident de roc doré et ses crêtes blanches; enfin, et si proche qu' on penserait pouvoir la frôler de la main, la corniche du Lendenfeld penchée comme une oréade sur l' ombre des abîmes: toute une symphonie très douce et caressante, toute une féerie de blancs et de bleus, un tissu de mirages lumineux et d' ombres, dont les formes délicates répondent au silence absolu emplissant l' espace.
De l' autre côté, mais toujours dans le même axe, une seule montagne nous domine encore, c' est le Mont Cook qui semble s' être haussé, tandis que nous lui tournions le dos: image classique, la plus belle et la plus fameuse du roi des Alpes Méridionales, avec son cône pointu et sa longue écharpe blanche, toute enluminée. Et là-bas, bien loin à nos pieds, le pauvre petit Silberhorn se réduit à un simple tas de neige affaissé... Partout ce sont d' énormes amas de neige. On pourrait se croire dans nos pays à la fin du mois de mai, ou bien dans quelque sauvage contrée à une altitude de six à sept mille mètres. Tout au long de cette chaîne, le paysage n' est guère différent de ce que nous pouvons admirer d' un sommet quelconque des Alpes Pennines.
Aussi, quel contraste, lorsque, tournant les yeux vers l' occident, on laisse plonger ses regards dans les profondeurs du Westland, dans le vert sombre des forêts tropicales, dans le bleu immense de l' océan...! Au-delà d' une conque éblouissante, creusée dans les névés du Fox, les yeux devinent des cascades de séracs, des gorges profondes; mais, sans les voir, ils glissent sans transition dans le riche velours des bois, où ils aiment à s' attarder. Malgré la densité extraordinaire de ces forêts, on discerne les ondulations du sol sousjacent qui forme des collines, des combes, des creux, et dans ces creux brillent au soleil de merveilleux saphirs, tout sertis d' ombre; ou bien encore, une large trouée descendant vers la mer, ancien lit de rivière aujourd'hui desséché et envahi par les herbes. Une seule ligne mouvante dans tout ce paysage: celle du ressac argenté qui vient battre en écumant la frange du rivage, donnant ainsi la notion de l' éloignement et qui, pulsation lointaine, à peine perceptible, semble trahir le rythme régulier du cœur terrestre.
Le quart d' heure est passé et l' inconnu nous attend. Vite encore un regard d' adieu à notre belle arête. Je me rends compte que, par le vent, elle doit être bien dangereuse et même aujourd'hui, sans un souffle dans l' air, je ne me sens aucune envie de la suivre pour descendre, heureux de l' avoir gravie, plus heureux de lui tourner le dos. Non bis in idem! nous allons traverser la montagne et descendre par l' arête septentrionale.
Cette arête, nous l' avons examinée de loin à la jumelle et nous l' avons là tout près, sous les yeux, presque sous les pieds. Elle est beaucoup moins affilée et moins rapide que celle par où nous sommes venus. Elle semble même être le meilleur chemin pour gravir la montagne. La principale inconnue dans ce nouvel itinéraire, c' est la descente du Main Divide au Grand Plateau: une pente très raide, de huit cents mètres de hauteur et qui, glacée, exigerait une taille formidable et nous vaudrait probablement un bivouac dans des lieux exposés, fort peu confortables 1 ).
Mais les conditions ont été si favorables jusqu' à présent, que nous osons tout espérer: l' espoir et la confiance sont ancrés dans nos cœurs. A 9 h. 05, nous quittons la cime à regret pour suivre la belle arête vierge qui s' abaisse vers le nord, par ondulations successives, frangées de gracieuses corniches. Son faîte est arrondi et non pas tranchant comme celui de l' arête opposée. La neige est bonne et, grâce aux crampons, ne nécessite pas une seule marche taillée. En trente-cinq minutes nous arrivons au sommet inférieur, beaucoup plus large et confortable, d' où nous photographions le point culminant. Comme le Footstool en décembre, il présente cette extraordinaire formation de neige soufflée par le vent, congelée en arabesques comme je n' en ai jamais vu ailleurs, et qui rappelle un peu nos sapins de Noël, après la tourmente et le givre.
