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Fugue au Kenya

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.,Par Armando Biancardi

Fuga sul Kenya' Lorsque la dernière guerre vint bouleverser le monde, Felice Benuzzi était fonctionnaire du Gouvernement italien en Ethiopie. Fait prisonnier lors de l' occupation de l' Afrique par les Alliés, il fut envoyé dans un camp de concentration au Kenya. Originaire de Trieste, il avait appris à aimer la montagne et fait ses premières armes dans les Alpes Juliennes. Son livre, publié par « l' Eroica » de Milan, est le récit de cette fugue aventureuse sur le Kenya où il fut poussé, avec deux compagnons, par la nostalgie poignante de la montagne.

Victor Hugo a dit, et ces mots pourraient s' appliquer à plus d' un alpiniste: « Les médiocres se laissent rebuter par les obstacles spécieux; les forts, non. Mourir est pour eux une probabilité, mais vaincre, une certitude. » Cette phrase nous revient en mémoire, au moment de fermer le livre de Benuzzi, et nous paraît, mieux qu' aucune autre, dans sa brièveté synthétique, évoquer et souligner la figure d' un homme. Car Benuzzi, hier encore inconnu, ou presque, se révèle d' un coup, et la figure ainsi révélée est bien celle d' un homme véritable. Et les alpinistes, à cette rencontre, quelle que soit la montagne qui 1 La traduction française de l' ouvrage de Félix Benuzzi paraîtra prochainement aux Editions Arthaud sous le titre « Kenya ou la fugue africaine ».

Nous remercions très cordialement la Section Lyonnaise du C.A.F. de l' autorisation de reproduire cet article.i, s.

la provoque, quelle que soit leur nationalité, éprouvent comme un plaisir, comme un orgueil que « l' homme véritable » soit fait de la sorte. Pétri de défauts, oui, de présomption, d' impatiences et de faiblesses, mais aussi nourri de courage, de volonté, de conscience, pénétré de persévérance, de foi, d' ini, enflammé d' audace et d' esprit de sacrifice. Un homme, en somme, qui entend, qui voit, qui agit, qu' emporte une soif ardente de connaître. Un homme sans mutilations, avec un corps, un esprit, une âme, et qui laisse entrevoir sa manière propre de vivre et d' agir à travers un texte qui est un peu comme l' homme lui-même: complet. Ici vivace et pénétrant, là aéré, ample, descriptif, tantôt sérieux, nourri de citations et de références, tantôt ironique, allègre, enthousiaste, toujours direct et sincère, jamais, au grand jamais, banal. Répétons-le: complet, comme l' homme...

Ce qui importe aussi, véritablement, dans la vie, ce n' est pas la victoire: c' est de savoir lutter. Dans n' importe quelles circonstances, dans la disgrâce la plus totale. Nous y insistons, car certains pourraient penser qu' un livre de montagne, où sont racontés l' échec sur l' objectif principal: l' escalade du Batian, et le repli sur un objectif secondaire: le Lenana, un sommet « pour touristes », manque d' intérêt proprement alpin. D' intérêt alpin? Peut-être que oui, peut-être que non. Mais d' intérêt humain, ah non! Il ne se dément jamais. Et nous, qui sommes alpinistes, qui distinguons avec tant d' intran ce qui est alpin de ce qui ne l' est pas, nous ne craignons pas d' écrire que nombre d' alpinistes, médiocres ou non, tireront un bénéfice certain de la lecture de quelques pages de ce livre.

