La dernière page de mon carnet de courses | Club Alpino Svizzero CAS
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La dernière page de mon carnet de courses

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PAR t MAURICE ROCH

// n' est pas nécessaire de tenter des courses extrêmes pour ressentir de fortes émotions, tout dépend du degré d' entraînement, des capacités et surtout de la nature du grimpeur. André Roch Au mois de mars 1967, la section genevoise a eu le chagrin de perdre le doyen de ses présidents, le Dr Maurice Roch, aimé et vénéré de tous ceux qui Vont côtoyé. Entre au CAS en 1900, il fut président de sa section en 1911 et 1912. C' est à son initiative que l'on dut le premier cours d' alpinisme destiné aux jeunes gens de moins de 18 ans, cours théorique et pratique qui allait servir de base à la création de l' Organisation de jeunesse du CAS ( 1912 ).

Le défunt était le père du célèbre alpiniste André Roch qui, en compagnie de Robert Gréloz, allait réussir un nombre impressionnant de « premières » et de grandes ascensions dans les Alpes.

En mettant de Vordre dans les papiers de son père, un des fils du Docteur Maurice Roch a trouvé récemment un de ses ultimes récits de course, véritable profession de foi d' un alpiniste. Nous le publions, persuadé qu' il intéressera non seulement les nombreux amis du médecin genevois, mais également tous ceux que la montagne tient sous son envoûtement jusqu' à leur dernier souffle. ( Red. ) Quelle étrange et irrésistible passion pousse donc certains hommes vers les sommets? Je me le suis demandé souvent sans pouvoir trouver une réponse satisfaisante. N' est qu' une manifestation de cette avidité de voir et de savoir qui a fait notre science et notre civilisation? Est-ce un instinct de conquête, un désir de possession,hérité, comme le goût de la chasse, de nos ancêtres de rage de la pierre? Serait-ce pour des sédentaires, une saine réaction vers le nomadisme, pour des citadins, la conséquence d' un besoin d' activité physique, d' un désir de retour à la nature? Ne serait-ce pas l' expression d' un sentiment religieux qui fait trouver sur les cimes des symboles de l' absolu, qui fait chercher vers le ciel des assurances d' une seconde vie meilleure et plus belle encore que celle de ce monde, d' un miracle plus étonnant encore que la vie terrestre qui nous a été donnée? Javelle, qui a éprouvé si religieusement l' ivresse exaltante que procurent les grandes ascensions, ne s' est pas écrié: Revivre serait-il plus merveilleux que vivre?

Il faut se résigner: un grand amour ne s' analyse pas, ne s' explique pas: on le subit. Quant à faire sentir à d' autres la qualité et la violence de la passion qui entraîne l' alpiniste, l' intensité de joie qui accompagne son assouvissement, il est téméraire de l' essayer. C' est pourtant aujourd'hui, près du terme de mon existence, ce qui me met la plume à la main.

Une heure quinze! Le déclic du réveille-matin que chacun porte en soi a fonctionné un quart d' heure trop tôt. Un coup d' œil entre les contrevents montre un ciel magnifiquement étoile. Il n' y a pas comme en ville de réverbères pour faire pâlir les astres.Pendant trois secondes, je suis déçu de ne pas entendre la pluie qui m' aurait permis de me remettre au lit: petit épisode de cette lutte constante entre l' âme et le corps, l' esprit et la matière. Cette faiblesse ne dure pas. J' ai l' espoir d' une trop belle aventure!

J' ai fait préparer mon petit déjeuner à la table du coin que chaque été j' occupe avec ma famille.

Le concierge dort; pensez donc, les premiers réveils inscrits au tableau noir sont pour 5 heures. Il y a des paresseux qui ne sauront jamais ce qu' est la beauté de l' aube sur les alpages.

