Le Rotgrat de l'Alphubel | Club Alpino Svizzero CAS
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Le Rotgrat de l'Alphubel

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Avec 2 illustrations ( 132, 133

Voici 24 ans que je ne suis revenu à Täschalp et, cependant, si vivants sont les souvenirs gardés des ascensions faites alors dans cette région, qu' ils me semblent dater d' hier.

Ce hier se reporte à l' été 1920 quand, avec Constantin Topali, nous fîmes trop tôt en saison l' ascension de l' arête E. du Täschhorn et dûmes rebrousser chemin devant les corniches menaçantes. Hier, c' était aussi l' été 1921 dans ces sites avec le Dr Roger Hoffmann: la traversée du Taschhorn-Dôme par l' arête du Diable, puis enfin l' ascension du Rimpfischhorn. Dans mon carnet de route je trouve l' inscription lapidaire: « 9 gendarmes au Rothengrat ». C' était donc en 1921 que l' Alphubel m' adressa son invite, invite dont j' avais pris note, puisqu' alors le Rotgrat, appelé Rothengrat, jouissait d' une certaine célébrité et comptait parmi les courses classiques de la région. Aujourd'hui il n' en est plus de même. Le Rotgrat est délaissé; les 3 heures de montée dans les moraines sont devenues trop fastidieuses et, devant les progrès de la technique des grimpeurs, l' arête « ne tient plus ». Arête pour débutants entraînés ou arête d' entraînement pour alpinistes expérimentés, on la quali- fiera comme on voudra. Peu m' importe; invité en 1921, c' est en 1945 que je lui rends la politesse.

Ce 18 juillet le temps est glorieux et le chemin ombragé qui monte à Täschalp délicieux. Peu après le débouché des forêts de mélèzes le Rotgrat nous guigne de toute sa hauteur et de toute sa longueur. Cette arête se détache du sommet S. culminant ( 4206 m .) et limite vers le S. la grande paroi W. dominant Täsch. En réalité cette arête quoique orientée W. devrait être désignée par arête SW., elle fait pendant à l' arête terminale opposée et orientée NW. Du point 4116 se détache l' arête W. que l'on devine plutôt qu' on ne la voit, puisqu' elle se présente de face; nous en avons parlé dans un précédent article.

Le Rotgrat est bifide à sa base; il est formé par la réunion du Weissgrat ( côté N. ) et du Rotgrat à proprement parler ( côté S. ). Ces deux crêtes se rejoignent au point 3636 où elles forment une épaule recouverte par une écharpe de glace qui s' étale contre le ressaut rocheux terminal.

Peu au-dessous de la naissance du Rotgrat nous apercevons la silhouette de la nouvelle cabane en construction se profilant sur le ciel. Cette cabane du C.A.S. ( section Uto ), située à 2700 m. environ, desservira avec grand avantage toute la région du Täschhorn, de l' Alphubel, du Rimpfischhorn jusqu' à l' Allalin. Point de passage de nombreuses caravanes, celles-ci auront le grand avantage d' éviter et le stationnement à l' hôtel de Täschalp trop bas situé ( 2100 m .) et les trois heures de moraines tant redoutées. Car un chemin à flanc de coteau monte de l' alpage jusqu' à la cabane par une pente très régulière. Nous choisissons cependant pour notre ascension le chemin direct par les moraines.

Le 19 juillet à 3 h. du matin je quitte en compagnie de mon neveu Raymond Wyss l' hôtel de Täschalp par un temps clair et sans sous-entendus.

Je ne dirai pas que cette montée est idyllique, ni qu' elle est un délassement des jambes. Jusqu' au Weingartengletscher il faut compter deux heures et demie, puis une demi-heure encore pour arriver, en longeant la base du Weissgrat jusqu' au pied du couloir qui permet de monter sur l' échiné du Rotgrat. On a avantage à attaquer le rocher le plus près possible du glacier suspendu qui descend de l' épaule du Rotgrat. Le couloir ne présente pas de difficultés spéciales. D' ailleurs cette montée peut se faire au choix par l' un des nombreux couloirs qui se déversent sur le glacier.

