Le Katung Kang (6440 m env.)
EXPÉDITION AU NORD DE L' ANNAPURNA 1 PAR MARGUERITE DÉRIAZ-GROB Avec 10 photos ( 102-111 ) et 1 carte Prélude Notre petite expédition, composée tout d' abord de mon mari et de moi-même, a commence, comme toute entreprise de ce genre, par d' interminables projets discutés avec passion, des listes, des achats et enfin l' empaquetage du matériel.
A l' agence de voyages, nous avions établi un itinéraire minutieusement étudié. Tout devait marcher à merveille. Mais nous avions négligé deux facteurs - la chaleur tropicale et la conception asiatique du temps. « La race blanche éternellement pressée » provoque le sourire des Indiens. Déjà à l' arrivée de notre bateau, à la douane de Bombay, on nous fait, avec une politesse charmante, différer pour des jours et des jours la suite de notre voyage. En outre, comme il n' existe pas de ligne de chemin de fer directe traversant l' Inde jusqu' à la frontière du Népal, il nous faut transborder un nombre incalculable de fois nos 30 colis de bagages. A l' intérieur du pays, les trains deviennent toujours plus primitifs. Plus nous roulons, jours et nuits, dans la grande chaleur, plus notre but - le Népal - semble devenir lointain et irréel.
Après un mois de voyage, ou peu s' en faut, nous finissons par atteindre la frontière népalaise.
Ici, plus de routes ni de chemins de fer. Par bonheur, il existe depuis quelques années des services aériens pour Katmandu. Lorsque notre avion s' élève au-dessus de la brume de la torride plaine indienne et se dirige vers Katmandu, survolant les premières chaînes préhimalayennes, nous aspirons avec joie et reconnaissance l' air frais des montagnes.
Katmandu, capitale du Népal Nous retrouvons là avec joie Werner Schulthess, Dairy Expert FAO, qui organise avec une ténacité enthousiaste des laiteries et des fromageries au Népal. Nous visitons et admirons sa première maison de pierre, avec une installation pour la pasteurisation du lait des bufflonnes népalaises et une installation frigorifique, et nous goûtons de l' excellent « fromage suisse » que font dans les hautes vallées de l' Himalaya les collaborateurs de Werner Schulthess, la famille Siegenthaler de Zurich. Hélas, notre vin blanc, destiné à un essai de fondue, s' est depuis longtemps « évaporé » quelque part en Inde.
Schulthess aide Pierre à se débrouiller dans le véritable labyrinthe des bâtiments administratifs. En attendant les différents visas, nécessaires au Népal pour toute excursion hors de la capitale, nous visitons les merveilleux temples anciens, ornés de splendides sculptures sur bois d' un effet extraordinaire. Des démons farouches, dont il faut gagner les faveurs par des offrandes, apparaissent sous les toits et, plus loin, des images de dieux d' une sérénité ineffable, pleins du mystère étrange propre à l' Orient.
1 Membres de l' expédition: Arthur Baumgartner, Pierre et Marguerite Dériaz-Grob; 3 sherpas: Aila, membre de l' expédition française à l' Annapurna I, Ang Tensing, « Balu », membre de l' expédition Hunt à l' Everest, Sonam, débutant dans son métier; 12 porteurs.
Au cours des semaines qui suivent, nous faisons, tantôt seuls, tantôt en compagnie de Schulthess, des excursions dans différentes régions du pays et lions un peu connaissance avec les habitants du Népal, d' un naturel gai et sympathique. Ils connaissent le grand art de vivre au jour le jour, sans rien posséder. Gagnent-ils un jour plus que le strict nécessaire, ils prennent aussitôt des « vacances », c'est-à-dire qu' ils dorment à la bonne chaleur du soleil.
A notre retour à Katmandu, nous avons le plaisir de faire la connaissance du Dr Toni Hagen, géologue de l' ONU, qui rentre de l' un de ses fatigants et pénibles voyages à pied à travers le Népal. Nous sommes profondément reconnaissants à lui et Schulthess de toute leur aide et de leur hospitalité.
