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La première ascension du Cervin le 14 juillet 1865

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PAR GEORGES GROSJEAN, BERNE

Coup d' ail rétrospectif 14 juillet 1965: Centième anniversaire du jour où, pour la première fois, un homme mit le pied sur le sommet du Cervin ( 4477,5 m d' après les mensurations actuelles ), événement qui fit couler beaucoup d' encre et en fera couler beaucoup cette année encore. Une fois de plus ce sommet sera appelé « montagne des montagnes », « Lion de Zermatt », et comme voici un siècle déjà les commentateurs emploieront tout un vocabulaire guerrier pour décrire comment le Cervin fut attaqué, assiégé, dompté, conquis et finalement emporté comme butin par un jeune Anglais nommé Edward Whymper.

Jusqu' à la première traversée de la face nord de l' Eiger, la première ascension du Cervin représentait l' événement le plus spectaculaire de l' histoire des Alpes suisses. Comme plus tard la face nord de l' Eiger, le Cervin tint alors le monde entier en suspens. Comme plus tard aussi pour la face nord de l' Eiger, les efforts autour du Cervin s' accompagnèrent de symptômes appartenant au côté fâcheux d' exploits de ce genre: orgueil personnel, rivalités, prestige national, polémiques, articles sensationnels dans la presse, jugements devant les tribunaux. Les divergences d' opinion suivirent Whymper sa vie durant et persistent même après sa mort.

Le Cervin est un des plus beaux et des plus nobles sommets des Alpes suisses. La pyramide quatre fois angulaire et presque complètement isolée se dresse en un seul élan de plus de mille mètres sur un socle mollement ondulé de schistes et de roches vertes séparant deux nappes: elle est ciselée dans la roche cristalline de la nappe de la Dent Blanche, laquelle recouvre, elle-même, l' enveloppe schisteuse de la nappe du Mont Rose. Ce sont surtout des gneiss de la série d' Arolla. Tout en haut - rès facilement discernables sur la tête légèrement déviée de la montagne - se trouvent de nouveau des roches délitées de la série du Valpelline.

Les couches s' inclinent plus fortement vers l' ouest, plus faiblement vers le nord, et, comme les gneiss tendent plus ou moins à se briser rectangulairement par rapport à la position des couches, la montagne présente sur ses flancs nord et est surtout des parois très raides, voire surplombantes. C' est la raison pour laquelle les plus grands efforts se concentrèrent sur l' arête sud-ouest, l' arête du Lion, montant du Breuil en Valtournanche. A l' angle sud-ouest, les couches de la pyramide sont plus élevées, si bien que l' arête italienne paraît dans son ensemble comme la moins raide. En vérité, l' arête nord-est, celle du Hörnli montant de Zermatt, faite de roche généralement bonne, s' est révélée comme la plus facile. Depuis, l' arête du Lion, équipée de cordes fixes comme d' ailleurs l' arête du Hörnli, est devenue une route relativement aisée.

La neige tenant peu sur les parois raides, le Cervin offre surtout une escalade rocheuse, ce que l'on préfère actuellement, alors que cette condition était considérée comme prohibitive dans les « temps héroïques » et donna au Cervin son renom d' invincibilité. Anglais et Suisses étaient plus habitués alors à la neige et la glace. La technique du rocher était peu avancée. En 1843, l' inaccessi du Cervin fut établie de manière péremptoire par le professeur James D. Forbes avec toute l' autorité du savant, et cette opinion confirmée par John Ball, le fondateur de l' Alpine Club dans son Alpine Guide, en 1863. Ces allégations - plus encore que les véritables difficultés - provoquèrent la sensation créée par la première du Cervin. A rencontre de ces affirmations et la suite de reconnaissances approfondies en 1858/59, S. Kennedy avait désigné le Cervin comme faisable du versant italien. En 1859, Vaughan Hawkins et le guide Jean-Joseph Bennen étaient arrivés à la même conclusion. Des ce moment, la conquête du Cervin était dans l' air et ne laissait plus les esprits en repos.

Ainsi qu' il s' avéra bien vite, la difficulté du Cervin appartenait moins à sa raideur qu' à des conditions météorologiques imprévisibles. En tant que pyramide complètement isolée et exposée aux vents, le sommet s' environne toujours subitement de nuages, même pendant les beaux jours d' été, nuages que les vents saturés d' humidité qui montent des vallées chassent vers les parois de la montagne jusqu' au moment où ils se condensent vers le sommet Lorsque les bouffées de fœhn arrivent du sud, le Cervin, pilier le plus avancé dans cette direction, est tout de suite embrumé. Aux conditions atmosphériques, aux changements de température et aux tourmentes de neige s' ajoutent les chutes de pierres, elles-mêmes conséquence des gros écarts de température et de l' exposition de la montagne aux orages.

La tâche de l' historien chargé de conter la première ascension au bout d' un siècle n' est pas facile. Décrire l' événement en le parant de tout le drame qui l' environne, s' adonner au pathos est interdit par le devoir envers la vérité et le respect de la montagne.

Reparler d' énigmes encore irrésolues, reposer la question des erreurs et des responsabilités, les mettre en lumière et les juger en les plaçant dans la perspective actuelle, est interdit par les documents originaux. Finalement tous les récits émanent de la même source - la narration de Whymper lui-même - et celle-ci ne peut et ne doit pas être considérée comme objective par l' historien.