« J' étais agité, comme s' il avait dû arriver qui sait quoi! Je m' embrouillais dans mes lacetsI Comment serait-il, ce Kenya? Je n' avais jamais vu une montagne de cinq mille mètres. Je sortis, fis quelques pas en pataugeant dans la boue... Et le voilà, encadré de deux-baraques noires. Je reste ébloui. Non, je ne m' attendais pas à tant de beauté. Argenté, entouré de nuages, tranchant, aigu, marqueté de glaces d' azur scintillant, il est là: le Kenya, troisième montagne d' Afrique après le Kibo et le Mawenzi, le premier 5000' que mes yeux aient jamais vu; souverain. Quelle pureté de lignes! Deux arêtes aériennes, déliées, tailladées, au profil faiblement arqué soutiennent la cime, appuyée, dans l' axe de la perspective, à une grande épaule dominant une conque où s' étendait un vaste glacier. Deux autres glaciers, l' un sous l' arête de droite, l' autre sous celle de gauche, semblent suspendues dans le vide, irréelles. Des nuages tourbillonnent autour du sommet, engendrant des jeux fantastiques de lumière et d' ombre. Comme un assoiffé aü milieu du désert, à qui apparaît un mirage d' eaux tentatrices, je suis resté là, muet, la bouche ouverte. » Pour écrire de la sorte, il faut sentir profondément la montagne. Et il en est ainsi du livre tout entier. L' homme est encore ( car nous en sommes toujours là !) dans ce style. On ne se lasse jamais de ce qui est bien écrit. Et si nous citons une fois de plus Chesterfield: « Le style est le vêtement de la pensée; et une pensée bien vêtue, comme l' homme bien habillé, se présente mieux », c' est pour souligner l' agrément du style de ce uvre. Tantôt calme et sérieux, tantôt nerveux et libre d' allure, comme un homme respire.

Ainsi nous avons entrevu et l' homme, et la montagne, et le livre. Maintenant nous pouvons jeter un coup d' œil sur la grande aventure. Imaginez que vous avez été catapulté, de but en blanc, avec les seuls vêtements que vous avez sur le dos, au beau milieu de l' Afrique; qu' à peine la terre touchée, et n' ayant à votre disposition que votre seul savoir-faire, vous vous proposez de gagner le sommet de la montagne qui se dresse à l' horizon, à plus de 5200 mètres, et dont vous savez à peine le nom: Kenya! C' est ce qui est arrivé, ou à peu près, à Benuzzi et à ses deux compagnons. Mais avec quelques circonstances aggravantes. Ils étaient prisonniers de guerre dans un camp à Nanyuki, au nord-ouest et au pied du colosse qui surgit, avec une dénivellation de plus de 3300 mètres, d' un socle en forme de mamelon, couvert d' épaisses forêts séculaires, d' un diamètre de quatre-vingts à quatre-vingt-dix kilomètres, et entaillé de profondes vallées rocheuses rayonnantes. Prisonniers, et par conséquent sans entraînement, sous-alimentés, surveillés. Comment résoudre le problème de préparatifs secrets? de la fuite? du matériel d' alpi, même rudimentaire? de l' équipement pour les 5000? des vivres pour quinze jours? du portage? Comment affronter le danger des fauves: buffles, éléphants, rhinocéros même, qui infestent la jungle qu' il va falloir traverser, au cours d' une longue et pénible marche d' approche1, avec un point de départ si déraisonnablement lointain? Comment, affaiblis par l' inaction et les privations, faire échec à la malf aisance du climat? Comment suppléer à l' ignorance totale de l' histoire alpine, à l' absence de cartes? Pourtant, en huit mois de préparatifs aussi minutieux ( autant que faire se pouvait !) que discrets, les débris de ferraille d' un tas d' ordures se métamorphosent en crampons; les vivres s' accumulent, au prix d' économies et d' acrobaties invraisemblables; les couvertures du camp se transforment en vêtements, les couchettes fournissent la corde; le Kenya est identifié d' après l' étiquette d' une boîte de conserve de viande, et le plan de fuite devient réalité! Ils savent pourtant qu' à la fin des fins, après avoir affronté une telle aventure sans porteurs, sans armes, sans remèdes, ce qui les attend, comme épilogue de leur équipée, c' est le cachot. La fascination des cimes équatoriales solitaires, du Kenya, qui est la vraie montagne du continent noir, immense et mystérieux les a désormais saisis. Et ballotés entre l' espoir, le doute, le découragement, ils quittent cette vie abrutie, à la limite du besoin physiologique, qu' est la vie du prisonnier, en route pour l' aventure.