Comme nous l' avons dit plus haut, l' arête, après ce premier épaulement ( 3636 m .), cesse d' être rocheuse, car elle est moulée par le glacier suspendu reposant sur le flanc S. du Rotgrat. Ce trajet d' une petite heure est plein de charme; à la fois délassant et non sans originalité, il donne un aperçu pittoresque de la grande paroi W. de l' Alphubel.

On le continue jusqu' à ce que l'on bute contre le nouveau ressaut rocheux qui s' étale en une paroi triangulaire très fortement inclinée, rayée de deux couloirs et par conséquent de trois arêtes qui, en se rejoignant en haut forment le sommet rocheux, point 4164. C' est ici seulement, au bas de cet important obstacle, que le Rotgrat prend un aspect sérieux.

Ces rochers n' ont plus été gravis depuis de nombreuses années et nous ne trouvons pas une seule trace pour nous indiquer la route à suivre: pas LE ROTGRAT DE L' ALPHUBEL de marques de clous, aucun vestige quelconque du passage de quelque caravane!

Le couloir qui nous fait face aboutit à gauche du sommet. Le chemin ordinaire suit une vire jusqu' à ce couloir, puis revient à gauche vers l' arête et ne la quitte plus jusqu' au sommet. C' est une belle grimpée de deux heures et demie environ sans grandes difficultés de varappe. Nous sommes cependant curieux d' essayer une variante; nous traversons ce premier couloir, puis l' arête qui lui fait suite, croisons encore le deuxième couloir qui monte à droite du sommet et est bordé sur sa rive extérieure par des rochers très praticables. C' est une suite d' obstacles francs qui ne demandent ni pitons ni espadrilles et nous conduisent après trois heures de travail dans la partie supérieure du couloir. De là par quelques cheminées solides et bien architec-turées nous arrivons au faîte rocheux du Rotgrat. Encore un effort sur la cape de neige qui recouvre le sommet S. et nous foulons la cime maîtresse de l' Alp ( 4206 m. ). Nous avons mis près de huit heures pour couvrir ce chemin.

Le caractère sauvage du glacier de Weingarten ainsi que cette solitude totale donnent l' impression curieuse de se trouver dans un pays éloigné hors de tout chemin battu. Cette seule impression, à laquelle s' ajoute la beauté des lieux, vous récompense de l' effort accompli. Enfin la ravissante promenade sur l' arête sommitale, pour autant qu' on puisse dénommer ainsi cette coupole suivie d' une arête à pente douce, puis d' un plateau, dominé par le sommet N. ( 4116 m .) n' est pas banale elle non plus. Les impressions recueillies sur les 4000 m. quels qu' ils soient, ne lassent d' ailleurs jamais. L' œil plonge dans la vallée de Saas, il voit les Mischabel en enfilade, il se promène sur tous les cirques et massifs voisins du haut de cet observatoire unique.

Puis le plateau se redresse au sommet NE. ( 4126 m .) d' où court l' arête N. en une chute rapide vers le col des Mischabel. Cette forte pente neigeuse demande de la taille dans sa partie supérieure jusqu' aux rochers que Ton suit sans peine. Laissant de côté le col, nous descendons bientôt directement sur le glacier de Weingarten. Mais c' est là qu' un obstacle inattendu peut, à la descente, causer quelque désarroi aux « sans guides ».

Je me souvenais fort bien de cette rimaie que l'on suit en bordure du glacier entre l' arête du Täschhorn et la chute des séracs. Je n' ai cependant pas songé que nous sommes en période caniculaire et que ces trois dernières années sèches ont considérablement modifié la configuration des glaciers.

Aussi, après nous être engagés dans la rimaie, la suivons-nous trop loin sans trouver de pont de neige qui nous permettrait de rejoindre latéralement le glacier et de quitter à temps « boîtes aux lettres », rochers lissés par les glaces, séracs dominant dangereusement ces impasses. Nous nous enfonçons dans cette souricière, perdons un temps précieux dans une varappe pas loyale, passons jambes écartées par-dessus d' affreux trous, faisons des rappels de corde, pour nous trouver tout à coup devant l' impossible: rien que des solutions de continuité, des trous, encore des trous, toujours des trous. Quant au joli petit pont de neige sur lequel je comptais et qui nous permettrait de franchir ces quelques 50 m. qui nous séparent encore de l' issue, il a peut-être existé autrefois, mais actuellement on n' en voit plus trace!