Le Dr Hagen met notre disposition ses trois excellents sherpas, et Schulthess quelques porteurs de toute confiance ainsi que du matériel de camping.
Achats Un beau jour, en compagnie d' Aila, notre nouveau sherpa, nous nous rendons en jeep au marché de Katmandu pour faire de grands achats. De Suisse, nous n' avons apporté qu' une caisse de provisions, pas bien grande, avec l' indispensable pour nos courses de montagne: biscuits, ovomaltine, potages, conserves, etc. Nous avons l' intention d' acheter tout le reste à Katmandu, à l' ex du riz, des pommes de terre et des œufs, qu' on trouve partout en cours de route.
Aila, avec une impassibilité acquise par l' expérience, marchande les nombreux objets dont nous avons besoin: hottes pour les porteurs, maintenues au dos par une sangle passant sur le front, marmites, chaussures légères pour les porteurs, fruits, etc. Nous, les sahibs, nous restons là en simples spectateurs, admirant l' adresse avec laquelle se règlent les affaires et nous laissant examiner de la tête aux pieds par une foule joyeuse et bigarrée. Mes bas nylon éveillent un intérêt tout particulier. Une bande de gosses se rassemble derrière moi pour regarder la « drôle de peau » de la « mem-sahib ».
Nous allons ensuite à la boutique chinoise. Selon la tradition népalaise, on y trouve tout ce qu' on peut souhaiter: lait en poudre, flocons d' avoine, sucre, sel, nescafé, thé. Nous achetons une cargaison de vivres. Aila choisit les épices: une livre de curry!
Pour terminer, Pierre fait l' acquisition d' un lourd sac de petite monnaie. On nous a dit, en effet, que dans les villages éloignés que nous traverserons la population accepte seulement les pièces d' une roupie. Tout autre argent lui paraît probablement trop compliqué et ne lui inspire pas confiance.
Le 18 mars, nous envoyons à Pokhara douze porteurs, sous la direction du sherpa Aila. Ils doivent faire seuls ces dix jours de marche. Pierre et moi, nous attendons à Katmandu notre compagnon de courses, Arthur Baumgartner, qui ne peut venir que le 22 mars, et nous prendrons avec lui l' avion pour Pokhara.
Pokhara Swiss-hill Tel est le nom donné par le Dr Hagen à ce site enchanteur qui domine le lac. Aila y a déjà installé le camp et nous attend avec du thé tout prêt. Nous jouissons en sybarites de notre vie de camp. Pokhara est situé à 800 m d' altitude. A quelque 30 km de là, dominant la plaine tropicale, se dressent l' Annapurna et le Machhapuchhare. Nous nous baignons dans le lac d' un bleu pro- fond, et nos regards se dirigent, à travers les bouquets de bananiers, vers les « 8000 » éclatants de blancheur. Nous avons peine à croire que tout cela n' est pas un rêve, que tout cela existe réellement.
Le contrôle du matériel, que nous organisons la veille de notre départ, nous ramène à la réalité. C' est en somme peu de chose, ce qui est étalé devant nos 4 tentes: 2 cordes, 5 paires de crampons, une caisse de vivres pour la haute montagne, etc - en tout 12 charges de porteurs, pas très lourdes. Du reste, notre temps est restreint: dans quatre semaines, nous devons être de retour. Nos perspectives de « faire de grandes choses » sont limitées. Pourtant, c' est avec beaucoup d' en et d' espoir que notre petite colonne se met en marche le matin du 29 mars. Notre but est de faire des excursions au nord de l' Annapurna et de gravir, si possible, un des beaux sommets de cette région.
En route Depuis des jours et des jours nous remontons la vallée du Kali-Gandaki, marchant vers le nord.
