Les escaliers secrets de l'Aiguille du Plan | Club Alpino Svizzero CAS
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Les escaliers secrets de l'Aiguille du Plan

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t Pierre Vittoz. Lausanne

A Chamonix, le ciel était mélange et nous étions inquiets. Après avoir dépasse la foule et le folklore du Montenvers, c' est mieux allé. Pas grâce au ciel qui crachotait, mais grâce au mouvement de la marche, aux détours à suivre sur la Mer de Glace, au sentier du refuge d' Envers des Aiguilles, aux parois du Grépon qui montaient contre la brume.

Dans la nuit hésitante, le gardien sortit sur la terrasse du refuge avec Philippe Staub et moi pour nous indiquer le chemin sur la moraine et nous convaincre que le temps tiendrait douze heures. Nous étions impressionnés par le cirque de granite que la lune éclairait. Les flèches, les dents et les aiguilles dominaient des parois à pic: faces sud du Fou et du Caïman, faces nord du Pain de Sucre et du Requin, encadrant le pilier qui accrochait notre œil et notre espoir: l' arête est de l' Aiguille du Plan. Le glacier portait de faibles traces: celles d' un guide solitaire, Nicolas Jaeger, qui balançait sa lampe entre les crevasses, une demi-heure devant nous. Personne d' autre dans ce paradis de l' escalade. Déjà au refuge, il n' y avait que deux autres grimpeurs, des Bernois, en route pour le Grépon.

- Heureusement qu' il reste les Suisses! disait le gardien.

Je n' ai pas osé lui avouer que j' apprécie les montées en téléphériques autant que les Français... Etrange tout de même d' être presque seul sur ce glacier entouré d' une série de ces »cent plus belles courses », dont on dit qu' elles font l' objet d' un engouement stupide...

Au petit jour nous retrouvons Jaeger, assis sur son sac, l' air abattu.

- Le temps vous inquiète?

- Non. Mais si vous voulez essayer de traverser cette rimaye, bon voyage! Moi, je ne m' y risque pas.

Aïe! Et pourtant Jaeger est un des plus brillants grimpeurs. Voilà peut-être pourquoi nous étions seuls: j' oubliais qu' en cette fin d' été 1976 les glaciers sont devenus impossibles, tant il a fait chaud et sec. A gauche, le gouffre est énorme. A droite, c' est surplombant... Au centre une espèce de pont mène à une haute paroi de glace. Essayons! Je m' applique à dire de ma voix la plus calme:

- Si je passe, je vous lance une corde?

- Non merci; une course solitaire, c' est une solitaire!

J' avance avec la circonspection d' un chat de gouttière. Le pont veut bien supporter mon poids, mais il met dix mètres entre moi et ma seule sécurité que représente mon compagnon. Un relief de neige me permet d' atteindre à droite un point d' où le mur n' est pas vertical. Molle pour ne pas me tirer en arrière, la corde pend en travers du gouffre. Comme Philippe a l' air petit, arc-bouté dans la neige, sans piolet! Par de longs mouvements sans secousse, je franchis un bombement, puis remonte un toboggan en creusant quelques entailles, et me trouve hors du trou, assez content d' avoir montré ce que je sais faire.

Cent mètres plus haut, c' est la dernière rimaye, connue pour avoir repoussé bien des cordées. Cette année, sa lèvre supérieure forme une grande dalle de glace. Jaeger, qui bien entendu nous a rejoints, monte tout droit sur ses pointes malgré une raideur extrême. Honteux de ne pas avoir son audace, je taille des encoches espacées, mais la pente est si forte que nous nous sentons à la limite de l' équilibre.

Avec un « ouf » nous empoignons de beaux rochers ensoleillés, dont les vires et les fissures nous poussent à droite. Franchissement du fil de l' arête. Surpris, nous fouillons nos poches. Nous sommes des adeptes du guide-manuel. Mais comme nous comptons les kilos, et presque les grammes, nous nous contentons de copies sur des bouts de papier qui se sortent facilement de la poche ou s' y froissent sans regret.

- Pas bon, ce flanc nord.

- Et le couloir à droite va cracher des cailloux.

- D' après le Vallot, c' est pourtant bien par ici.

- D' après Rébuffat aussi.