« Le futur? Il existe! Si tu sais le créer, si tu sais oser, si tu sais préparer. Tu peux remettre le temps en mouvement, si tu sais t' engager à fond, sans réserve. Préparer cette évasion, cette ascension, si folle qu' elle puisse sembler! »... « Il fallait agir, agir, agir! Il fallait libérer tout ce qui étouffait en moi, rassembler tout ce qui était dispersé et fondre dans ce tout, tout ce que je savais, tout ce que j' étais, tout ce que j' étais capable de faire; y amalgamer toute mon expérience de la vie en montagne, dans les bois, ma petite expérience de guerre, ma résistance et mon sens de l' orientation, l' obstination, l' esprit d' aventure, ma soif inextinguible de pureté, de miracle, mon désir 1 Voir l' article précédent de J.W. Howard. Dio Alpen - 1949 - Los Alpes33 ardent de me réaliser moi-même, d' être une fois au moins, une seule fois peut-être dans ma vie, sans compromis d' aucune sorte, tout ce que j' avais pu être et que, pour mille raisons, je n' avais pas été. » L' homme est là, engagé à fond dans une entreprise où il pourra secouer la passivité, l' inertie quotidienne de la vie prisonnière, se donner tout entier, se réaliser, s' accomplir.

Dans la forêt immense, suivant le cours d' une rivière, les trois fugitifs traversent un monde qui a quelque chose d' absurde, de fantastique, de véritablement sous-marin. Dans cette description du monde de la forêt, je ne sais ce qu' il faut admirer davantage, l' esprit d' observation, la culture, où l' écrivain: « II y avait des arbres d' une hauteur invraisemblable; trente, quarante mètres? que sais-je? Les uns avec un tronc mince et lisse comme des perches de gymnase; d' autres dont le tronc disparaissait presque sous un manteau de lianes et des festons de plantes grimpantes de toutes sortes, courant d' arbre en arbre, en forme de rideaux, de murailles de verdure; des cèdres élevés au bois rouge, avec des barbes de lichen gris longues d' un bon mètre; des oliviers sauvages chargés de bois blanchâtre; des podocarpes étayés à la base de quatre contreforts en forme de croix, entre lesquels l' espace eût été suffisant pour garer une voiture. Parfois on eût dit les colonnes d' une cathédrale gothique, engloutie dans le vert; ici des câbles, là des tubulures, les paquets de fils d' une mécanique géante ( pauvre homme moderne, qui pour représenter les merveilles de la nature, doit recourir aux monstres de l' âge de la machinel ); ailleurs encore il y avait des genévriers géants, accouplés à un arbre de la famille du figuier au tronc blanc-azuré en forme de colonne multiple: des statues de lutteurs, les laocoons de la forêt. Le sous-bois était si épais que, sans la hache, il était impossible de se frayer un passage. Il était tout moucheté de fleurs le long de la rivière, de fleurs charnues et délicates, resplendissant comme des flammes sur le noir de l' ombre, ou suspendant leurs grappes au-dessus de l' eau: épées jaunes des glaïeuls, campanules bleues, orchidées tigrées ou de couleur chair, chardons à la monstrueuse tête violette. Çà et là la carcasse blanchissante d' un arbre brisé par la foudre ou mort de vieillesse gisait, déracinée, ou écroulée en travers de la rivière. Et déjà elle était à moitié couverte d' un cortège de plantes rampantes, de branches d' arbres plus petits, vaincue, noyée, ensevelie selon la loi inexorable qui n' est pas seulement celle de la forêt I Des oiseaux innombrables, nectarinies minuscules aux couleurs éclatantes ou gros foucans, dont les plumes étaient noires au repos et rouge sang en vol; pics qui frappaient allègrement les troncs, en quête d' insectes pour leur repas matinal; troupes de singes envolées d' une cime chevelue à une autre, avec des appels gutturaux. Et les papillons! Couleurs éblouissantes, irisés, violets, or, crème, azur