Le récit de Whymper existe en trois versions légèrement divergentes. La première fut rédigée les 25 et 26 juillet 1865 pour le cercle d' alpinistes suisses à Interlaken. Traduite en français d' après le manuscrit original par le célèbre hôtelier Peter Ober, et remise à Edmond von Fellenberg, elle parvint en la possession de la section bernoise du CAS. La deuxième, datée à Haslemere le 7 août, était destinée à paraître dans le Times de Londres. C' est à cet article que se réfèrent depuis toutes les descriptions qui se séparent du sensationnel. La troisième version, de Whymper, s' appuie sur la deuxième et se trouve dans ses Scrambles amongst the Alps, chapitres XXI à XXIII, pages 377-398, Londres 1871. Le récit des événements selon Whymper reçut l' attestation officielle à la suite de l' enquête ordonnée par le Conseil d' Etat valaisan immédiatement après la catastrophe, et menée par le juge d' instruction du district de Viège, Joseph Anton Clemenz. On entendit Whymper, Peter Taugwalder père et deux guides, Franz Joseph Andenmatten et Alexander Lochmatter, qui avaient participé à la relève des cadavres. Au bout de trois séances, du 21 au 23 juillet, on décida qu' aucune faute ne pouvait être imputée, que Hadow avait été la cause de l' accident, et que personne ne pouvait être mis en accusation pour erreur ou imprudence. Les procès-verbaux de cette enquête, révélés au public en 1920 seulement, furent publiés dans Y Alpine Journal, volume XXXIII, n° 221. Charles Gos les fit paraître en français dans son Alpinisme anecdotique ( Neuchâtel et Paris ), et dans son Cervin, tome I, pages 129 et suivantes ( Neuchâtel et Paris, 1948 ). Les déclarations de Peter Taugwalder devant le juge d' instruction concordent à quelques détails près avec celles de Whymper.

Avant même la parution des procès-verbaux officiels, Henri Dübi, dans le Jahrbuch du CAS, volume XL VII, 1911, pages 191-200, avait entériné la narration de Whymper de toute son autorité d' historien et d' alpiniste. Mais quand d' autres cependant refusèrent de taire la version défavorable à Whymper - tout particulièrement quand une personnalité de l' importante de W. A. B. Coolidge la remit sur le tapis en 1921 - le grand alpiniste Guido Rey, spécialiste du Cervin, prit encore une fois passionnément parti contre toute tentative de récit pouvant salir la mémoire de Whymper ( comparer Charles Gos, Le Cervin, tome I, pages 192-197 ).

Ainsi, au bout d' un siècle, il ne reste à l' historien qu' à s' appuyer une fois de plus sur le récit de Whymper; mais il peut tenter peut-être, dans le recul donné par la situation présente qui ne possède plus de liens personnels avec les participants à l' événement, de placer tout au moins un point ou l' autre dans une lumière un peu plus objective.

La préhistoire de la première ascension Edward Whymper naquit à Londres le 27 avril 1840. Il se distingue de presque tous les alpinistes anglais de la « grande époque » en ce qu' il ne fit pas d' études universitaires. Fils du propriétaire d' un atelier renommé pour ses illustrations de livres, Edward Whymper était de son métier dessinateur et graveur sur bois. En 1860, il fut envoyé professionnellement dans les Alpes afin de dessiner quelques sommets des Alpes du Dauphiné qui manquaient encore pour un ouvrage en cours d' édition.

C' est à l' occasion de ce voyage que le jeune homme de vingt ans fut séduit de manière particulière par les Alpes. Les rapports de Whymper avec la montagne sont très difficiles à préciser au fond, et à peine comparables à l' amour, voire à la passion de l' un ou l' autre alpiniste. Toute sa vie, Whymper fut un aventurier instable et dégagé de tout mobile romantique. Il exerce son métier d' artiste, mais aucun sentiment d' enthousiasme pour la nature ne s' y fait jour. Le Cervin lui-même lui paraît plus intéressant que beau. Tout est froid, objectif, rationnel chez cet homme. Et cependant se glissent en lui des réactions étranges, presque superstitieuses, comme par exemple la vision des grandes croix au soir de l' accident du Cervin, phénomène dû à un « spectre de Brocken » sans doute, bien que Whymper affirme nettement que les gestes des trois spectateurs qui avaient le soleil dans le dos n' eurent aucun effet sur l' apparition. On a l' impression que Whymper aime à se rendre intéressant et que ce désir est en fin de compte le stimulant de son activité alpine, le motif qui le poussa au Cervin. En outre, Whymper avait un sens commercial très développé et s' entendait à bien négocier ses aventures. Reconnaissons qu' il possédait des qualités remarquables: résistance physique, persévérance, opiniâtreté, volonté indomptable d' arriver à n' importe quel prix à ce qu' il s' était mis en tête. La contradiction l' excite, l' éperonne jusqu' à la violence même. Ses actions en prennent souvent quelque chose d' incohérent, d' obstiné, de précipité parfois. Nous apprenons toujours à nouveau que Whymper s' est blessé parce qu' après quelque course solitaire il est tombé sur une pente inoffensive, alors qu' il ne souffrit jamais d' aucun accident grave au cours de ses grandes expéditions et mourut tranquillement, en 1911, âgé de 72 ans, dans un lit d' hôtel à Chamonix. L' égoïsme effréné de Whymper a empêché et des amitiés durables et des camaraderies étroites avec d' autres alpinistes, bien que ses exploits aient été fort appréciés.

Dans la préhistoire du Cervin, Whymper cherche toujours d' autres contacts et s' en sépare quand le succès fait défaut. Et lorsque - à cause de ces singularités - il est presque frustré de la victoire, il l' emporte tout de même en s' associant à la dernière heure à des hommes avec qui il n' a jamais marché jusqu' ici, qu' il ne connaît même pas. Avec le regard d' aigle d' un chef de troupe, Whymper sait, dans ses jeunes années déjà, être présent là où se prennent les décisions, s' introduire où d' autres ont préparé le terrain et cueillir les fruits. Plus tard cependant, il a préparé à fond lui-même ses grandes expéditions dans les Andes, le Groenland et les Montagnes Rocheuses du Canada.