Grâce à l' excellente photographie prise par Miss Du Faur du sommet du Lendenfeld, nous savons à peu près ce qui nous attend plus bas. Contournant à gauche l' énorme corniche du sommet nord, nous franchissons bientôt une rimaye que je prends à tort pour celle qui nous inquiétait tant sur la photographie. Dans ces fonds, il fait subitement très chaud et nous sommes tout heureux d' aller nous réfugier un moment à l' ombre pour fumer une pipe.
Nous pensions avoir esquivé les difficultés de l' arête, mais plus bas seulement s' ouvre la coupure caractéristique qui rompt complètement la ligne de faîte. La pente est si raide que l'on ne voit rien au-delà. Finalement nous tournons l' obstacle par la droite ( est ) et aboutissons dans la profonde selle neigeuse ouverte entre le Tasman et le Lendenfeld. Il est 11 h. 30 1 ).
Sans perdre de temps, nous explorons anxieusement des yeux la pente qui tombe sur le Grand Plateau. Vue d' ici, éblouissante de lumière, elle semble naturellement moins raide que du Dôme par exemple, dans l' ombre du soir. Mais nous avons bien fait de ne pas tenter la traversée de notre pic en sens inverse: une rimaye énorme bâille à nos pieds et il eût été impossible de la franchir à la montée. Après l' avoir minutieusement inspectée, nous la prenons tout à droite, au pied de l' arête du Tasman et, comme nous nous sentons fatigués à force de contorsions, nous plantons là une fiche de bois dur autour de laquelle nous passons la corde à double. De cette façon, nous pouvons nous laisser glisser tout doucement pour atterrir sur la lèvre inférieure. Courte halte dans l' ombre ruisselante de la rimaye, avant d' affronter la pente en plein soleil. J' en ai conservé un souvenir complexe et mitigé. En disant pente, je pourrais tout aussi bien dire couloir, mais un couloir très large, d' une hauteur de huit cents mètres, évasé entre deux parois crépies de séracs, où le soleil tape en plein et sans le moindre souffle d' air.
Le corps penché en avant, arcboutés sur nos piolets, frappant le sol à grands coups de pied, il va falloir à chaque pas enfoncer profondément nos pics dans la neige, car cette neige est molle et recouvre de la glace. Je puis apprécier, une fois de plus, les avantages des crampons Eckenstein dont Porter est chaussé. Tandis que les miens, à tout instant encombrés de neige, glissent comme des sabots, ses longues pointes acérées atteignent jusqu' à la glace et y mordent fermement. J' allais en tête, mais c' était pour moi une tension musculaire et nerveuse de tous les instants. Pendant une heure et demie nous descendîmes ainsi, dans l' air immobile, sous le soleil implacable et cette descente me parut ne vouloir jamais finir. Cependant nous n' avions pas le droit de nous plaindre: tout se passa sans avalanche et sans avoir une seule marche à tailler. Enfin une dernière ravine, où l'on peut glisser debout et où les nerfs se détendent peu à peu. Puis vient un replat, puis un fouillis de crevasses immenses qui semblent fermer toute issue. Du sommet du Dôme, nous avions examiné attentivement ce labyrinthe et repéré une ligne praticable le long du talweg. Une première crevasse devait se franchir tout à gauche, au pied du Haast, mais lorsque nous arrivons là, le pont disparaît comme un mirage et il nous faut longer la crevasse un bon quart d' heure avant de trouver une issue à l' autre bout.