Les heures ont passé implacablement; la nuit tombe; il ne nous reste qu' à bivouaquer sur place dans un endroit où nous ne nous sentons pas à l' abri des chutes de pierres. Impossible de rebrousser chemin dans ce labyrinthe plein de ténèbres. Voyez Orphée aux enfers: lui au moins il avait sa voix divine qui faisait reculer les ombres. Au son de notre vocabulaire peu choisi, évidemment, notre sort ne s' améliore pas, les ombres deviennent plus opaques et le pont de neige tant souhaité ne se reconstruit pas. Et puis nous n' avons pas envie de chanter et enfin par quoi remplacer la lyre? Dante avait aux enfers un compagnon charmant en la personne de Virgile qui le tirait de tout pas difficile. Nous voudrions bien en ce moment le voir un peu ici, d' autant plus qu' un bruit extrêmement désagréable se fait soudain entendre: c' est une chute de pierres. Nous voilà servis. Avant d' avoir pu nous mettre à l' abri, j' en reçois en pleines côtes et en plus une sur le crâne.

Résultat: deux côtes fissurées et la tête en sang.

Quant au reste... à demain les soucis. Pour l' instant le principal est de trouver une position qui me permette de respirer à l' aise et de me remettre de cette « sonnée ». Sous l' œil inquiet de mon neveu, j' ai cependant fort bien dormi, et à 5 h. du matin, le 20 juillet, je suis prêt à reprendre varappe et marche... mes côtes exceptées qui se plaignent douloureusement.

L' aspect de cet antre est tout aussi déplaisant en plein jour qu' à la tombée de la nuit. La seule solution est de faire route arrière, si possible au-dessus de cette damnée rimaie en empruntant cheminées et vires dans les rochers.

Les espadrilles font merveille dans cette cheminée verticale à prises émoussées; les côtes par contre se comportent moins brillamment. Puis de vire exposée en vire glissante nous arrivons à éviter les « boîtes aux lettres » et débouchons enfin hors de la rimaie. Laissant derrière nous ces mauvais souvenirs, nous prenons le chemin de l' autre rive du glacier proposé par le Guide des Alpes Valaisannes et, traversant le plateau glaciaire coupé de crevasses, droit au-dessus de la chute des séracs, nous nous dirigeons vers l' arête étirée NW. de l' Alphubel. Celle-ci s' infléchit au collet 3481 que l'on peut franchir aisément, en descendant le couloir de pierrailles jusque sur le névé qui va mourir dans les moraines frontales, non loin d' un petit lac où il fait bon jouir de la liberté retrouvée.

Dans mon précédent article sur l' arête W. de l' Alphubel j' ai décrit comment peut se faire la descente du glacier directement à travers les séracs en évitant la moraine. Ce chemin est très praticable à condition de tailler de nombreuses marches, de sauter en bas des séracs ou par-dessus les crevasses, jusqu' à ce que soit franchie la zone tourmentée.

Morale de l' histoire: Ne jamais oublier à quel point la configuration des glaciers peut changer en période caniculaire et plus particulièrement durant ces trois dernières années. Les géologues en ont été les premiers avertis, eux qui, faisant profit du retrait des glaciers, découvrent actuellement des strates rocheuses ignorées parce qu' elles étaient jusqu' ici recouvertes. Tant mieux pour les géologues, tant pis pour les alpinistes.

Conclusions: Huit jours après ces aventures je retournai à l' Alphubel, non plus pour le Rotgrat, mais pour l' arête W. que j' avais eu l' occasion d' étudier de face et dans tous ses profils, de près et de loin. Je répondais une fois encore à une invite de l' Alphubel. Cette fois arête, côtes et glacier se comportèrent fort bien. Des deux ascensions laquelle préférer? Sans doute la seconde pour des raisons techniques. La première appartient dès lors dans mon souvenir à ce genre d' ascension où « à vaincre sans gloire il n' y a pas de mérite ». Traduit en langage montagnard, le mot gloire s' exprime par « magistrale pilée » et en langage mémoriel « impressions les plus durables », enfin dans la conversation par un éclat de rire. Tous comptes faits: fatigue disparue, côtes réparées, crâne sans tonsure, je n' ai plus qu' à remercier l' Alphubel de son invitation.

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