Je suis seul dans la grande salle à manger où, il y a plus d' un demi-siècle, à peu près à la même heure, je me trouvais avec trois gamins de mon âge. L' un d' eux nous avait obligés à demeurer assis une demi-heure après le déjeuner, prétendant qu' il était mauvais pour la digestion de se mettre en route trop tôt après le repas. Il est vrai qu' avec l' élan et l' inexpérience de la jeunesse, nous partions à l' assaut des sommets au pas de charge, quittes à vomir notre café au lait deux heures plus tard sur les cailloux d' une moraine. Nous étions à un âge où l'on ne sait pas encore voir les beautés de la nature et les apprécier dans les modestes comme dans les grands spectacles qu' elle offre aux alpinistes plus mars. Notre joie venait de la vigueur de nos muscles, de la souplesse de nos jointures, de l' agilité de nos gestes de grimpeurs, de notre souffle qui nous permettait d' aspirer avec délices l' air froid et raréfié des sommets.

Tout en laçant mes bottines je bois mon café et réussis à avaler une tartine. Afin d' alléger mon sac, je trie les provisions qui ont été préparées à mon intention. J' abandonne deux pommes de juillet à des dents plus jeunes, et je laisse la moitié du pain qui me paraîtra bien sec à 3000 mètres.

J' ouvre la porte et me voici dans la nuit. Le bruit du torrent s' est atténué depuis hier soir; c' est bon signe; il fait froid. Des parois abruptes couvertes d' arolles et de mélèzes enserrent la vallée. Elles paraissent noires et se confondent avec les sommets rocheux qui forment le fond du paysage. A la clarté des étoiles, on voit briller pourtant quelques névés. Voici un ruisseau à passer sur une poutre, débris d' un chalet démoli: exercice nocturne d' équilibre. Plus loin, une fenêtre lumineuse éclaire le chemin. Serait-ce déjà un faucheur qui se lève? Non, il est encore trop tôt. Est-ce un malade? Je suppose que c' est un indigène qui, payant l' électricité à forfait, désire être éclairé même pendant son sommeil!

Le village traverse, je mets mon piolet sous le bras — mon petit piolet de dame, le vieux compagnon de ma jeunesse étant suspendu au clou pour toujours. Je marche avec allégresse.

Doucement! Doucement! Si je continue à cette allure, je sais que je n' irai pas loin. Depuis bien des années j' ai appris à mes dépens la nécessité d' une mise en train graduelle.

Voici le pont sur le torrent. J' ai une lampe électrique de poche que j' emporte pour faire des signaux, au cas où je me casserais un péroné. Faut-il l' allumer? Non, je dois continuer à m' adapter à l' obscurité.

Traversant une plaine d' alluvions, le sentier monte à peine. Doucement! Il faut sans cesse que je contrôle mes pas. Malgré la lenteur voulue de la marche, la chaleur du mouvement commence à me pénétrer. Voici une bifurcation où il ne faut pas manquer le bon sentier, puis des lacets qui serpentent dans la forêt, une forêt bien gâtée par des génisses qu' on laisse pâturer à leur gré. Une lueur d' aube permet de voir les grandes feuilles d' adénostyle, les tiges portant les fleurs jaunes ou bleues d' aconit sauvagement piétinées, brisées, lacérées par les jeunes bêtes aux grands yeux innocents.

La montée est dure. Il y a au moins deux tournants de plus que ceux dont j' ai gardé le souvenir — et je sais déjà que, à la descente, ils me paraîtront encore plus nombreux. Je n' ai plus à redouter de marcher trop vite. Je continue néanmoins d' un pas régulier, sans m' essouffler. L' essoufflement, voilà le critère, voilà ce qu' il faut éviter.

J' atteins enfin le haut de la forêt. Je suis dans les myrtilles et les rhododendrons. Les étoiles ont pâli puis disparu, sauf Vénus l' étoile du matin qui brille encore à l' est dans le ciel rougeoyant. Parsemé de gros blocs, le pâturage monte en vallonnements étages. Des cristaux de gelée blanche cernent les herbes échappées aux vaches. Celles-ci paissent sur une alpe supérieure d' où viennent les appels sonores des bergers. De temps en temps, on perçoit la sonnaille d' une clarine. C' est une bête mal réveillée qu' un coup de pied a fait lever pour la traite du matin.