La neige est atrocement lourde et profonde. On enfonce jusqu' aux genoux, par endroits jusqu' à la taille, et ce sont des allées et venues, des contremarches interminables pour éviter les gouffres béants. A un certain moment, au milieu du labyrinthe de crevasses, nous nous voyons complètement coupés et il nous faut chevaucher la crête aiguë d' un sérac pour nous diriger ailleurs. Enfin, profitant d' une coulée de neige, nous débouchons par une dernière glissade dans la conque du Grand Plateau et pouvons définitivement boucler notre boucle, le cœur léger, mais les membres rompus par les contorsions et harassés par la chaleur 1 ).
1 ) Par son altitude ( 3498 m .), le Mont Tasman prend place immédiatement après le Mont Cook. Cependant, il n' a été gravi que quatre fois, alors que le Cook en est aujourd'hui ( 1927 ) à sa vingt-huitième ascension. Sa belle pyramide neigeuse présente trois faces et trois arêtes. Les trois faces sont vierges et rivalisent de beauté, au point qu' il est difficile de dire laquelle on pourrait préférer. La face est, vue du Glacier Dome, la face ouest vue du Saint-Davids Dome, la face nord vue de l' un des sommets du Fox, ont entre elles une curieuse analogie et offrent des apparitions inoubliables.
Ses trois arêtes sont neigeuses également: l' arête sud venant du Silberhorn, l' arête nord-est du Lendenfeld, l' arête ouest du Torres Peak. Seule la première d' entre elles avait été parcourue avant 1927. Je viens de raconter comment nous descendîmes par l' arête nord-est, exécutant ainsi la première traversée de la montagne. En février, nous explorâmes les abords immédiats de l' arête ouest, encore vierge actuellement.
Les trois premières expéditions au Tasman ont été faites à l' aller et au retour par l' arête du Silberhorn ( sud ) et cela avant la construction de la Haasthut, en partant d' un bivouac au Haastridge, installé tout près de l' endroit où Green avait passé la nuit pour son ascension du Mont Cook, à cent mètres environ au-dessous de la cabane actuelle.
En février 1895, Fitz Gerald réussit la première ascension avec Zurbriggen et Clarke, mais il n' y arriva pas du premier coup non plus. Le 17 janvier il avait fait une tentative au Silberhorn, montant jusqu' à une centaine de mètres du sommet. Une tourmente les surprit et les obligea à redescendre. Le 5 février, il repartit à l' assaut et parvint au sommet par un temps brumeux et maussade. Peu s' en fallut qu' il ne rebroussât chemin une seconde fois. Sur l' arête nord du Silberhorn, la rimaye infranchissable obligea la caravane à descendre quelques mètres sur le versant du Balfour et cette voie est certainement la meilleure en toute occasion, comme nous pûmes le constater après coup.
FitzGerald semble avoir été beaucoup plus impressionné par les difficultés de l' arête du Silberhorn que par celles du Tasman lui-même. Ce dernier ne devait pas être dans les mêmes conditions qu' en 1927, car sa caravane se maintint généralement sur le versant ouest ( Balfour ) du faîte. FitzGerald n' indique pas à quelle heure il arriva au sommet. Il dit simplement qu' ils gagnèrent le col entre le Silberhorn et le Tasman peu après onze heures et qu' il fallut à Zurbriggen une bonne demi-heure pour tailler la paroi de glace qui se dresse à l' origine de l' arête. Donc, vers 11 h. 40, ils devaient commencer le parcours de cette arête et le sommet ne fut certainement atteint qu' après midi. Ayant quitté leur bivouac à 2 h. 30, l' ascension complète doit leur avoir pris au minimum neuf heures et demie.