Nous avons déjà laissé derrière nous la puissante chaîne principale de l' Himalaya, avec le Dhaulagiri et l' Annapurna. Chaque après-midi, des nuages d' orage et de tempête venant du sud déferlent contre les imposants massifs, dont l' altitude atteint sept à huit mille mètres. Devant nous, au nord, s' étend, mystérieux, le bleu infini du ciel tibétain, clair et doux étrangement au-dessus du vaste pays monotone.
A mesure que nous avançons vers le nord, le lit du Kali prend de plus en plus le caractère d' un désert interminable de gravier. Parfois il se resserre ou forme une gorge, et nous nous hâtons de monter pour voir « le paysage d' en ». Mais chaque fois, c' est une nouvelle étendue de gravier qui s' ouvre devant nous. De rares villages se serrent à la limite de ce désert. On n' arrive pas à comprendre de quoi se nourrissent les beaux et nombreux troupeaux que nous rencontrons.
Maintenant, pendant la belle saison sèche, il y a un grand va et vient de marchands dans la vallée. Des Tibétains à l' air sauvage et gai conduisent leurs caravanes d' ânes et de yacks. Les bêtes portent de superbes sacs tissés à la main et remplis de sel qui sera échangé contre du riz au Népal.
Les conducteurs excitent leurs bêtes par des sons et des bruits très bizarres, qu' Ang Tensing s' amuse fort à imiter. Si, en dépit de « l' accompagnement musical » les bêtes ne veulent pas avancer, on les pousse tout simplement à coups de pierres.
Nos porteurs se racontent en dialogues chantés les événements qui se sont passés dans les villages environnants. Quand les nouvelles sont bonnes, Sandrabir, le seul qui soit toujours d' une propreté éblouissante, met une chemise neuve avant d' entrer dans le prochain village. Naturellement, cela fait sensation!
Les habitants nous demandent souvent des remèdes. Ils croient encore un peu que chaque blanc peut faire des miracles. Une fois, nous trouvons, assise au bord de la route, une femme avec une grave inflammation des yeux. Nous mettons de la pommade sur ses yeux et recouvrons sa tête d' un foulard. Une autre fois, on nous apporte une petite fine, paralysée depuis longtemps. A notre grand chagrin, nous devons faire dire par Ang Tensing que nous ne pouvons être d' aucun secours dans ce cas.
« Où allez-vous? », nous demande-t-on partout.
Eh bien! nous allons à Muktinath, la ville sainte, là où se rendent tous les pèlerins qui viennent de loin durant la saison sèche. Mais eux, ils n' ont pas de tentes, de porteurs, de piolets et de crampons!
Le 5 avril, nous quittons la vallée du Kali, pour monter à droite, vers Muktinath. Pareil à une forteresse, ce fameux lieu de pèlerinage s' élève sur une colline, au milieu d' une vallée latérale du Kali, large et déserte. Des banderoles couvertes de prières flottent au-dessus des toits. Le grand temple peint en rouge, assez semblable à un fortin, domine majestueusement les maisons de pierre aux toits plats.
Nous installons notre camp à une heure environ au-dessus de Muktinath, dans la cour extérieure d' un petit couvent. La clochette de la tour tinte de temps en temps. Un vieux sage, tenant un livre, est assis dans l' embrasure d' une porte. Un ruisseau frais et bouillonnant ceint la cour. Au milieu du paysage sauvage et nu, comme tout cela paraît inaccoutumé et familier à la fois! Nous buvons du thé et jouissons de la vue splendide. Tout autour de nous s' étend une chaîne de montagnes de six et sept milles mètres; au sud, le Dhaulagiri et la Pointe de Tukucha semblent nous faire signe.
Autour de Muktinath. Pages d' un carnet de route De la cour du couvent, 6 avril 1956. Thuri ( Arthur Baumgartner ) et Pierre montent avec Ang Tensing sur une colline ( 4500 m !), d' où ils espèrent pouvoir mieux examiner les montagnes avoisinantes.