A 20 ans, cet Edward Whymper passe donc par la Suisse lors de son voyage dans le Dauphiné, franchit de nombreux cols et voit le Cervin pour la première fois. Cette année-là, il remplit sa mission de dessinateur sans exploit alpestre important.

En 1861, Whymper revient dans les Alpes et apprend qu' un Français, Jean Reynaud, projette la première ascension du Mont Pelvoux. Whymper et Reginald J. S. Macdonald s' associent à Reynaud et c' est ainsi que Whymper accomplit sa première course en haute montagne et remporte sa première victoire. Tout de suite il se tourne vers le Weisshorn et le Cervin. A Châtillon, on lui dit que son compatriote, le professeur Tyndall vient de conquérir le Weisshorn, qu' il se trouve au Breuil avec des vues sur le Cervin. Whymper se hâte vers le Breuil, apprend le 28 août que Tyndall est reparti sans avoir rien fait. Whymper se met en route, bivouaque au col du Lion, ne parvient cependant pas, le 30 août, plus haut que la sortie de la Cheminée. Il fait entièrement porter la cause de son échec sur l' incompétence de son guide oberlandais dont il tait le nom. Pourquoi ce silence? Pourquoi engage-t-il un guide incapable pour vaincre la montagne qui passe pour la plus difficile des Alpes?

En 1862, Whymper se met systématiquement à l' œuvre. Au début de juillet, il arrive à Zermatt en compagnie de Macdonald, engage Johann zum Taugwald et Johann Kronig comme guides et passe avec eux le col du Théodule. Au Breuil, il prend encore comme porteur Luc Meynet, le bossu. Le 7 juillet la troupe bivouaque sous la tente au col du Lion, est repoussée sur le Breuil par la tempête. Ce fut la deuxième tentative de Whymper.

Whymper reconnaît alors qu' il ne peut progresser de cette manière et prend contact avec un homme qui incarne l' âme des efforts faits du Breuil depuis quelques années: Jean-Antoine Carrel, un habitant de la vallée, un bersaglier qui s' est battu à Solferino, un homme simple à qui Whymper rend l' hommage qu' il n' a jamais été poussé par l' amour du lucre bien que pauvre sa vie durant. Un patriotisme brûlant animait les hommes du Breuil. Ne se trouvait-on pas à l' époque où le royaume de Sardaigne, combattant pour l' unité italienne, venait tout juste d' y accéder: 1860. Le Cervino est la montagne des hommes du Breuil; il leur appartient; ils veulent être les premiers à l' escalader; à sa cime doit flotter le drapeau tricolore vert-blanc-rouge - symbole de l' Italie unifiée. A côté de Jean-Antoine Carrel, l' abbé Amé Gorret est le grand animateur. Il conseille aux guides de Valtournanche: Ils doivent toujours avoir devant les yeux Vamour, l' honneur et la gloire de la patrie. ( Guide de la vallée d' Aoste, chapitre Vallées latérales, IV section: Vallée de Valtournanche. ) Or voici qu' apparaît l' Anglais qui s' associe aux hommes du Breuil. Ils partent ensemble, Edward Whymper et Macdonald comme « messieurs », Jean-Antoine Carrel et Pession comme guides. C' était la troisième tentative de Whymper, la onzième faite du versant du Breuil. La caravane bivouaqua un peu au-dessous de la Cheminée, poussa le même jour encore une reconnaissance qu' au pied de la Grande Tour, et tourna définitivement bride le lendemain à la hauteur de la Cheminée déjà. De nouveau Whymper attribue l' échec aux guides, à Pession surtout. Il est possible que les sentiments nationalistes aient joué un certain rôle et que Carrel et Pession n' aient pas manifesté un zèle particulier à aider l' Anglais dans une conquête de prestige. Le fait que Whymper entreprit « seul » l' essai suivant tendrait à le prouver. On s' était évidemment mal entendu. Macdonald rentra en Angleterre. Whymper passa à Zermatt une période de mauvais temps pendant laquelle il gravit le Mont Rose entre autres, et retourna au Breuil aussitôt le beau temps revenu. Une quatrième tentative solitaire se place les 18/19 juillet et J' amène jusqu' à la Cravate. Pendant la descente, découragé sans doute, il se blessa lors d' une chute légère.

Après cet insuccès, Whymper a de nouveau recours à Carrel. Le 23 juillet il part avec Jean-Antoine Carrel et César Carrel comme guides, avec Meynet comme porteur pour tenter le Cervin une cinquième fois. Le 24 juillet la troupe rentre, chassée par les intempéries après avoir atteint la Crête du Coq. Le 27 juillet Tyndall lance un second assaut avec Johann Joseph Bennen, Anton Walter, Jean-Antoine Carrel et César Carrel comme guides et porteurs. Ils arrivent jusqu' à l' Epaule appelée depuis Pic Tyndall. Cela se passait pendant le mois de juillet 1862, année qui vit en tout six tentatives d' ascension du Cervin, toutes par l' arête du Lion, dont cinq entreprises pas Whymper. Celle de Tyndall était la quinzième en tout.

En 1863, le 31 juillet, jour de son arrivée au Breuil, Whymper attaque le Cervin. Il emporte deux échelles afin de tenter l' assaut dans le style du temps passé - mais avec un meilleur esprit de système. Il n' est pas certain que ces échelles aient servi. Le mauvais temps interdit d' abord toute tentative au Cervin, et Whymper se contenta de quelques ascensions dans les environs avec Jean-Antoine Carrel et Meynet. Le 10 août, Whymper, les deux Carrel reprennent la route du Cervin, doivent cependant rebrousser chemin le lendemain à la hauteur de la Crête du Coq, à cause d' une tempête de neige. C' était pour Whymper et Carrel le septième échec.