Dix-sept ans plus tard, Miss Freda Du Faur et ses guides, Peter et Alec Graham, réussirent la deuxième ascension. Le nom de Miss Du Faur est aussi célèbre aux antipodes que celui P.S. Ceci ne doit pas signifier Positivement Scandaleux, comme le prétendait le petit neveu d' un fameux alpiniste — et pourtant, en relisant ces pages, écrites il y a dix-huit mois, je sens bien que je n' ai pas réussi à vous de Miss K. Richardson dans nos montagnes. Australienne d' origine, elle se voua passionnément aux montagnes de la Nouvelle-Zélande et fit de longs séjours à l' Ermitage. Elle a publié un livre charmant, tout empreint d' une exquise fraîcheur, où elle nous raconte ingé-nuement ses belles courses qui furent presque toutes accomplies entre 1910 et 1914. On est étonné, vraiment, qu' une alpiniste aussi vaillante n' ait jamais été attirée parles grands sommets de nos Alpes.
Ce n' est que le 24 mars 1912, après deux tentatives, qu' elle réussit à vaincre le Tasman. Un fort vent d' ouest obligea sa caravane à traverser la face orientale, beaucoup plus loin que nous ne le fîmes nous-mêmes et elle ne suivit l' arête sud que sur une soixantaine de mètres seulement, juste pour arriver au sommet. Son itinéraire est du reste parfaitement indiqué sur la belle photographie de la page 172 de son livre ( The Conques! of Mount Cook, George Allen, Londres 1915 ). Partie du bivouac à 3 h., elle parvenait au sommet à 13 h. 30.
Samuel Turner ne consacre que quatre à cinq pages à son ascension du Tasman. Il avoue du reste qu' il y fut entraîné contre son gré par ses guides, Peter Graham et Darby Thomson, alors qu' il aurait préféré tenter l' escalade du Sefton qui n' avait pas été répétée depuis 1895. Il paraît donc qu' en Nouvelle-Zélande le touriste ne fait pas toujours ce qu' il veut! Par suite d' un vent glacé et d' une longue taille de marches, cette caravane mit plus de temps que les deux premières. Le 5 février 1913, il lui fallut douze heures et demie pour arriver au sommet ( départ du bivouac 2 h. 30; sommet 14 h. 50; bivouac 21 h. 30 ).
En résumant les horaires ci-dessus, nous obtenons les temps suivants pour la durée respective des quatre ascensions, du bivouac au sommet: FitzGerald: neuf heures et demie; Du Faur: dix heures et demie; Turner: douze heures et demie; Porter et Kurz: sept heures.
A quoi faut-il attribuer notre record? A plusieurs circonstances très heureusement combinées par le sort. A part nos muscles endoloris, nous avions dans notre jeu d' excellents atouts, tels que les conditions parfaites de temps et de neige, et, grâce aux crampons, une taille de marches presque nulle. En outre, le fait d' être deux seulement à la corde, nous permit une allure plus rapide que celle de nos prédécesseurs, qui formaient chaque fois une équipe de trois. FitzGerald et Zurbriggen portaient des crampons eux aussi, alors que Clarke avait planté de longues pointes dans ses semelles. Leur caravane est certainement, des trois premières, celle qui eût le moins à tailler.
D' autre part, nous étions absolument décidés à traverser la montagne. Sachant que nous ne redescendrions pas par la même route, nous n' avons pas perdu une minute, pas donné un coup de piolet inutile pour améliorer nos marches. Comme je l' ai dit, ces marches dans la neige se taillaient en trois ou quatre coups de hache. Les temps minima ont naturellement été ceux des deux caravanes qui employaient des crampons, car les crampons sont faits pour le Tasman ou le Tasman pour les crampons, comme pas une montagne de nos Alpes, à part peut-être le Lyskamm en traversée, par les arêtes. Cette journée fut donc le triomphe des crampons à glace.
J' estime que, dans les conditions où nous avons trouvé la montagne, la traversée est plus facile et infiniment plus intéressante que le retour par le même chemin. Elle double l' attrait de la course en formant un cycle complet, une traversée dans toute l' acceptation du mot. On m' objectera le danger d' avalanches à la descente du Main Divide. Certes il n' est pas à négliger. Néanmoins, je crois qu' après une nuit froide, cas très rare il est vrai en Nouvelle-Zélande, le danger est minime. Nous étions sur cette pente surchauffée par le soleil, entre midi et 2 h., et ces deux heures durant, je n' ai vu tomber qu' un seul petit bloc de glace, alors que les avalanches aperçues le 10 février étaient des glissements de neige molle, provoqués probablement par l' humidité de l' air et la chaleur intense.