Pendant ce temps, j' entreprends au camp une grande lessive. Un groupe joyeux de Tibétains hirsutes s' est installé autour de moi. Presque tous tiennent un morceau de bois en forme de toupie suspendu à un fil. D' un mouvement rapide et vigoureux, ils font tourner cette toupie et filent ainsi la laine qu' ils ont fourrée quelque part dans leurs habits. Riant et bavardant, ils me regardent travailler et sont ravis quand je réponds en suisse-allemand à leurs questions. De mon côté, j' ai appris à examiner tout ce qui m' intéresse avec une curiosité non déguisée. Nous nous comprenons à mer- veille, malgré nos langues si différentes!
Aila marchande, selon toutes les règles de fart, de la farine, du riz et du tchang ( bière de riz ) auprès d' une femme au regard rusé. Un Tibétain encore plus hirsute que tous les autres, drapé dans un manteau de fourrure ébouriffée, se met chercher les puces de sa fourrure et les croquer entre les dents, aux grands éclats de rire de toute l' assistance. Je lui sais gré de garder une distance respectable.
Du haut de la colline, Thuri et Pierre ont pu examiner ce matin la « Montagne blanche escarpée » qui nous domine et qui est située au sud du col du Thorungsé. Au nord du col s' élève un autre sommet imposant, mais les pentes qu' il présente de notre côté sont très raides. Le temps nous manque pour entreprendre une reconnaissance poussée de ses autres versants. Nous décidons donc de monter demain au col de Thorungsé. De là nous pourrons peut-être « attaquer » la Montagne blanche.
En plus des trois sherpas, nous voulons emmener aussi les deux porteurs de Schulthess, Lalba-hadur et Sandrabir. Les dix autres porteurs monteront demain les charges au col et redescendront le soir pour passer la nuit dans la maison des porteurs, près du couvent. Chaque jour, deux ou trois porteurs doivent monter notre camp d' altitude pour nous apporter du bois, car nos réserves d' al à brûler sont assez maigres.
L' après a lieu le dernier grand contrôle et la répartition du matériel; une fois de plus nous constatons que notre équipement est plutôt modeste. En outre, je découvre qu' Aila, « l' artiste », a laissé à Katmandu notre belle marmite à vapeur pour la cuisson à l' altitude, afin de pouvoir utiliser comme emballage la boîte qui la renfermait. En guise de consolation, il nous prépare des nouilles de sa fabrication et un rôti de yack délicat qui, malgré sa consistance coriace, apporte une diversion agréable à la monotonie de notre menu. Pierre distribue la paie aux porteurs et, avec impatience, nous attendons le lendemain.
Départ, 7 avril 1956. Une grande activité règne au camp. L' un après l' autre, les porteurs charges quittent les lieux. Sonam, silencieux comme toujours, se met en route le plus tranquillement du monde, portant une petite corbeille à œufs à la main et une petite lanterne accrochée sur son sac. Il a un visage enfantin impayable.
La matinée est transparente et belle. Notre caravane progresse lentement. Il aurait mieux valu, probablement, ne faire la paie qu' aujourd: le tchang de Muktinath est spécialement bon, pa-raît-il! Les nuages de midi s' amoncellent déjà et le ciel devient encore plus noir que d' habitude. Une tempête de neige commence. Quatre porteurs seulement arrivent à l' emplacement de notre camp, situé à 5150 m, un peu au-dessous du col de Thorungsé. Les autres ont abandonné quelque part leurs charges et se sont enfuis vers la vallée. Thuri, Pierre, Ang Tensing et Sonam descendent à la recherche des bagages. Les sahibs ont beaucoup de peine à remonter la pente avec les charges tenues au front par des lanières. Pendant ce temps, Aila construit avec des pierres une petite cuisine protégée contre le vent; quant à moi, je piétine sur place pour me réchauffer, car le froid est mordant.