Déception totale! 1864 ne vit pas un seul essai du Cervin. Whymper déploya une activité intense dans le Dauphiné et le massif du Mont Blanc avec ses compatriotes W. Moore et H. Walker. Notons les premières de la Barre des Ecrins, du Mont Dolent, de l' Aiguille de Trélatête, de l' Aiguille d' Argentière, à côté d' autres exploits importants. Edward Whymper, encore un débutant en 1861, prend place parmi les alpinistes éprouvés.

En 1865, Whymper entame son offensive contre le Cervin par une marche d' approche grandiose, certainement destinée à l' entraîner physiquement. La campagne commença le 14 juin à Lauterbrunnen et le conduisit à Tourtemagne par le Petersgrat, puis à Zinal par Meiden et la Forcletta le 15 juin. Le 16, première ascension du Grand Cornier avec descente sur Bricola; le 17, ascension de la Dent Blanche conquise par Kennedy en 1862. Après que la cordée se fut égarée le 18 juin sur le glacier de Ferpècle et eut perdu beaucoup de temps, elle traversa le 20 le col d' Hérens sur Zermatt, et le 20 le Théodule sur le Breuil. Les compagnons de Whymper étaient Christian Aimer dès Lauterbrunnen; à Tourtemagne se joignirent Franz Biener et Michel Croz, le plus grand guide de Chamonix dont Whymper avait fait la connaissance lors de ses grandes ascensions dans le Dauphiné. Whymper essaie alors une nouvelle route avec des hommes nouveaux, et tente avec Aimer, Biener, Croz et Meynet qu' il s' est encore adjoint au Breuil, de remonter le grand couloir de Furggen vers l' arête sud-est, et cela le 21 juin déjà. D' énormes chutes de pierres provoquèrent presque une catastrophe et les guides en eurent assez du Cervin. Croz quitta Whymper pour prendre un autre engagement et Aimer se refusa à tout nouvel assaut. Il semblerait que ce n' était pas tellement du Cervin dont Croz avait assez, mais de Whymper puisqu' il y revient trois semaines plus tard avec Hudson, excellent alpiniste et homme très posé. Du 24 juin au 7 juillet, Whymper fait avec Aimer et Biener une incursion dans le massif du Mont Blanc, et réussit entre autres le sommet ouest des Grandes Jorasses, l' Aiguille Verte, plus la Ruinette dans le Valais.

Après le retour au Breuil les événements se précipitent. Comme Aimer et Biener refusent toujours énergiquement de s' attaquer au Cervin et que Croz avait déjà abandonné Whymper au Dauphiné, Whymper tente de renouer avec les hommes du Breuil. Il est impossible de savoir objectivement ce qui fut conclu, Whymper affirme que Jean-Antoine Carrel lui avait promis d' entreprendre de nouveaux efforts au Cervin. D' autre part, les deux Carrel avaient été engagés par l' ingénieur milanais Felice Giordano pour un essai décisif. Le prestige national italien joua certainement un rôle dans cette affaire, car Giordano désirait voir les hommes du Breuil agir maintenant en faveur de l' Italie.

Donc, pendant que Whymper dormait encore dans son lit, au petit matin du 11 juillet, la colonne italienne se mit en route afin d' aborder sérieusement l' affaire. Elle se composait de Jean-Antoine Carrel, de César Carrel, de l' abbé Gorret et du mineur Jean-Joseph Maquignaz. Le mineur Maquignaz devait planter des pitons de fer dans le rocher et y fixer une corde afin de rendre passable une paroi de 30 m. On comptait sur dix jours de travail. L' emploi de moyens artificiels n' était donc pas complètement inconnu à « l' âge héroïque de l' alpinisme ». Même s' il ne s' agit peut-être pas vraiment de « trahison », de « manquement à la parole donnée », comme le soutient Whymper parlant du comportement des hommes du Breuil, il semble bien que ceux-ci aient désiré se débarrasser de l' en Anglais, venu au Breuil trois semaines auparavant avec une forte compagnie de guides étrangers, afin de ravir le succès aux autochtones et qui, lâché par Croz et Aimer au dernier moment, essayait de s' assurer l' appui de Carrel en désespoir de cause.

Whymper, au matin du 11 juillet, se trouvait donc seul au Breuil sans guides, sans porteurs, avec de lourdes charges, du matériel de campement, des couvertures et environ 600 pieds de corde. C' est alors que se montre toute l' obstination de Whymper - et les dieux lui furent favorables! Par hasard, vers midi, il vit arriver son jeune compatriote Lord Francis Douglas avec Peter Taugwalder le père comme guide et le fils de ce dernier comme porteur. Whymper, certain qu' il serait vain de vouloir suivre les Italiens sur l' arête du Lion, se décide soudain à risquer l' aventure du versant de Zermatt. Cette variante avait été peu étudiée jusqu' ici. En 1860, pour la première fois, Alfred, Charles et Sand- bach Parker avaient tenté l' arête du Hörnli sans guide et avaient atteint le point 3600 m. environ. En juillet, l' année suivante, les mêmes alpinistes avaient fait un second essai et étaient arrivés 100 m. plus haut. La troisième tentative du côté suisse, en même temps que la première hivernale, se place en janvier 1862 avec T. S. Kennedy et les guides Peter Perren et Peter Taugwalder. Ils montèrent à 3400 m. environ. Peter Taugwalder père considérait d' un œil favorable une ascension par le Hörnli, et on offrit à Whymper de transporter son matériel par le Théodule. Ainsi Douglas et ses deux guides quittèrent le Breuil à peine arrivés, emmenant Whymper par le Théodule afin d' essayer de gagner les Italiens de vitesse en escaladant l' arête du Hörnli. Le matériel fut déposé vers la petite chapelle du Lac Noir et la caravane descendit sur Zermatt. Là, nouveau hasard: devant l' hôtel du Mont Rose, on rencontre Michel Croz qui avait quitté Whymper trois semaines auparavant et venait d' arriver de Chamonix avec deux Anglais pour entreprendre l' ascension du Cervin. L' un de ces Anglais était le Révérend Charles Hudson qui passait pour le plus sûr et le plus averti des alpinistes anglais. Né en 1828, âge donc de plus de 36 ans, Hudson possédait plus d' expérience que Whymper qui disait de lui qu' il valait presque un grand guide. Moralement, Hudson était une personne tranquille, forte, pénétrée d' une foi religieuse profonde, bien supérieure à l' impétueux et versatile Whymper. Avec Hudson se trouvait le jeune Robert Douglas, Hadow plus ou moins novice, mais de qui Hudson croyait pouvoir répondre. Evitant ainsi de se poser en rivaux, les Anglais, Hudson avec Hadow, Douglas et Whymper décidèrent de faire cause commune et s' associèrent pour former une seule colonne avec leurs guides Michel Croz, Peter Taugwalder père et Peter Taugwalder fils. Le plus jeune fils de Peter Taugwalder suivait comme porteur pour la première journée jusqu' au bivouac.

