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La voix de nos montagnes

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Extrait d' une conférence prononcée à Radio-Lausanne, le 18 juin 1933.

Par le Recteur Pierre Evéquoz.

Aux temps anciens, raconte la légende, les montagnes étaient habitées par les génies, sortes de divinités jalouses, gardiennes et protectrices des sommets.

Les hommes en avaient peur et n' osaient venir les troubler; ils les laissaient régner en maîtres sur les rocs et les glaciers car ils savaient que, pour défendre leur domaine, ces êtres mystérieux pouvaient précipiter les avalanches, déchaîner les tempêtes, entr'ouvrir les crevasses, dérouler le brouillard meurtrier.

Il n' y a plus guère aujourd'hui que les poètes pour croire encore aux génies de la montagne.

Depuis plus d' un siècle, l' homme a pénétré dans leur royaume de solitude et de silence. Roi de la nature, il a voulu dresser sa petite taille sur les plus hauts sommets et poser son pied sur les cimes les plus vertigineuses. Rien ne l' arrête dans sa conquête de la montagne: l' âpre hiver lui-même ne peut l' empêcher de sillonner en tous sens l' immensité blanche. Mais c' est en été que l' homme prend vraiment possession de l' alpe. Dès que la neige a disparu, tous les jours, à la fin d' une semaine de travail surtout, isolés ou en caravanes, ils partent vers les hauteurs. Ils ont laissé en bas, dans la plaine, leurs travaux, leurs soucis et ils viennent sur la montagne chercher le repos, l' oubli, la fraîcheur. Au nom du Dieu de bonté qui a voulu que l' homme se reposât le septième jour, la montagne les leur donne en abondance. Mais, en retour, elle attend quelque chose de ceux qu' elle comble de ses bienfaits: elle leur demande de ne pas oublier le Créateur, d' être l' interprète de la nature pour Le chanter et faire monter vers Lui un hommage d' adoration et d' amour. Car, dit Lamartine:

La nature est un hymne incomplet Et Dieu n' y reçoit pas l' hommage qui lui plaît Quand l' homme qu' il créa pour y voir Son image N' élève pas à Lui la voix de Son ouvrage.

Et quelles œuvres, mieux que les montagnes, invitent l' homme à chanter les divines perfections? Messagères de grandeur et de beauté, elles nous révèlent la beauté et la toute-puissance incréée; maîtresses de vérité, elles nous enseignent notre véritable grandeur.

Les montagnes sont belles, personne ne le conteste. Mais beaucoup croient saisir la beauté de la montagne qui n' éprouvent que sa bienfaisance. Quitter la ville trépidante et surchauffée, venir sur les sommets s' emplir les poumons d' un air plus pur, sentir sur sa peau la caresse du soleil ou la morsure du vent, éprouver ses muscles dans la lutte contre l' obstacle, ce n' est pas saisir la beauté de la montagne.

Pour la comprendre, il faut aller à elle de toute son âme. Et comme la beauté c' est la splendeur de l' ordre, il ne suffit pas d' y appliquer les sens, de s' emplir l' imagination de formes et de couleurs, il faut surtout la saisir par l' intelligence, seule capable de percevoir l' ordre, de discerner dans chaque être l' harmonie des parties et la convergence des fonctions, de distinguer le rôle joué par chaque créature dans le plan universel, de voir dans les phénomènes l' application des grandes forces cosmiques.

Admirée dans son extérieur et pénétrée jusque dans son organisation profonde, la montagne prend peu à peu notre âme tout entière, nous enivre de beauté et sans effort nous amène à Dieu, suprême ordonnateur de l' univers, source première de toute beauté.

Synthèse de notre pays, la montagne est belle dans son ensemble et belle dans chacun de ses détails. Au-dessus des coteaux chargés de vignes, au-dessus des villages blottis dans les vergers, au-dessus des « mayens », les forêts montent à l' assaut des cimes: mélèzes et sapins, moins hardis, restent à mi-hauteur et laissent à l' avant l' arole, le fier arole qui, « empoignant le roc de ses fortes racines, attend l' avalanche, indomptable et superbe, et, dans ces lieux de mort, témoigne de l' éternelle vie»1 ).