Le soir, plus vite qu' on ne pouvait l' espérer, le soleil perce de nouveau les nuages, et notre petit camp se trouve entouré de montagnes étincelantes, couvertes de neige fraîche.
Camp de base I au col de Thorungsé, 5150 m, 8 avril 1956. La nuit a été froide! L' humidité de notre haleine s' est déposée en givre autour de nos têtes. Les parois intérieures de la tente, elles aussi, sont revêtues d' une mince couche de glace. Le soleil levant nous trouve rassemblés pour le déjeuner. Il y a des flocons d' avoine grilles et du thé. Le thé a un goût prononcé de graisse rance et d' eau de relavage, mais cela ne l' empêche pas de nous communiquer une merveilleuse chaleur intérieure.
Aujourd'hui, Thuri vent voir de près le glacier de la « Montagne blanche » et, de bonne heure, il se met en route avec Sonam.
Pierre et moi, nous montons avec Ang Tensing jusqu' au haut du col. Le Manangbhot Himal et l' Annapurna IV sont devant nous, comme à portée de la main. Les rayons encore obliques du soleil matinal font paraître plus puissantes les belles faces de glace coupées de crevasses et en soulignent le relief. Nous fixons nos crampons et remontons le versant nord-est de la « Montagne blanche » jusqu' à une altitude de 5450 m. Vers le soir, nous revenons au camp. Aila est en train de scruter les alentours à la jumelle. Thuri Sahib et Sonam ne sont pas encore rentrés. Le crépuscule tombe déjà. Pierre et Ang Tensing partent à la découverte, emportant du thé chaud. Enfin, déjà dans l' obscurité, Sonam, chancelant, arrive au camp. Thuri, Pierre et Ang Tensing le suivent bientôt. Thuri est enchanté, mais très fatigué. Ils sont arrivés au-dessus du glacier suspendu, à 5840 m environ, et Thuri estime que l' ascension par cette voie devrait être possible.
Camp de base I, 9 avril 1956. Un soleil radieux se lève de nouveau au-dessus de notre camp. Pierre se sent très mal, le « dérangement tropical » de son estomac et de ses intestins persiste. Malgré cela, nous remontons tous ensemble le versant nord-est de la « Montagne blanche ». De ce côté, la voie d' ascension conduirait à une antécime, et de là, par une arête cornichée, au sommet principal.
19 Les Alpes - 1957 - Die Alpen Mais de nulle part nous n' avons pu encore examiner comme il faut les corniches. Thuri et Sonam montent rapidement. Tandis que nous faisons demi-tour à l' épaule du contrefort, ils atteignent l' antécime ( 6000 m env. ). A la vue de l' arête sommitale, Sonam « le taciturne » s' est écrié, paraît-il, avec conviction: « No road, sahib! » Le soir, au camp, nous tenons un grand conseil de guerre. Ang Tensing apporte l' habituel thé « spécial ». Nous nous serrons dans nos vestes en duvet ( Thuri et Pierre ont, en outre, des barbes déjà très respectables qui leur tiennent chaud ) et nous discutons les divers résultats des journées précédentes. Nous tombons très vite d' accord de tenter l' ascension de la « Montagne blanche » par la première route choisie par Baumgartner, et de déplacer demain notre camp quelque 150 m plus bas, au point où commence la montée.
Camp de base II, 10 avril 1956. Aujourd'hui, grand déménagement du camp. Le quatrième soir à 5000 m tombe. Nous nous ressentons de l' altitude. Au fond, il faudrait maintenant redescendre à Muktinath et ne retourner à l' altitude que deux ou trois jours plus tard. Ainsi l' acclimatation se ferait peu à peu, et un séjour prolongé à cinq ou six milles mètres serait possible sans provoquer de grande fatigue. Mais nous avons peu de temps. La tente Wico et les vivres de haute montagne sont déjà empaquetés. Demain nous voulons nous mettre en route très tôt. Aila restera au camp pour nous attendre.