La première ascension le 14 juillet 1865 La colonne quitta Zermatt le 13 juillet à 5 h. 30 et reprit à 8 h. 20 le matériel déposé au Lac Noir. En fait de cordes, elle emportait: 200 pieds ( env.60 m ) de la corde officielle du Club alpin anglais appartenant à Whymper; 150 pieds ( env. 45 m ) d' une corde estimée plus solide encore par Whymper et 200 pieds d' une corde plus faible utilisée par Whymper avant l' introduction de la corde officielle. Il est probable que ces différentes espèces de cordes n' étaient pas d' un « seul » tenant. Aussi c' est autour des cordes que se posera finalement la question de la responsabilité de la catastrophe.

A11 h. 30, la colonne atteignit l' endroit où, à 3350 m, la crête du Hörnli touche au véritable départ du Cervin. Le bivouac sous tentes fut installé. Dans l' après, Michel Croz et le jeune Taugwalder firent une reconnaissance et rentrèrent à 15 h. 30 avec des nouvelles rassurantes. Le plus jeune Taugwalder redescendit sur Zermatt.

Le 14 juillet à l' aube, les sept hommes quittèrent le bivouac. La montée se fit sans difficulté, généralement dans le flanc, parfois sur l' arête même. On ne s' encorda pas. Hudson et Whymper alternaient en tête. A 6 h. 20, on fit une halte de 30 minutes à 3900 m environ. A 9 h. 55, nouvelle halte de 50 minutes à 4200 m environ. On mit la corde pour les derniers 300 m à peine. Michel Croz prit alors la tête; le suivaient: Whymper, Hudson, Douglas, Taugwalder fils, Hadow et Taugwalder père. L' escalade se fit fortement à droite ( ouest ) de la route actuelle équipée de cordes aujourd'hui. Hadow se révéla déjà le plus faible et demandait sans cesse de l' aide. Quand le Toit couvert de neige fut atteint, Croz et Whymper se débarrassèrent de la corde et précédèrent les autres. A 13 h. 40, tous deux arrivaient au sommet suisse, un moment après au sommet italien. Dix minutes plus tard, les autres les rejoignaient au sommet suisse. Un steinmann fut érigé sur le sommet italien; sur le sommet suisse, on improvisa un étendard avec la blouse savoyarde bleue de Michel Croz. La joie était indescriptible. A Zermatt, on observait la caravane au télescope. Les bouchons de champagne fusèrent.

Les Anglais avaient triomphé des Italiens, Zermatt du Breuil. Un grand avenir s' ouvrait pour Zermatt.

Du sommet italien, Croz et Whymper virent la colonne italienne conduite par Jean-Antoine Carrel en train de descendre. Dans l' ignorance de l' assaut des Anglais de Zermatt, les Italiens avaient rebroussé chemin 220 m. environ sous le sommet à cause de l' heure tardive. Par des cris et des jets de cailloux, Whymper et Croz attirèrent leur attention sur leur présence au sommet.

Descente et catastrophe La caravane resta une heure au sommet par beau temps, tous ses membres en bonne forme. La descente commença à 14 h. 40. Selon le récit de Whymper, Hudson et lui auraient organisé l' ordre de cordée. Croz, le plus solide, prit la tête, suivi du faible Hadow. En troisième, Hudson au pied sûr, puis Douglas et Taugwalder père. Whymper ne s' occupa pas personnellement du départ. Personne ne contrôla les cordes, ne prit les dernières décisions. Whymper faisait encore une esquisse au sommet lorsque quelqu'un s' avisa que l'on aurait du laisser les noms dans une bouteille. Whymper s' en chargea encore tandis que les autres descendaient déjà.

Whymper s' attacha alors avec le jeune Taugwalder et suivit. Il rattrapa la caravane qui venait d' atteindre le passage difficile vers le bas du Toit au nord. L' endroit n' était pas très raide, incliné de 35 % à peu près, mais rendu glissant par la neige et la glace et offrait peu de prises sur les dalles penchées. Whymper soutient que la plus grande prudence aurait été observée. Un seul homme aurait avancé à la fois pendant que les autres l' assuraient de leurs relais. Chose étrange pourtant: on omit d e faire ce que vraisemblablement on avait prévu au sommet: fixer un bout de la corde amplement supplémentaire en guise de main courante. La distance entre les alpinistes aurait été de 20 pieds ( env. 6 m .) d' après Whymper. On ne semble pas avoir apporté beaucoup d' importante à tendre la corde. A conclure de ce qui survint, celle-ci ne devait être tendue nulle part au moment de l' accident. Hadow étant très peu sûr de lui, il semble aussi que l'on ait constamment redouté une glissade de sa part. Whymper affirme que - lorsqu' il eut rejoint le gros de la caravane - Douglas lui aurait demandé expressément de s' attacher aux autres avec le jeune Taugwalder, le vieux Taugwalder étant manifestement incapable de tenir si quelqu'un venait à glisser. La formation d' une cordée unique, reliée par divers tronçons de corde, se fit environ 10 minutes avant la catastrophe.