La vie, comme elle s' épanouit dans les fleurs des Alpes! « Jadis, au temps où les vallées étaient arides et désolées, il arriva, dit une légende, que des graines portées par le vent traversèrent un arc-en-ciel avant de tomber sur la terre: les semences imprégnées des sept couleurs fondamentales germèrent et les fleurs écloses les portent sur leurs corolles 2 ). » Rouge vif du rhododendron, bleu des pensées, bleu intense des gentianes, bleu presque noir des grassettes, bleu plus clair des myosotis, bleu clair et vif comme le ciel. « Au bord des névés, c' est le lilas tendre des soldanelles, aux clochettes dentelées, petites fleurs en demi-deuil si pressées de naître qu' elles percent la couche de neige trop lente à disparaître. Dans les pierriers s' ouvrent les céraistes aux blancs pétales étalés, les courtes grappes des linaires au palais de safran, les bouquets blancs des achillées. Et toutes ces fleurs, parce que le temps leur est très mesuré, dans un besoin éperdu de vivre, se dépêchent de semer pour l' avenir des moissons de pétales colorés, de pistils odorants. Sur l' alpe entière, c' est un sourire épanoui de plantes autour desquelles bourdonnent d' invisibles insectes, tandis que de grands papillons voltigent parmi toutes ces fleurs comme des fleurs vivantes 3 ). » Des fleurs aussi, ces petits lacs de montagne: lacs gris, lacs bleus, lacs verts qui s' ouvrent dans l' austère paysage et reflètent indéfiniment dans leurs eaux l' image éphémère des fugitifs nuages.

Plus haut, toute vie semble à peu près disparue; quelques rares plantes peuplent encore le royaume des neiges et des rocs; quelques rares cris d' oiseaux déchirent seuls le silence effrayant de ces régions désolées; la beauté de ces lieux n' en est pas moins impressionnante. Mais elle est plus sévère, plus sauvage: la couleur n' y joue plus le rôle principal: c' est ici le triomphe des lignes et G9 des formes. Formes variées à l' infini des innombrables sommets: rochers découpés comme des scies, acérés comme des pointes, tours massives ou effilées, flèches lancées dans le ciel, monstres accroupis ou couchés, sphinx penchés sur les glaciers et regardant couler avec lenteur ces grands fleuves blancs qu' on dirait cependant figés pour jamais.

Prairies, forêts, alpages, glaciers, lacs et rochers, c' est tout cela, la montagne: et tous ces êtres minéraux et végétaux, et le soleil et le vent, toutes ces créatures proclament d' une même voix: « C' est Dieu qui nous a faites; notre beauté n' est qu' un reflet de sa beauté; un reflet de l' immuable, éternelle et toujours jeune beauté du Dieu vivant. » Les montagnes, miroir de la beauté divine, nous révèlent aussi la toute-puissance et la sagesse du Très-Haut, si après avoir empli nos yeux et notre esprit de toutes ces harmonies de couleurs et de lignes, nous demandons à la science de nous dévoiler le secret qu' elles cachent dans leurs flancs, de nous expliquer leur naissance, de nous raconter leurs évolutions. « Qu' elles sont éloquentes, les montagnes! s' écrie le grand géologue Pierre Termier, et comme elles chantent bien la gloire de Dieu, ces vagues de pierre qui ont déferlé les unes sur les autres et qui soudainement se sont figées! Chaque chaîne de montagnes est un paquet de nappes plissé sur lui-même qui s' est constitué à peu près au niveau de la mer et qui postérieurement s' est exhaussé par rapport à ce niveau, plus ou moins vite et pendant une durée plus ou moins longue. Sur le paquet en voie d' exhaussement les agents d' érosion, tout de suite, ont fait rage; et la hauteur actuelle de la chaîne en chaque point est la résultante de ces deux actions antagonistes, soulèvement et érosion. D' immenses déchirures, des brèches géantes, creusées par les pluies et les torrents, nous permettent de regarder dans l' intérieur du paquet démantelé et ruiné; penchés sur le bord de ces abîmes, nous comptons dans les escarpements, les plis superposés, tout comme le botaniste compte, sur un tronc d' arbre scié, les zones ligneuses concentriques 1 ). » Devant ces révélations de la science, notre esprit reste confondu. Pour produire ces géants que sont le Cervin, la Dent Blanche, le Mont Rose, quelles forces ont dû agir! comment notre intelligence ne discernerait-elle pas tout de suite la grande main de Dieu derrière ces forces, pour les discipliner, les maintenir durant ces millions d' années qu' a duré la formation d' une chaîne de montagne. Le hasard n' a pas su plisser ces nappes d' une façon si régulière. Seul le divin architecte a pu diriger la construction des montagnes!

Ainsi, depuis la petite gentiane jusqu' aux immenses rochers, tout ici nous ramène au suprême ordonnateur de l' univers. Dans le silence des hauteurs, prêtons l' oreille aux voix de la montagne et chantons avec elles l' incomparable gloire de Dieu!

Expressives de beauté, révélatrices de la splendeur et de la toute-puissance de Dieu, les montagnes sont encore maîtresses de vérité et celui qui sait réfléchir emportera de son passage là-haut une double leçon. Plus on approche des hautes Alpes, plus l' âme se sent pénétrée de l' immensité de la nature.

1 P. Termier: « A la gloire de la Terre. » La pensée de leur antiquité, si supérieure à celle de l' existence humaine, l' ineffaçable impression que produit sur nous leur éternelle immobilité, réveillent le sentiment mélancolique du néant de notre existence terrestre; mais en même temps, l' âme s' élève comme pour opposer sa noblesse à la grandeur de ces masses inertes.