Derrière moi, du fond de la vallée, montent quelques craquements sourds qui rappellent la lente coulée d' un puissant glacier couvert de moraines.

Le froid est toujours vif; sur les prés blanchis, les bottines cloutées laissent une trace foncée. Lentement! Lentement! Régulièrement surtout! La pente s' accentue. Des sources d' eau limpide jaillissent entre les pierres et forment de petits marécages. Des saxifrages poussent en masse dans le pré humide et dessinent des taches orangées. Mon instinct d' entomologiste se réveille et je vais d' une source à l' autre: voici quelques papillons, des argynnis pales endormies sur des fleurs d' arni. Je les saisis délicatement et les examine tout en marchant. Je les laisse tomber dans l' herbe où le soleil du matin les réveillera de leur engourdissement. Se souviendront-ils, ces frêles petits êtres, d' avoir été tenus entre les pattes d' un monstre redoutable? Ah! Voici dans les saxifrages dorés, une tache blanche, un Apollon, plus exactement un Parnassius delius, une belle femelle ornée de taches noires et d' ocelles rouges. J' ai ma petite boîte de chasse et mon flacon qui contient le cyanure mortel. Vais-je garder ce bel insecte?... Non, si je commence à m' arrêter je risque de compromettre la réussite de mon ascensioni J' abandonne le Delius qui, dès que la chaleur lui permettra de voler, saura retrouver les saxifrages pour y déposer ses œufs.

Psst! Psst! Psst... Une marmotte pas bien loin. Je l' ai dérangée dans son déjeuner... La voici qui m' examine. Elle m' a trouvé laid, car elle court à son trou. Si j' avais eu mon fusil! Aurais-je vraiment eu le cœur de tirer? Et comment me serais-je présenté ce soir à l' abbé I. Mariétan avec la conscience chargée d' un meurtre? Comme ces petites bêtes d' aspect massif sont agiles! Avant de disparaître, la marmotte m' a encore injurié en son langage. Je n' avais rien à répondre: mes mauvaises pensées méritaient cette réprobation sifflante.

Régulièrement! Lentement et surtout ne pas s' arrêter. Voici encore une tentation, une flaque de vieille neige et, tout autour, de la jeune verdure parsemée de gentianes bleues et d' anémones soufrées, belles fleurs attirantes et vénéneuses qu' à raison dédaignent les vaches. Je projette de m' arrêter au retour dans ce vallon fleuri.

La pente s' accentue. Je traverse un névé. Les tricounis mordent dans la neige gelée. Plus haut commencent les éboulis.

Je suis dans un cirque au fond verdoyant, entouré de trois côtés de crêtes rocheuses. Le sommet vers lequel je me dirige domine de sa face nord caparaçonnée d' un petit glacier. Il n' a pas beaucoup plus de 3400 mètres. C' est une de ces montagnes que les jeunes appellent « à vache »quoique jamais un de ces sympathiques ruminants ne se soit égaré bien haut sur ses flancs. J' y suis monté déjà souvent. Une fois, avec deux de mes fils, nous étions grimpés par l' arête est et avions descendu l' arête ouest, celle que je voudrais atteindre aujourd'hui. Une autre fois, nous avons passé par ce modeste sommet en descendant d' une cime plus imposante. Ce petit détour ne comptait pour ainsi dire pas. Maintenant que plus lourdes que le sac les années pèsent sur mes épaules, c' est autre chose.

Lentement - je n' ai plus besoin de modérer volontairement mon allure - je m' élève dans des éboulis instables. De temps en temps le sol meuble échappe et il faut un effort pour ne pas perdre le rythme de la marche. L' altitude se fait sentir et me coupe le souffle. Lentement! oui, mais régulièrement, c' est plus difficile, Les cimes sont déjà éclairées par les rayons du soleil et du côté de l' est, de grands sommets noirs dessinent leur silhouette sur un ciel lumineux.