Le déroulement de cette catastrophe ne pourra jamais être complètement éclairci. Elle fut trop rapide, et sous l' impression de terreur les survivants, Whymper et les deux Taugwalder, ne purent se rendre compte exactement de ce qui arriva. Hadow paraît avoir été la cause de la chute. Selon Whymper toujours, il était si peu sûr de lui que Croz posa son piolet pour s' emparer des jambes du jeune homme et lui mettre les pieds pas à pas dans la bonne position. L' accident se produisit probablement au moment où Croz voulut se retourner pour descendre quelques marches. Hadow perdit pied, tomba par-dessus Croz et le renversa. Hudson et Douglas avec qui la corde n' était pas tendue sans doute furent arrachés de leurs marches. Whymper et le vieux Taugwalder entendirent Croz pousser un cri, se plaquèrent immédiatement au rocher et tinrent - mais la corde se rompit entre Lord Douglas et le père Taugwalder. Plus tard, celui-ci raconta que Michel Croz se cramponnant au rocher avait encore tenu un instant avec une force surhumaine, dit son dernier mot « impossible! », puis entraîné par ses infortunés compagnons avait été précipité dans l' abîme par-dessus l' angle du Toit avec un cri effroyable.

L' histoire de la rupture de la corde a fait couler beaucoup d' encre. Dès la nouvelle de la catastrophe, la presse à sensation s' en empara et lança le soupçon que Whymper ou le père Taugwalder aurait coupé la corde pour sauver leur peau. Un écrivain de montagne autrichien très estimé à l' époque, Alfred Meissner, fit dans la Neue Freie Presse de Vienne des « révélations sensationnelles », décrivant avec la précision d' un témoin oculaire comment derrière Taugwalder, mortellement épuisé et incapable de résister plus longtemps, une main salvatrice serait apparue et, d' un acier sûr et froid, aurait tranché la corde à laquelle le jeune Lord Douglas et ses amis étaient suspendus dans le vide. Puis Whymper se serait avancé un peu pour observer la lutte dernière des corps roulant de rocher en rocher.

La presse suisse, particulièrement celle d' Abraham Roth, un des fondateurs du CAS et rédacteur de la Sonntagspost et Y Anzeiger cT Interlaken, dans un article anonyme provenant sans doute de Peter Ober, prit tout de suite véhémentement parti contre la coupure intentionnelle de la corde; puis la presse suisse s' appuya sur la première version originale de Whymper et les affirmations des deux Taugwalder. Malheureusement, Whymper prêta la main à des rumeurs fâcheuses, d' abord par son attitude égoïste et dépourvue d' égards, puis par toute sorte de soupçons obscurs et secrets qu' il propagea lui-même contre les deux Taugwalder. Whymper lui-même n' était pas dépourvu de l' amour du sensationnel - qu' on songe à l' histoire des trois croix sur les nuages au soir de la catastrophe -mais il s' entendait à présenter ses histoires et à les vendre au public sous des apparences sobrement réalistes.

Bien qu' une personnalité aussi célèbre que le querelleur Révérend ecclésiastique anglican W. B. Coolidge - alors dans un âge avancé - ait remis sur le tapis en 1921 l' histoire de la corde coupée, soi-disant d' après les renseignements dignes de foi d' un autre ecclésiastique à qui Whymper aurait fait des déclarations secrètes, on ne doit y attacher aucune créance. Considérée d' un œil froid, l' histoire ne tient pas. Si Whymper et Taugwalder, accrochés seuls au rocher, avaient dû tenir les autres qui pendaient sans doute dans le vide, il aurait été tout à fait impossible soit que l' un d' eux quittât sa position, soit lâchât même une main pour trancher la corde.

Cependant, la version de la rupture spontanée de la corde offre encore mainte obscurité. Il est avéré qu' entre Lord Douglas se trouvait un bout de la corde faible dont nous avons parlé et que Whymper employait avant l' introduction de la corde officielle du Club. Alimentée par les allusions de Whymper, la légende se créa. Taugwalder aurait volontairement place cette corde entre lui et Douglas dans l' espoir de la voir se rompre en cas de chute des quatre premiers. Absurde et paraissant inventé pour les besoins de la cause! Comment le simple Taugwalder aurait-il pu calculer ou apprécier avec quelque certitude que cette corde sauterait vraiment dans de telles circonstances... Devant le tribunal, Taugwalder déclara clairement et nettement qu' en encordant Douglas il considérait cette corde comme solide. Whymper et Taugwalder tombèrent d' accord que la corde ne s' était pas effilochée sur un angle rocheux aigu, mais avait sauté en l' air. L' affirmation de Whymper qu' au moment de la chute lui et Taugwalder se seraient seulement collés et cramponnés au rocher paraît un peu douteuse. Une traction assez forte pour faire éclater une corde un peu mince, mais résistante, aurait dû arracher aussi Taugwalder et Whymper de leur position. Intéressante la remarque de Whymper qu' entre le cri de Croz et la chute de Hudson un court intervalle se serait écoulé. L' affir de Taugwalder père disant qu' il aurait eu le temps de lancer sur un bec de rocher la corde qui n' était pas tendue entre lui et Whymper semble véridique en revanche, et on peut admettre avec beaucoup de vraisemblance que ce fut la présence d' esprit de Taugwalder qui sauva les trois survivants.