pâle, certains grands comme les pages d' un livre in-16! » Affaiblis par une fuite éreintante de neuf jours, épuisés par le poids de sacs impossibles, par l' alimentation insuffisante et le manque de repos, voici nos hommes au terme de la marche d' approche et lancés à la conquête du Batian, cette dent cyclopéenne qui semble, avec ses parois à pic, jaillir d' une gencive. Mais la tentative échoue. Sur l' arête nord-ouest, où seuls sont passés Shipton et Tilman ( et ils l' ignorent ), les difficultés les arrêtent. Leurs jambes tremblent. Leur tête bourdonne, comme une ruche. Ils sont en proie à un hoquet incessant, et parfois un voile noir couvre leurs yeux grands ouverts. Le mauvais temps leur donne le coup de grâce, et le corps n' obéit plus à la volonté. Le renoncement est inévitable et c' est miracle qu' ils puissent rentrer sains et saufs à la tente où l' un des trois compagnons est resté. « Enzo ne pose pas de questions. Il a compris. Tandis que l' eau est sur le feu, il déchausse Giuàn, qui reste immobile. Il a souffert lui aussi, pour lui, pour nous, plus que nous ne pouvons l' imaginer. Fièvre, mal de montagne, faim, appréhension. Nous sommes revenus avec le drapeau dépassant du sac. Il l' a vu: nous sommes battus. Il ne se lamente pas. Il sait que nous essaierons de nouveau, qui sait dans quelles conditions. Et lui attendra encore. J' ai bien envie de m' attendrir. Giuàn, que secouent des frissons de fièvre, boit à la tasse que lui tient Enzo, tandis que je suis encore occupé à racler la boue de mes molletières et de mes souliers. Est-ce mes jambes qui tremblent, ou mes mains? Ou les deux, non, les quatre? » Ils se reposent une journée, rationnant à l' extrême leurs provisions déjà si maigres, et le lendemain ils sont sur la Pointe Lenana, un des quatre sommets les plus élevés du Kenya. Epuisés, muets, ils arrivent ensemble là où l'on ne monte plus. Maintenant reprenez votre fardeau, et redescendez vers les barbelés 1 Votre évasion a duré dix-huit jours, sur la cime flotte le drapeau italien, mais l' aventure n' est point terminée. Il faut rentrer. « Nous ne marchions pas; nous rampions, comme de vrais limaçons. Presque toujours l' un de nous trois était à terre ( c'est-à-dire le plus souvent dans l' eau ), car du fait de la fatigue, d' un état d' étourdissement accompagné d' un incessant ronflement dans les oreilles et de la danse des ombres noires devant les yeux, nous n' étions plus en mesure de garder notre équilibre sur les blocs lisses et glissants du ruisseau. » Et la conclusion de l' aventure, c' est le vent des hauts sommets qui semble l' apporter en bas aux oreilles des prisonniers: « Vous êtes revenus au milieu des hommes dont la veste est marquée du losange noir, qui vivent depuis des années dans les barbelés sous la garde des Kikuyus, dont les nerfs sont secoués par la guerre, la captivité et les terribles nouvelles de chez eux, des hommes qui souffrent en silence, qui aiment avec désespoir, dans un tourbillon d' espérances. Vous êtes revenus parmi eux, oui: mais vous n' êtes plus comme eux. Vous partagez leurs angoisses et leurs peines, vous vivez dans la même rigoureuse nécessité, vous vous nourrissez des mêmes espoirs, mais vous avez une ressource, une force de plus. Parce que, en même temps que la confiance en vous-mêmes, vous avez retrouvé là-haut, au royaume de la beauté et du silence, cette faculté d' émerveillement, cette humilité ", cette franchise de sentiments, ce respect auguste qui sont la source originelle de tout ce qu' il y a de noble dans l' homme avez conquis dans cette solitude une richesse immense, qu' aucune perquisition ne saura vous confisquer, qui restera vôtre, dussiez-vous vivre mille ans. » ( Traduit de l' italien par Félix Germain. )

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