Mais il reste, au problème, une solution bien meilleure encore. L' Engineers Col peut être atteint, beaucoup plus aisément, depuis le versant du Fox, par une côte rocheuse. Mal- faire sentir la magie des Alpes antarctiques. Je m' en excuse et je m' en veux. Quand cet article fut écrit, il me manquait encore le recul du temps — ce recul qui embrase les souvenirs et fait ressortir les plus beaux. Ce n' est pas du Tasman que j' aurais dû vous parler, chers collègues, mais bien de notre extraordinaire descente par le glacier de Franz-Joseph dans les forêts tropicales de Waïho. Voilà l' image qui hante maintenant ma mémoire; pour la revoir, je referais volontiers tout le voyage...
Arnold Lunn a chanté les charmes du printemps en montagne, les joies du skieur enlevant ses skis aux confins des neiges, pour cueillir les premières fleurs dans les gazons émaillés. J' ai goûté moi aussi, plus d' une fois, cet enchantement. Mais que dire de ceux du Westland?
Après des heures de voltige et une lutte de géants parmi des séracs immenses, vous réussissez enfin à sortir du glacier, à l' altitude de 450 m. Vous retirez vos crampons, vous franchissez la moraine. L' air qui était frais devient pesant: vous passez soudain d' un climat dans un autre. Sans transition, brusquement ( et c' est ce qui rend le contraste si puissant ), vous pénétrez dans le bush, surchauffé comme une serre; de lourds, d' oppressants parfums vous grisent; le ciel disparaît, l' ombre et la verdure vous enveloppent et vous prêtez l' oreille à une mélodie très douce, faite de chants improvisés sur des thèmes nouveaux. Dans ce petit paradis, tout est beauté parfaite, comme au premier jour. Rien n' y est encore gâté par la main de l' homme. A peine un vestige de sentier sur les dalles noires, où l' eau ruisselle de toutes parts. Souvent, il faut se baisser bien bas pour passer sous les branches des fuchsias, lourdes de fleurs; entre d' odorants buissons de véroniques, dans un enchevêtrement de lianes barbues et de mousses humides.
Des heures durant, vous descendez ainsi sous bois, au milieu des fleurs, charmé par une musique toujours plus vive, toujours plus étrange. Alors, brusquement, le bush s' éclaircit et vous surgissez en pleine lumière. A vos pieds le glacier s' abîme: un fleuve en sort tumultueux, qui roule vers la mer. Et, si vous vous tournez du côté de la montagne, il vous faut rejeter la tête en arrière pour l' apercevoir en entier. Là-haut, presque dans le ciel, jaillissent des parois grises, luisantes. Mais ceci n' est rien: de toutes parts, accroché à ces parois, le bush s' élance dans toute sa gloire et sa virginité, le bush impénétrable, escaladant les flancs de la montagne, sous le ciel lourd et cendré. Quelle vision!
Où donc est-il, le peintre qui fera revivre ce spectacle à nos yeux? Dans un prospectus du Westland, j' ai remarqué une assez jolie aquarelle représentant cette région. Mais le paysage est vu d' en bas! Pourquoi le peintre n' est pas monté plus haut? pourquoi n' a pas su tirer parti d' un arbre qui donne heureusement cet itinéraire n' entrera en sérieuse considération que lorsqu' on aura construit une cabane dans cette région-là. Pour le moment, il n' y existe aucun abri et l'on est obligé d' y bivouaquer.