Très excités, nous nous glissons sous nos tentes et passons la nuit dans l' attente.
De temps en temps, quelque part au-dessus de nous dans le glacier, le craquement d' une chute de séracs se fait entendre.
Montée, 11 avril 1956. Notre petit groupe, composé de Thuri, Pierre, moi-même, Ang Tensing et Sonam, se met en route de bonne heure. Nous ne sommes pas encordés et montons dans les moraines et les névés vers la base du glacier suspendu. Les traces faites par Thuri il y a trois jours ont été depuis longtemps soufflées par la tempête.
La matinée est froide et les pentes de neige encore très dures. Nous attachons les crampons et atteignons bientôt la base du glacier. Thuri marche en tête et inscrit une trace élégante à travers le gigantesque labyrinthe aérien de crevasses et de séracs. Nous contemplons, saisis et pleins d' ad, les masses de glace crevassée qui se dressent devant nous et les parois sauvages des rochers à notre droite.
Après des heures de marche, nous atteignons le champ de neige supérieur. Thuri ouvre la trace dans une neige lourde, ramollie par le soleil, et les sherpas suivent avec leurs grosses charges. Vers 4 heures nous trouvons sur le champ de neige une petite place relativement plate, à l' abri du vent. Ang Tensing creuse un trou et y installe notre tente. Tous ensemble, nous savourons avec délices un grand pot d' ovomaltine claire, mais chaude. Puis les sherpas redescendent à notre camp inférieur, car dans la « Wico » il n' y a de place que pour trois. Demain ils reviendront nous chercher.
Un soir lumineux descend sur notre petite tente solitaire. Au-dessous de nous s' étend le glacier raide et crevassé, au-dessus s' élève la « Montagne blanche ». Nous étudions en détail à la jumelle les possibilités de montée. Puis, durant deux heures, je m' escrime à préparer un souper chaud et je le sers « express » pour qu' il ne gèle pas entre la coupe et les lèvres.
Le bleu du ciel devient plus foncé et de longues ombres, pareilles à des fantômes, envahissent les vallées. Loin au nord, le haut plateau du Tibet, le « Toit du monde », s' ouvre à nos yeux. La vaste étendue nue, d' un brun rougeâtre, se perd dans l' infini du mystérieux ciel couleur d' argent. En frissonnant, nous contemplons toute cette splendeur, puis nous nous glissons de nouveau dans notre tente étroite. C' est un « travail » long et pénible. Tout d' abord il faut enlever les chaussures, reprendre haleine, puis s' enfiler doucement dans le sac de couchage, opération que l' épaisse veste en duvet rend difficile, et encore une fois reprendre longuement son souffle. Enfin nous sommes installés, serrés comme des sardines en boîte, dans un espace très étroit. Nous ne pouvons presque Annapurna Sud If. Yaka-Kang 6444 m Thorungse Annapurna et Muktinath-Himal pas dormir. Une longue nuit claire et très froide commence. L' eau de condensation de notre haleine devient glace autour de nous. Nous nous frictionnons les pieds pour les réchauffer et attendons le matin.
Camp d' altitude 5700 m, 12 avril 1956. Thuri se lève le premier. Il tape longuement ses souliers et souffle bruyamment avant d' arriver à se chausser. Puis il prépare le thé. La matinée est d' une clarté fantastique, et Thuri nous annonce l' approche du soleil. Les montagnes émergent au-dessus de la légère brume matinale. Un soleil magnifique se lève, prodiguant sa chaleur à tout et mettant un reflet rougeâtre et chaud jusque sur les parois de glace.
Nous buvons notre thé. Pierre se sent mal et a envie de rester sous la tente à nous attendre. Le cœur gros, je me décide à tenter l' ascension avec Thuri.