Whymper témoigne peu de reconnaissance aux Taugwalder. Il les accuse de dépression nerveuse totale après la chute et de toute sorte de sombres intentions, tandis qu' il se place lui-même dans le rôle de l' homme de sang-froid. Il est certain que les trois rescapés descendirent complètement désemparés et furent surpris par la nuit vers 4100 m. Whymper explique cette grosse perte de temps par 7 Les Alpes - 1965 - Die Alpen97 les recherches entreprises pour retrouver leurs compagnons. La nuit passa sans l' échange d' un seul mot entre Whymper et les deux Taugwalder. Notons que des raisons d' ordre linguistique rendaient la conversation difficile. Au petit matin, les trois survivants quittèrent leur bivouac et atteignirent Zermatt à 10 h. 30.

Le dimanche 16 juillet, des amis alpinistes anglais, le Révérend James Robertson, le Révérend M' Cormick, J. Philipotts avec Whymper et les guides Joseph Maria Lochmatter, Alexander Lochmatter, Franz Andenmatten, Frédéric Payot et Jean Tairraz, ces deux derniers de Chamonix, partirent à la recherche des victimes. A 8 h. 30, ils trouvèrent sur le plateau du glacier du Cervin Croz, Hudson et Hadow encore encordés et, très émus, leur rendirent les derniers devoirs. On récolta encore quelques objets appartenant à Lord Douglas, mais son cadavre ne fut jamais découvert. Quatre jours plus tard les victimes furent transportées par 21 guides et ensevelies dans le cimetière de Zermatt.

La première ascension du versant italien Au matin du 15 juillet, les hommes du Breuil rentrèrent très déconfits dans leur village. Mais stimulés par leur animateur, le patriotique ingénieur Felice Giordano, ils reprirent courage et repartirent le jour suivant, 16 juillet. La cordée avait un peu changé; elle se composait de Jean-Antoine Carrel, Jean-Baptiste Bich, de l' abbé Amé Gorret et d' Augustin Meynet. Vers 13 heures, la troupe atteignit au pied de la Grande Tour l' emplacement de bivouac du 11 juillet.

Le 17 juillet à 5 heures, les quatre hommes partirent du bivouac. Encordés par quatre d' abord, ils suivirent l' arête au-dessus de la Grande Tour, montèrent ensuite par un couloir dangereux du flanc de Valtournanche afin de rejoindre l' arête par un névé appelé Vallon des Glaçons. Ils suivirent celui-ci jusqu' à l' endroit où Tyndall avait posé une corde fixe le 28 juillet 1862 pour atteindre le haut de la Crête du Coq. La corde était encore bonne, mais un peu courte, et fut remplacée par une double corde de 16 m. fournie par Giordano. Le signal Tyndall fut franchi par la Cravate à 10 heures, puis on entra dans l' inconnu. La traversée de la partie d' arête qui relie/''Epaule au roc sommital s' avéra très difficile. Des chutes de pierres et de glace menaçaient les alpinistes, qui se tenaient à ce moment du côté de Zmutt, et les obligèrent à se transporter à droite par une escalade périlleuse et longue. Après le passage de la Galerie, vire rocheuse fortement inclinée, on se trouva devant un précipice vertical. On tint conseil et reconnut que l'on pouvait passer environ 10 m. plus bas. Assurés par Gorret, Carrel et Bich descendirent la cheminée et découvrirent que le sommet pouvait s' atteindre facilement de ce point. Afin de ne pas perdre de temps et de faciliter le retour, on décida que Carrel et Bich seuls monteraient à la cime, les autres restant à l' endroit difficile pour pouvoir les aider à remonter. Ainsi Carrel et Bich atteignirent à leur tour le sommet du Cervin le 17 juillet 1865,3 jours après Whymper, et y plantèrent le drapeau italien. Le Breuil, l' Italie connaissaient aussi la victoire.

Le retour fut moins ardu. Profitant des expériences faites, on se tint du côté de Valtournanche. Il faisait déjà nuit quand les quatre hommes descendirent la Grande Tour. A 21 heures, le bivouac était atteint. Après une nuit de tempête - il y avait un pied de grésil le lendemain matin - la cordée reprit la marche sans incident et fut accueillie en triomphe au Breuil le 18 juillet. La première ascension du versant italien s' était révélée plus difficile et plus astreignante que celle du versant suisse.

Conclusion II se doit sans doute de commémorer le centenaire de la première ascension du Cervin. Il serait inconvenant en revanche de se complaire dans la gloire et de faire de cet anniversaire un jour de victoire et de joie. Trop de deuils, trop de faiblesses humaines, trop d' insuffisances et d' obscurités sont liés à cette première. Le souvenir prend son sens si nous voyons dans cet événement une leçon d' expérience alpine chèrement payée.

Le juge d' instruction a libéré Whymper et Peter Taugwalder de toute faute et a dégagé leur responsabilité. Nous avons une fois de plus écarté l' histoire de la corde coupée. Si les conditions et le déroulement de l' ascension du Cervin nous apparaissent entachés d' un amateurisme et d' une négligence incroyables, rappelons-nous qu' en ce temps on ne disposait pas d' une véritable technique alpine; les principes élémentaires étaient à peine ébauchés.

Il faut donc mesurer l' époque de Whymper à sa propre échelle. Mais il est impossible d' absoudre Whymper d' insouciance et d' une coupable légèreté. Célébrer Whymper sans arrière-pensée comme le héros du Cervin serait injuste surtout à l' endroit de tous ceux qui, plus systématiquement que lui, ont travaillé à cette conquête et qui finalement il a dérobé la victoire.