Un aboiement rauque dans les hauteurs. C' est le grand corbeau, un noir vilain brigand au bec puissant qui s' attaque aux lièvres des neiges, aux jeunes marmottes, aux nichées de perdrix blanches. Des perdrix blanches, grises en cette saison, en voici justement un couple à quelques pas de moi. Je les ai surprises derrière un mamelon. Elles piètent un instant en m' examinant, puis me trouvant antipathique, elles plongent dans la pente. Avant qu' elles disparaissent dans le fond d' un couloir, j' ai épaulé mon piolet. Je pense de nouveau à l' abbé Mariétan et mon fusil de chasse. Le cœur de l' homme est plein de sentiments contradictoires.

Le pierrier devient de plus en plus raide et de plus en plus instable. Sur ma droite, des pierres se détachent de l' arête ensoleillée et provoquent de petits éboulements. Ainsi, comme un organisme vivant, la montagne vieillit, s' use et se détruit. Le rythme est différent de celui de l' homme, et pourtant le résultat sera le même: l' anéantissement. Toutefois je ne puis croire à la fin de tout. Cette idée matérialiste est en contradiction avec le sentiment qui m' entraîne dans mon entreprise, ce sentiment qui tout au long de ma vie ne m' a jamais abandonné, qui m' a toujours poussé vers les hauteurs. Quel est-il? d' où vient-il?

Si l'on y réfléchit, quelle sottise! Tant d' efforts dans une nature inhumaine! Tant d' efforts pour passer quelques minutes sur un sommet inhospitalier où l' âpre vent ne permet pas une longue contemplation! Et malgré tout, quelle plénitude de vie on ressent! Quelle folle joie, fille de la victoire durement remportée, quand le pied foule le point culminant! De quel regard souverain, on fait le tour de l' horizon! Un ravissement pareil, une sensation si puissante ont quelque chose de surhumain.

Déjà à l' endroit où je me trouve, je suis saisi par la beauté farouche qui m' environne. Une prière monte vers le sommet convoité et plus haut encore vers le ciel bleu foncé: « O Dieu, je te remercie d' avoir fait lé monde si beau, de m' avoir donne des yeux pour le contempler et une âme pour apprécier ces instants d' une exaltation si parfaite. » Non, ces sensations ne peuvent retourner au néant. Il y a quelque chose de supérieur aux glaces qui s' écroulent en avalanches, aux rochers qui s' effritent et se détruisent, supérieur à la grâce des fleurs et des papillons, quelque chose de supérieur et qui ne peut être éphémère, quelque chose d' ab que, faute de mieux, j' appelle le sentiment de la beauté parfaite. Est-il sacrilège de le placer sur le même plan que les trois vertus théologales, la foi, l' espérance et la charité?

L' alpiniste est religieux à sa façon, tout autant et plus peut-être qu' un musulman qui fait sa prière du soir tourné vers la Mecque, qu' un boudhiste qui, solitaire, se complaît dans le nirvana, qu' un salutiste qui, les pieds dans la neige, chante un cantique de Noël, au coin d' une rue.

En ce moment, je rends mon culte péniblement, pas à pas, dans le pierrier croulant. Les premiers rayons du soleil m' atteignent quand je trouve une pierre stable. J' ai marché quatre heures, mais désire continuer afin de profiter de la mise en train; pourtant je sais qu' il serait sage de prendre un peu de nourriture. Je ressens quelques nausées dues à l' altitude. Il faut tout de même manger. Un sandwich est bien sec à avaler; une gorgée de café sucré descend mieux, puis un biscuit et trois pruneaux, c' est suffisant. Je m' accorde quelques instants de repos. L' élan étant rompu, il faut que la halte en vaille la peine.

Je sais d' ailleurs que les difficultés m' attendent. Les difficultés! Je me moque un peu de moi-même et je sais que mes fils riraient de savoir que je redoute les « difficultés » d' une si modeste ascension. Il faut que j' oblique sur la droite pour prendre un couloir de neige dure puis, par quelques rochers, je m' élèverai jusqu' à une sorte de col; de là une arête me conduira sur un premier sommet, une bonne petite arête pour père de famille et même pour le grand-père que je suis, une arête sur laquelle j' aurai peut-être besoin de m' aider des mains.