Pierre nous suit longtemps du regard. Pas après pas, nous gagnons de l' altitude. Je suis très essoufflée. Sur la première croupe neigeuse, nous tenons conseil quant à la route à suivre. Le milieu de la pente est moins raide, mais on ne sait pas exactement de quelles dimensions y sont les crevasses. Aussi Thuri choisit-il la pente très rapide de glace, à notre droite. Tout en sueur, il taille des marches. J' attends, les pieds glacés, puis je monte lentement derrière lui. Je contemple les montagnes tout autour. Là-bas, le Dhaulagiri met déjà son bonnet de tempête. C' est toujours lui le premier à s' envelopper de nuages. Nous nous demandons ce que font les Argentins qui tentent actuellement l' ascension de ce formidable huit mille. Ils ont à lutter non seulement contre des pentes d' une raideur qui semble insurmontable, mais aussi contre le mauvais temps persistant. Lentement, des nuages se forment partout. Thuri taille comme un enragé.
Soudain, nous apercevons au-dessous de nous deux formes humaines qui montent dans nos traces, et nous reconnaissons Ang Tensing et Sonam. Partis très tôt du camp, ils sont montés rapidement, n' étant pas chargés. Mais ils s' arrêtent, perplexes, au bas de notre pente de glace. Ils ne veulent pas nous suivre par là et demandent ce qu' ils doivent faire. Thuri rit aux éclats lorsque je leur crie de rentrer au camp et de préparer le thé pour notre retour.
La pente de glace devient toujours plus raide. La corniche surplombante, là-haut sur l' arête, n' a pas du tout fair sympathique. Depuis longtemps je n' ose plus regarder en bas la crevasse béante qui s' ouvre au-dessous de nous, et je frémis à la pensée de la descente.
Enfin nous atteignons la rampe qui succède à la paroi de glace haute de 80 à 100 m, et je pousse un soupir de soulagement lorsque nous apercevons la « belle croupe » qui mène vers le sommet.
Au sud, FAnnapurna I s' élève très haut, dominant la « Grande Barrière » et le Nilgiri, et nous nous hâtons de prendre quelques photos, car les nuages s' amassent toujours plus nombreux.
Pas à pas, la montée se poursuit. J' aspire profondément l' air dans mes poumons; malgré cela, je dois m' arrêter souvent pour reprendre haleine. De temps en temps je demande à Thuri ce que dit son altimètre. Mais il trouve qu' il vaut mieux d' abord atteindre le sommet et ensuite seulement regarder l' altimètre. Lentement nous avançons vers la corniche sommitale, où personne n' a encore mis le pied. Soudain, un cri de joie éclate dans le grand silence, et nos deux sherpas apparaissent au-dessous de nous. Ils se sont frayé eux-mêmes une voie à travers la zone moyenne des crevasses, et tout leur visage s' épanouit de joie. Nous aussi, nous sommes heureux de les voir apparaître, et c' est à quatre que nous atteignons le sommet de la « Montagne blanche ». Notre altimètre indique 6300 m. Pleins de joie et de reconnaissance, nous nous serrons la main et buvons une gorgée de rakschi ( eau-de-vie de riz ), que Thuri a soigneusement gardée en réserve. Des nuages bouillonnants montent et descendent tout autour de nous. Bientôt les sherpas reprennent le chemin de la descente. Nous photographions, nous regardons, nous nous émerveillons. D' une blancheur splendide, notre sommet dresse ses flancs escarpés au-dessus des vallées profondes du Népal! Au sud, la chaîne principale de l' Himalaya s' enveloppe toujours plus dans les nuages et nous contemplons, fascinés, ce spectacle formidable. Au nord s' élève le sommet de la montagne trapue, notre voisine, dont l' altitude est environ la même que la nôtre. Derrière elle, d' innombrables sommets se succèdent jusqu' à l' intérieur du Tibet. Thuri plante dans la neige du sommet une petite croix et nous passons quelques instants de recueillement sur cette cime aérienne.