Quoi qu' il en soit, le Tasman n' en reste pas moins une montagne difficile et dangereuse, sans comparaison possible avec aucun sommet des Alpes, à cause surtout de ses arêtes de neige tranchantes comme des rasoirs, sans le moindre rocher. C' est, par excellence, la montagne de neige et de glace.
au paysage toute son exotique originalité? D' aucuns abusent sans raison du rouge pour rehausser leurs tableaux. Mais ici les arbres eux-mêmes sont rouges I rouges de fleurs: la fleur du rata ( metrosideros robusta ). Imaginez l' effet de ces arbustes flamboyants, serrés les uns contre les autres, cabrés sur les pentes abruptes; imaginez leurs formes arrondies, sculptées d' ombres bleues, leurs dômes rouges tendus vers la lumière diffuse d' un ciel chargé de plomb — un rouge sang, chaud, vivant, vibrant d' une étrange ivresse — et cette végétation poussant toujours plus haut son rouge assaut sur la montagne. Cela peut-il s' oublier?...
Je n' ai pas la prétention d' avoir persuadé mes lecteurs d' aller visiter les Alpes des antipodes. Pour nous Suisses, dont les vacances sont si courtes, la distance et la longueur du voyage seront toujours de sérieux obstacles. Néanmoins, je hasarderai ici une simple suggestion. Si l' un d' eux, au lieu de quitter l' Europe en automne, pouvait partir en juin ou juillet, il lui serait alors facile de combiner une campagne alpine dans les Rockies ( Montagnes Rocheuses ) avec une expédition en Nouvelle-Zélande, profitant ainsi de son tour du monde pour apprendre à connaître deux chaînes fort différentes l' une de l' autre. Par Rockies, j' entends plus spécialement la région de Banff qui est une station du Canadian Pacific et où l'on trouvera toutes les facilités pour explorer les environs, avec les guides suisses attachés à cette station.
Pour se rendre en Nouvelle-Zélande, on a le choix entre plusieurs itinéraires. Le plus direct et l' un des plus intéressants est celui par Vancouver. Vous traversez l' Atlantique jusqu' à New-York, d' où le Canadian Pacific Railway vous transporte en cinq jours à Vancouver. Là vous trouvez sous pression un navire qui va cingler en ligne droite vers la Nouvelle-Zélande, en touchant les plus belles îles du Pacifique, Honolulu et les Fidji ( Luva ). Au lieu du Canadian Pacific, vous pouvez aussi prendre la voie directe New-York=San-Francisco. Dans l' un et l' autre cas. le voyage ne dure guère plus de vingt-huit jours jusqu' à Auckland, à l' extrémité nord de la Nouvelle-Zélande. L' Orient line et la P.& O ( Peninsular et Orient Line ) font circuler des navires de 20,000 tonnes, partant, tous les quinze jours, de Londres pour l' Australie, par Gibraltar, Suez et Ceylan. C' est la voie que nous prîmes au retour. De Sydney, on traverse la mer de Tasmanie et l'on débarque à Wellington, capitale de la Nouvelle-Zélande. Le voyage dure quarante-cinq jours environ et, bien que ce soit une des voies les plus longues, elle paraît presque courte, étant coupée, presque chaque semaine, d' agréables escales.
Une autre route, beaucoup plus monotone, mais plus directe, passe par Panama. C' est celle que nous choisîmes pour l' aller. Nous nous embarquâmes à Southampton, le 8 octobre 1926, sur le « Tainui » de la Compagnie Shaw, Savill & Albion et parvînmes à Wellington le 14 novembre, après trente-six jours de traversée. Cette ligne présente l' avan d' être confortable.Vous ne quittez le bord que pour une courte escale à Colon et, comme ces navires comportent trois classes distinctes, la première n' est pas encombrée, comme c' est le cas sur les grands vaisseaux à deux classes. Nous n' étions que quarante passagers en première et, vers la fin du voyage, chacun semblait faire partie d' une seule et même famille 1 ).