Pour le moment, je suis dans le couloir de neige gelée, qui devient de plus en plus raide. Les clous ne suffisent pas. De quelques coups de piolet, j' entaille la surface glacée. Quelle curieuse et enfantine sensation de supériorité donne la taille des marches: en frappant la montagne, on s' ima gine qu' on la maîtrise. Je fais d' ailleurs un pauvre maître, et m' essouffle à cet exercice. Aussi décidé-je bientôt de grimper à ma gauche, dans les gneiss instables qui forment la rive droite du couloir. Pour avoir les mains libres, je fixe le piolet à mon poignet par une lanière. Alors je me sens vraiment, comme autrefois, un alpiniste. De quel degré de difficulté est le passage que je franchis de la sorte? Premier degré? Deuxième degré? Peut-être pas même premier degré. Peu m' importe. Quel plaisir de choisir ses prises, d' éprouver leur solidité, de suivre une petite vire, de me hisser dans une faille, de surmonter une dalle... Lorsqu' un passage intéressant m' a demandé un effort un peu violent, je dois m' arrêter pour reprendre haleine. Tout en soufflant, je me donne le temps de regarder, au-des-sous de moi, les névés descendant jusqu' à la verte cuvette du pâturage qui, de si haut paraît bien plat.

J' ai progressé quelque peu, mais lorsque je lève les yeux, je m' aperçois qu' il y a encore un long chemin à parcourir. A ma gauche, j' admire le profil du petit glacier qui descend du sommet, but encore lointain de mon excursion. A ma droite, j' ai la crête rocheuse d' où tombent presque sans arrêt des pierres détachées par la chaleur du soleil levant.

J' ai dépassé la cote 3000. Tous les dix pas, bientôt tous les cinq, je suis obligé de m' arrêter pour reprendre haleine. Encore quelques passages que je trouve en même temps amusants et pénibles, puis une pente de neige, un reste de corniche à abattre et me voici sur un col neigeux. Derrière moi des granits entassés forment une longue crête hérissée de gendarmes; devant, une arête élancée, constituée de blocs disjoints, aboutit à une calotte de neige. C' est là que je veux monter. Depuis trois semaines, je m' entraîne pour accomplir cet exploit.

Les profondeurs de la vallée d' où je me suis élevé sont encore dans l' ombre. De l' autre côté, un large glacier s' étale, propre et paisible, entre ses moraines stériles. Sur son bord une petite tache jaune d' où s' échappe un filet de fumée: c' est une cabane du Club alpin qui me fait signe. En peu de temps j' y pourrais descendre et prendre une boisson chaude réconfortante.

J' ai certainement le mal de montagne: la tête lourde et comme serrée par un casque trop étroit, des nausées, la bouche et la gorge sèches, les jambes tremblantes et les semelles de plomb. L' envie de descendre ne fait que m' effleurer. C' est maintenant que la volonté doit triompher des faiblesses corporelles.

Il faut d' abord atteindre l' arête rocheuse par une pente de neige qui, vue en raccourci, paraît courte.

Enfin j' attaque les rochers. A chaque nouvel effort un peu rude, je dois m' arrêter, mais progresse tout de même. La pente que je domine est impressionnante, et je dois franchir un passage vraiment plus difficile que les autres. Suis-je une larve ou le père d' André Roch? Hop! Je m' élance et j' ai la satisfaction de ne pas m' en tirer trop mal, mais je paye ma grimpette d' un épuisement prolongé. Résistant à la tentation de m' asseoir, je me reprends, la main accrochée à un bloc et la tête sur le bras.

Encore des petites cheminées, quelques gros rocs où les prises abondent, des gendarmes de trois mètres qui sont à peine des obstacles.