« Vous avez sans doute fait cette expérience, nous dit encore P. Termier: l' ascension d' une montagne qui vous est familière, dix ou vingt ans après le jour où vous êtes monté pour la première fois. Vous en aurez ressenti, j' en suis sûr, la sensation profonde et violente de l' immense durée par rapport à nous.

Dans la fraîcheur du matin, on se hâte vers la cime par d' étroits sentiers qui n' ont guère changé, et plus on avance, mieux on reconnaît les détails de l' escalade. Par les mêmes couloirs, par les mêmes précipices, on atteint le vieux sommet. Comme il a peu souffert des injures du temps! Combien il nous paraît intact! Reposons-nous comme autrefois. En vérité, rien ne s' est passé, rien n' a coulé, semble-t-il, qu' un peu de vent sur le mont solitaire, qu' un peu d' eau là-bas, au fond des vallées pleines d' ombre. Et l'on est si bien ici, dans le silence et dans la paix qui s' épand du ciel tout proche que l'on voudrait arrêter le soleil, congédier le temps, fixer toutes ces choses et nous fixer nous-mêmes pour toujours. Quel alpiniste n' a pas fait ce rêve?

Mais pendant que nous songeons ainsi, un bruit soudain monte du gouffre. C' est une pierre qui tombe: nous l' entendons rouler, bondir, se fracasser sur les pentes. Une autre la suit, une autre encore et maintenant c' est toute une avalanche qui croule non loin de nous avec un grondement de tonnerre. Alors, dans l' heure qui paraît soudainement plus tardive, nous avons la révélation d' une détresse à laquelle nous ne pensions guère, la détresse de la montagne vieillissante, insultée par les éléments et devenant peu à peu la proie de l' érosion.

Les montagnes, si imposantes, si lourdes, qu' elles ont l' air construites à coups de siècles entassés, sont promises à une destruction irrémédiable. Elles paraissent éternelles: mais leur éternité est trompeuse, stables: mais leur force est fragile; elles nous font illusion, parce que nous passons plus vite qu' elles; leur pérennité apparente n' est faite que de l' effrayante brièveté de notre propre vie. La course alors s' achève dans la tristesse de la nuit qui vient de la fatigue que l'on sent plus grande qu' à pareil jour, il y a dix ans, dans la constatation désormais très claire du néant de toute chose 1 ). » Mais nous ne restons pas sur cette impression désolée. Bientôt monte en nous le cri du poète désabusé: « Qu' est que cela qui n' est pas éternel? » Pour nous défendre contre cette idée désespérante de l' universelle destruction, nous cherchons quelque chose qui dure, quelque chose qui défie le temps. Et nous découvrons notre âme: notre âme tourmentée par la soif de l' infini, notre âme que rien de créé ne peut satisfaire, toujours altérée de bonheur, jamais assouvie, notre âme bâtie non avec des matières périssables, mais taillée dans l' esprit. Les immortelles pensées de Pascal nous reviennent en mémoire:

« Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits. » « L' homme n' est qu' un roseau, le plus faible de la nature, mais c' est un roseau pensant. Il ne faut pas que l' univers entier s' arme pour l' écraser: une vapeur, une goutte d' eau suffit pour le tuer. Mais quand l' univers l' écraserait, l' homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu' il sait qu' il meurt et l' avantage que l' univers a sur lui, l' univers n' en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C' est de là qu' il faut nous relever et non de l' espace et de la durée que nous ne saurions remplir. » Que nous importe alors que notre corps dure moins que les montagnes; qu' importe qu' elles meurent un jour! Notre véritable grandeur vient non de notre corps, mais de notre âme, créée directement par Dieu, esprit comme Lui, immortelle comme Lui. A cause de notre âme, nous sommes plus grands que les plus grandes montagnes. Par elle, nous durerons infiniment plus que les rocs les plus durs.

Puisque le corps est destiné à périr, l' âme seule doit compter pour nous, et notre véritable vie n' est pas sur la terre. Elle est dans les royaumes de l' esprit, elle est au ciel, et notre existence terrestre, si brève et si précaire, ne nous est accordée que pour préparer la vraie vie, qui ne finira jamais.

Et nos montagnes nous y aideront puissamment, car la plaine blanche crevassée, les hauts sommets, les gouffres menaçants, les couloirs meurtriers où guette la mort, sont des tremplins merveilleux d' où notre âme bondit jusqu' à Dieu.

Le texte complet de cette conférence, accompagné de celui de la conférence: « La leçon de nos Croix », prononcée à Radio-Lausanne, le 6 août, est en vente au prix de 1 fr. à la librairie Müssler à Sion et dans les principales librairies.

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