La préparation de Whymper était rien moins que systématique. Son mérite consiste dans la persévérance presque incroyable avec laquelle il poursuivit son but. Son erreur ne repose pas sur des transgressions extérieures grossières, mais dans la manière avec laquelle il arracha cette première, sans que certaines conditions primordiales aient été observées. A ces conditions auraient dû appartenir une longue camaraderie montagnarde et une confiance réciproque absolue entre les participants.

La véritable cause de la catastrophe du Cervin se trouve dans la composition complètement hétérogène de la caravane à laquelle manquait toute cohésion intérieure. Whymper considérait Hudson et Douglas non comme des camarades, mais comme des rivaux qu' il avait attelés à son char. C' est ainsi que dans la montée déjà, peu avant le sommet, Croz et lui se détachèrent afin de permettre à Whymper d' être le premier à fouler la cime.

Les quatre premiers vainqueurs du Cervin italien donnent un tout autre exemple. Quand l' abbé Gorret et Augustin Meynet décidèrent de rester un peu en dessous du sommet afin de permettre aux deux autres de parvenir plus rapidement au but et d' accélérer leur retour, ils firent preuve d' une vraie discipline amicale et montagnarde et de beaucoup de noblesse. Ils ne demeurèrent pas en arrière parce qu' ils n' étaient plus capables physiquement de participer à l' ultime conquête mais afin de pouvoir aider leurs amis à remonter le couloir. Honneur aux hommes du Breuil à qui le vainqueur du Cervin de Zermatt doit tant!

La seconde raison de la catastrophe du Cervin est la carence dans la conduite de la cordée. Whymper se présente bien comme le leader de la colonne, mais ne fut pas à la hauteur de sa tâche. Le leader d' une expédition alpine doit posséder des connaissances approfondies et une expérience lui permettant de fixer tous les détails; il doit exercer un contrôle complet sur les instructions données. Ici les responsabilités incombant aux guides et au leader ne furent pas nettement déterminées. On ne décida jamais si Whymper ou Hudson, Croz ou Taugwalder étaient finalement responsables des décisions à prendre, et toute une série de mesures de sécurité furent négligées. Whymper lui-même ne se sentait évidemment aucune responsabilité. Il dessine sur le sommet et ne contrôle ni les cordes ni le départ. Le leader d' une grande ascension surveille étroitement sa troupe et donne personnellement l' exemple d' une camaraderie désintéressée. Il n' est absolument pas nécessaire qu' il atteigne le sommet en premier. Mais cette manière de sentir échappait à Whymper.

Une autre série d' erreurs est à mettre plutôt au compte des guides et de l' inexpérience générale de l' époque. Ainsi on n' attachait pas d' importance à la tension de la corde. A ces erreurs appartient aussi l' ordre peu rationnel de la cordée, la place de Croz, le plus capable, en tête à la descente. Cette erreur reposait sur l' idée que le premier devoir du guide n' était pas l' assurance de la cordée mais la recherche du chemin. Que Croz se soit cru oblige de saisir et de placer les pieds de Hadow sans que ce dernier soit bien assuré par la corde était à cet endroit une manœuvre complètement fausse.

Au Révérend Charles Hudson une mention toute particulière lors de la commémoration de la première du Cervin. Son mérite dépasse celui de Whymper qui ne s' était jamais sérieusement occupé de trouver une voie du versant de Zermatt, mais participait au préjugé général. C' est Hudson qui considéra comme possible l' ascension du Cervin de Zermatt, profitant de l' opinion et des expériences de Kennedy. Et n' oublions pas Peter Taugwalder bien digne d' une attention spéciale pour avoir cru, lui aussi, à la possibilité de cette conquête. Whymper se joignit à eux par dépit, à la dernière heure, quand il vit s' évanouir tous ses espoirs côté Breuil. L' expérience alpine de Hudson était plus grande que celle de Whymper, et Coolidge et Lunn ont sans doute raison en affirmant que Hudson aurait été considéré comme le véritable vainqueur du Cervin s' il avait survécu. Une telle gloire aurait été mieux appropriée à son caractère et à sa personnalité. Mais cette gloire est ternie par une grosse part aux erreurs commises. Hudson a emmené l' incapable Hadow, l' a laisse prendre part à l' expédition. S' il avait bien tenu son protégé à la descente du passage difficile, Hadow n' aurait pu lomber de cette manière et renverser Croz. Ainsi la conquête du Cervin se voile de beaucoup de tristesse.

Le plus atteint fut Taugwalder père. Relativement jeune encore, sa réputation de guide fut anéantie, en partie par la faute de Whymper qui sut habilement dériver sur lui les soupçons. Taugwalder passa de nombreuses années aux Etats-Unis et mourut à son retour le 11 juillet 1888, âge de 68 ans, à l' hôtel du Lac Noir. Ce n' est que plus tard que sa mémoire en tant que guide de la première du Cervin fut réhabilitée.

Edward Whymper, lui, est sorti grandi et rayonnant de la catastrophe du Cervin. A côté du portrait authentique, historique, confirmé par de nombreux témoignages contemporains que nous avons cherché à tracer s' est formée, grâce surtout à la puissance suggestive de ses propres œuvres, une image idéale, nouvelle de ce grand alpiniste, propre à enthousiasmer d' innombrables jeunes montagnards et à laquelle on attribue ainsi plus de vraisemblance qu' à la personnalité historique de Whymper. Nous touchons ici au problème le plus profond de la narration historique, le problème de la vérité, de la réalité de l' être humain. Or deux réalités historiques existent: la petite, entachée de toutes les erreurs qui accompagnèrent la vie et les faits, et celle que, dans leur esprit, les hommes et les peuples édifient sur le passé et choisissent comme guide de leur comportement.

( Traduit de l' allemand par E.A. C. )

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