Pour me donner du courage, je regarde le chemin parcouru et je monte en répétant mentalement à chaque pas: lundi, mardi... Quand j' arrive à dimanche je m' accorde un répit; parfois, déjà le jeudi c' est jour férié! J' arrive ainsi à la fin de l' arête rocheuse. Quelques pas dans la neige m' amènent sur un premier sommet qui domine la vallée d' où je suis monté. Je pressens la joie intense de la vie- toire. Il ne me reste plus à parcourir qu' une cinquantaine de mètres pour arriver au véritable sommet. Des traces profondes y conduisent. Sagement, me méfiant des corniches possibles et des crevasses probables, je suis ces traces faites sans doute pendant une chaude après-midi. Il faut lever les pieds très haut pour les sortir des entonnoirs creusés par mes prédécesseurs. Jamais mes chaussures ne m' ont paru aussi lourdes.

Enfin, un tas de cailloux, un cairn, un signal trigonométrique. J' ai réussi mon ascension! Faut-il dire que j' en suis fier, heureux, joyeux? Rien de cela n' exprime exactement mon état d' âme. D' abord je suis soulagé d' en avoir fini avec les grands efforts de la montée. Je sais que la descente me parai tra par moments impressionnante, mais je sais aussi qu' elle me demandera moins de peine, moins de souffle, et que, dès que j' aurai perdu un peu d' altitude, mes malaises cesseront.

Et puis je suis sur un belvédère exceptionnellement bien situé. A l' est, à l' ouest, au nord, tous les plus majestueux géants des Alpes suisses m' entourent d' une couronne royale. Plusieurs sont de vieilles connaissances. Celui-ci, un des plus proches, paré de blanc, semble me faire un signe amical; un autre aux arêtes élégantes et symétriques semble au contraire me défier dans son élan vers le ciel. En voici un que j' ai gravi plusieurs fois et qui, d' où je suis, paraît rébarbatif. Je suis fier de l' avoir « eu ». Pas bien loin au sud, c' est une montagne puissante dont je n' ai jamais réussi à atteindre le sommet Maintenant, il est trop tard: toute tentative serait vaine. Ah! S' il m' était accordé une nouvelle jeunesse! Combien j' en profiterais mieux que de celle qui a si vite passé. Dans son indifférence hautaine, la grande montagne noire paraît me narguer. Ainsi, chaque cime, selon sa forme, sa silhouette, son éclairage émerge comme une personnalité. Il y a celles qui attirent par leurs lignes audacieuses, celles qui se montrent orgueilleuses et hostiles, celles qu' on est heureux d' avoir pu dominer et qu' on voudrait pouvoir vaincre une fois encore, celles qui séduisent et qu' on désire sans espoir.

Mon modeste sommet, j' y suis parvenu tout seul, sans être aidé ni poussé. Tout seul! J' en éprouve un immense orgueil dont le côté ridicule ne m' échappe pas. Va-t-on me dire que j' ai fait cette ascension pour la raconter, pour la gloriole? Laissez-moi rire! Raconter cette excursion pour faire croire que j' ai accompli un exploit? Je serais vraiment trop bête.

Il n' en reste pas moins que je suis dans l' état d' esprit d' un alpiniste qui vient de réussir une grande « première ». Je tourne autour du cairn et je foule le sommet avec la joie farouche du vainqueur qui vient de terrasser un ennemi puissant et qui s' acharne à le piétiner.

Est-ce pour admirer la vue que je suis monté jusqu' ici? Certes j' apprécie le temps clair qui me permet de contempler l' une des plus belles régions des Alpes, et je suis sensible à l' étendue et la splendeur du panorama. Toutefois, même si j' étais entouré de brouillards, même dans une tempête de neige, la joie de ma victoire n' en serait pas diminuée.

Je m' assieds au soleil et m' efforce de manger. Je jouis de ma solitude.

L' heure avance. Le soleil devient plus chaud et la neige plus molle. On entend rouler des pierres que le dégel a détachées. Il est temps vraiment de se remettre en route.

Le repos et l' accoutumance m' ont guéri du mal de montagne. La descente commence allègrement.