Nous descendons par l' itinéraire des sherpas. Je suis bien contente de ne pas avoir à descendre la paroi de glace. Enfin nous apercevons Pierre, qui nous attend auprès de la tente. Tous réunis, nous buvons du thé, et il se réjouit avec nous de l' heureuse réussite de cette ascension.
Ang Tensing et Sonam replient la tente. Le crépuscule approche, et bientôt nous nous engageons dans la descente. Je suis très fatiguée et, dans une chute du glacier, je pendule à la corde. Plus bas, Pierre défait mon nœud gelé et nous descendons désencordés la dernière partie du trajet. A la nuit tombante, nous atteignons le camp de base II. Aila nous attend déjà avec un souper tout prêt! -Ivres de joie, nous nous installons sous nos tentes pour notre dernière nuit à cette altitude. Demain, tous les porteurs monteront de Muktinath pour lever le camp.
Descente, 13 avril 1956. Nous avons passé six jours dans ce paysage sévère et imposant de haute montagne. Maintenant, en descendant, nous saluons par des cris de joie chaque buisson épineux, sec et rabougri que nous trouvons sur notre chemin. Nous buvons l' eau fraîche du ruisseau bouillonnant, et nous nous dirigeons en flânant vers les régions habitées.
Notre petite cour de couvent nous semble maintenant extraordinairement romantique, avec ses vieux saules tordus. Nous racontons aux gens que nous avons été là-haut, sur la « Montagne blanche », et nous apprenons maintenant son nom. La population l' appelle Katung Kang, ce qui signifie « neige raide ». La montagne trapue, au nord du col de Thorungsé, s' appelle Jaka Kang, « bonnet blanc ». Pour fêter l' ascension et l' heureux retour, nous voulons organiser un festin, mais l' acquisition d' une chèvre ou d' un mouton convenable n' est pas chose si simple, car les troupeaux sont « on ne sait où ». Tard dans la nuit, nous sommes réveillés par le bruit d' un marchandage effréné au sujet d' une chèvre. Après une discussion longue et violente, la chèvre est enfin achetée pour le festin de notre petit groupe de sherpas, de porteurs et de sahibs.
Les adieux, 14 avril 1956. Aujourd'hui nous allons prendre congé de Thuri, qui veut encore voir de près le col de Tilicho et la Grande Barrière. Il va se mettre en route aujourd'hui même, avec Aila, Sonam et sept porteurs, pour mettre à profit le peu de temps qui lui reste. Malheureusement, notre caisse à provisions est presque vide. Il ne pourra pas entreprendre grand-chose. Nous faisons le partage de notre bagage, et il reçoit tout ce qui est encore plus ou moins utilisable en fait d' équipement.
Le repas de fête, qui est en même temps celui des adieux, est prêt. Nous mangeons pour la dernière fois dans la cour du couvent, devant le magnifique Dhaulagiri. Puis nous faisons longuement des signes au petit groupe qui s' éloigne.
Pierre et moi, nous avons l' intention de retourner directement à Pokhara avec Ang Tensing et cinq porteurs.
Avant de partir, nous faisons une visite au lama de Muktinath. En grande solennité, il imprime pour nous, de ses propres mains, une banderole de prières sur un cliché de toute beauté, gravé par lui-même. Assis par terre, à côté d' une casserole retournée, il mélange la suie avec de l' eau, enduit à la brosse le bois de ce noir d' imprimerie et, avec des mouvements lents et majestueux, place le tissu sur le cliché ainsi préparé, puis, avec précaution, il passe les paumes de ses mains sur la banderole.
Nous voilà marchant de nouveau dans la vallée sauvage et d' un caractère si particulier du Kali-Gandaki, au milieu de gens joyeux, de troupeaux d' ânes et de yacks et de nombreux pèlerins. Mais cette fois-ci, nous suivons le chemin du retour, et les impressions profondes que nous avons vécues pendant ce voyage nous accompagneront longtemps encore dans la vie quotidienne.
Traduit de l' allemand par N. P.A.