Mais sur les rochers j' oblique trop à gauche, et pour rejoindre l' arête faîtière, je dois traverser un couloir de glace noire. Il y a cinq pas à faire. Je taille; je taille des « baignoires ». J' ai le temps de voir les éclats de glace filer d' un trait jusqu' à une rimaye béante deux cents mètres en dessous. J' agrandis les deux premières marches, hésite à lâcher l' appui du rocher pour m' y engager... j' ai peur! Je vois toujours au-dessous de moi la pente régulière sans le moindre replat, la moindre saillie où reposer le regard. Je commence à me pencher contre la montagne, tout en sachant que c' est la position qu' il ne faut pas prendre, car c' est ainsi que le pied risque de glisser. J' essaie de siffler. C' est mauvais signe. Si je dégringole sur cette pente, pourrais-je me retenir? Oui peut-être si je manœuvre bien mon piolet. J' oublie de me dire qu' il n' y a aucune raison pour que je glisse. Le tremblement me prend. Je sens que je dois réagir et je me raisonne, et un sursaut de volonté me redonne de l' énergie, je me redresse et m' engage. Bien à mon affaire, en ayant soin de ne plus regarder la pente, je taille les trois dernières marches et retrouve la sécurité du rocher. Ce que je viens de faire n' était pas plus difficile que descendre un escalier. Prétendra-t-on que je raconte mon ascension pour en tirer gloire? A l' heure actuelle, je regrette de n' avoir pas eu l' idée de remonter le petit couloir afin de le descendre proprement.

Sur le col, la neige est ramollie et la descente aisée. Un peu d' attention est cependant nécessaire dans les rochers en dessous et dans le couloir de neige. Me voici bientôt au pierrier: les cailloux si peu solides à la montée sont trop gros pour qu' on puisse se laisser dévaler à la descente, et, tantôt à droite, tantôt à gauche, j' oblique pour profiter de névés qui permettent de petites glissades. Attention à l' arrivée. Plusieurs expériences m' ont appris que mes os étaient devenus fragiles, et une fracture de jambe me ferait passer une bien mauvaise nuit pendant laquelle je n' aurais pour me tenir au chaud qu' une doublure de mon gilet en papier de journal et pour me distraire les signaux lumineux de ma lampe électrique.

Que ce pierrier est long! Jamais je n' aurais cru être tant monté. J' ai les genoux douloureux et des courbatures. La neige se fait de plus en plus rare, mais me conduit néanmoins à des entassements de gros blocs, où des exercices d' équilibre me retardent, mais rompent agréablement la monotonie de la descente.

Voici enfin le haut du pâturage: les gentianes et les anémones m' attendent. Elles sont si fraîches, si élégantes! Quel crime d' en cueillir quelques-unes! En fait le courage me manque pour accomplir cet effort supplémentaire. Le respect de la flore est un bon prétexte.

Une tentation: les petites sources vives. Quelle belle eau glacée! Qu' elle est limpide! Comme ce liquide humecterait délicieusement ma bouche desséchée! Mais je sais de quelle soif inextinguible je payerais deux minutes d' agréable fraîcheur... je résiste.

Ma marche est plus rapide qu' à la montée et pourtant le pâturage me paraît encore plus long à parcourir que le pierrier. Le soleil tape durement. J' ai mis mon veston dans le sac qui me scie les épaules, tandis que le tassement des vertèbres rend mon dos douloureux.

Ma gourde étant vide, je fais un détour jusqu' à un chalet dans l' espoir d' y trouver du lait. Je tombe mal. On « remue », c'est-à-dire que c' est jour de déménagement. Les vaches et les ustensiles sont déjà partis pour un alpage plus élevé, et il n' y a plus rien pour moi.

Voici les premiers lacets du sentier. Parfois je prends un raccourci qui coupe un tournant, afin de changer le rythme de ma marche. Je savais bien que ce chemin me paraîtrait plus long à la descente qu' à la montée et cependant j' avance trois fois plus vite. De temps en temps, je m' arrête pour admirer une cime encadrée de vieux mélèzes ou des gentianes pourprées et des touffes d' aconit.

Au-dessous de la forêt, pas bien loin du torrent, apparaît une tache blanche. C' est une tente posée sur un petit tertre, domicile de deux campeurs dont j' ai fait la connaissance, il y a peu de jours: un jeune abbé et son frère qui commencent avec passion une collection de papillons. J' arrive auprès d' eux au moment où ils viennent de rentrer d' une chasse et préparent une gamelle de thé. Ils me montrent leurs captures, et je leur débite des noms latins qu' ils notent avec conscience.

J' ai repris courage pour le trajet qui me reste encore à parcourir. Dès maintenant, sous aucun prétexte, je ne m' arrêterai. Je n' ai plus grand-chose dans mon cerveau et chantonne pour rythmer mon pas. En traversant le village, je m' efforce de prendre une démarche alerte. L' escalier de l' hôtel, je le monte comme un jeune homme, du moins je me l' imagine. C' est le seul moment de la journée où je m' occupe de ce qu' on peut penser de moi. Je veux éviter des observations telles que: « Vous vous êtes trop fatigué » « Vous n' êtes plus d' âge à... » « Vous devriez être plus prudent et ne pas partir tout seul ».

Sans guide! Oui je suis un sans-guide convaincu. La joie de la conquête d' une cime est bien plus grande si l'on doit chercher la voie d' ascension et si l'on peut s' attribuer le mérite de l' avoir trouvée, et l'on a bien plus le sentiment de la victoire quand on a triomphé sans aide. Je n' ai pas cette superstition enfantine qui voit en tous les guides des surhommes. Deux fois dans ma carrière d' alpiniste, je suis parti accompagné de piètres individus qui se prétendaient guides. J' ai renvoyé l' un d' eux, jugé en quelques heures, à son échoppe de cordonnier et à son eau-de-vie. Une autre fois, j' ai dû, dans le brouillard, prendre la tête de la cordée, réduisant le rôle de deux pseudo-guides à celui de porteurs muets. J' ai aussi marché derrière de grands guides auprès desquels j' éprouvais le sentiment d' être un petit apprenti face à un maître d' état. Grâce à eux, j' ai réussi des ascensions que je n' aurais pas osé entreprendre sans leur concours. Voir ces hommes de la montagne « travailler » avec une tranquillité et une sûreté parfaite dans des passages difficiles, voir l' aisance souveraine avec laquelle ils donnent l' assaut à un grand sommet, c' est un spectacle qui procure une intense satisfaction esthétique. Peut-être les amateurs qui ont applaudi Paderewski, Nijinski, Borotra ou Grock ont-ils éprouvé un plaisir analogue?

Un tub chaud et du linge propre délassent bien agréablement. Au dîner, je sais que la fatigue de la journée doit me rendre modéré. Les liquides passent d' ailleurs mieux que les solides. Le soir je plastronne au bridge; j' oublie de compter les atouts et commets toutes sortes d' erreurs qui font perdre mon malheureux partenaire. C' est si peu important en comparaison des heures splendides que je viens de vivre sur les hauteurs. Je tiens à montrer que je suis encore un peu là. Mais des visions de montagne passent devant mes yeux, tandis que j' arrange mes piques et mes carreaux.

L' année prochaine pourrais-je encore remonter à 3000 mètres? N' est pas là -je devrais avoir honte de l' avouer - la plus grande préoccupation de ma vie?

Je suis sans doute un vieux fou, mais seuls ceux qui ont été atteints de la même passion me comprendront.

Seul!

Je suis seul au sommet du pic vertigineux, Seul, j' ai pu tracer, sur la neige éternelle Mon timide sentier, et d' un cœur valeureux Seul aussi, j' ai vaincu la muraille rebelle.

Je suis loin du monde des hommes affairés, Qui rouges de soucis, de leurs mesquineries, N' ont jamais éprouvé le bonheur aéré De respirer le vent chargé de féerie.

Au sommet isolé, sous le regard de Dieu Mon cœur s' est apaisé; un bonheur ineffable M' emporte encore plus haut, jusqu' à l' azur des cieux.

En dominant la plaine au destin misérable C' est ici qu' on ressent, face à l' immensité Un espoir surhumain pour une éternité.

Maurice Roch

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