Curieux: j' avais étudié le parcours, mais n' avais pas pris conscience de cette section mixte, délicate. L' imagination a de ces caprices: à force de me représenter les rimayes qui forment le problème de cette course, et les fissures granitiques qui en font la célébrité, je n' avais pas enregistré la description de ce passage haut de deux cents mètres. J' ai l' occasion maintenant de me le mettre en mémoire! Profonde et instable, la neige demande beaucoup d' égards. C' est un de ces endroits malhonnêtes, qui vous donnent toujours l' illusion que le prochain affleurement rocheux offrira des prises, une terrasse, un point d' assu. Mais attrape-nigauds et promesses électorales que tout cela. Tous les trente ou quarante mètres, nous trouvons un petit rien que nous appelons relais pour la circonstance, et que nous cravatons d' une lanière, et nous continuons avec la méfiance propre aux Vaudois. Je suis si mal à l' aise que, d' un faux mouvement, je balaie mes lunettes et ne les rattrape que par un heureux réflexe du pied.

Enfin il est possible de rejoindre l' arête par un mur délicat. La situation bascule. Après le froid et l' insécurité des pentes fuyantes, une terrasse ensoleillée, la vue sur les sommets, du granite pur.

Perchoir extraordinaire. Comme au fond d' un puits brille le petit glacier d' Envers de Blaitière. Comment avons-nous pu nous faufiler entre ses crevasses? Il est enserré par des parois austères tourmentées de couloirs. Ici, c' est le Pan de Rideau, dont la glace miroite sous les rayons rasants du soleil. Là, le labyrinthe de vires et de murs on Jaeger, déjà très haut, est en train de réussir la première ascension solitaire de l' arête du Crocodile. Plus loin, c' est la face sud du Fou, incroyablement lisse et verticale. L' ensemble de la muraille forme un arc de cercle dont nous occupons le milieu, et sa couronne n' est garnie que de dents et d' ai, alors que ses arêtes plongeantes sont hérissées de pals et de fers de lance dans un foisonnement minéral.

L' Envers des Aiguilles. Un rêve de pierre. Dans la génération qui nous a précédés, les plus forts grimpeurs, Smythe, puis André Roch et René Dittert, se sont attaqués à l' arête sur laquelle nous sommes, et l' ont trouvée exceptionnellement longue et difficile. Et pourtant ils n' y étaient pas les premiers. Les deux frères Joseph et Franz Lochmatter, de St-Nicolas, y avaient déjà conduit l' Anglais Ryan, d' où le nom d' arête Ryan qu' on donne à cette escalade. C' était en 1906! Il y a 70 ans. Les Lochmatter étaient discrets, Ryan était de mauvais poil. On ne sait pas grand-chose de leur ascension, juste assez pour deviner le sens de l' itinéraire et la force des célèbres frères. Partis du Montenvers, ils mirent moins de treize heures jusqu' au sommet, à une allure qui fit pâlir d' ad leurs successeurs. Un surplomb leur fit problème, à un endroit on ils manquaient de place pour une courte échelle: ils se déplacèrent de quelques mètres, grimpèrent l' un sur l' autre, et revinrent au surplomb avec les pieds de Joseph et les mains de Franz! Malgré ses nombreuses premières, Franz considérait qu' il avait réussi là sa plus belle course.

[76 Départ sur l' arête aux souvenirs. Le premier ressaut donne le ton. Il est rayé d' une longue cheminée évidente. Les prises sont bonnes, mais rares, et il faut étudier ses mouvements pour éviter de gros efforts. Le haut de la cheminée surplombe, mais un feuillet et un rétablissement en souplesse permettent de s' en échapper.

- Très joli.

- Beau rocher. Ça promet!

Entrecoupés de balcons, les murs verticaux se succèdent. Chaque fois, il faut calculer ses gestes pour franchir proprement l' obstacle. Soleil voile, rocher sec, aucun vent, les conditions idéales. Nous jouissons de l' escalade d' autant plus que nos sacs, allégés au plus fin, ne pèsent guère sur nos épaules. Les fissures et les cheminées se succèdent, si nombreuses que j' en perds le compte et le détail. Elles sont toutes intéressantes, souvent verticales et pénibles, séparées par des terrasses. La montagne est comme taillée à la hache: grandes surfaces lisses, brutes, coupées à angle droit, rayées de fentes rectilignes.

- Là, c' est la fissure de la Grand-Mère.

- Peut-être. Non, mais là-haut.

C' est la seule qui ait reçu un nom et les honneurs des photographes. Quant à savoir d' où vient son nom... La voici. Droite comme un I, au fond d' un dièdre, dont un côté est vertical alors que l' autre se redresse à mesure qu' on y monte. Qu' elle est belle! Main droite dans la fente lisse pour y tenir l' équilibre, pointe du soulier coincée pour faire cran d' arrêt, nous progressons en finesse en plaçant le pied gauche sur les rugosités du granite, rêvant de telles fissures on on grimperait toute la journée.

D' autres murs sont pénibles. Philippe cherche ailleurs avant de se résoudre à franchir un méchant petit surplomb fendu d' une fissure arrondie. A mon tour, je déverse dans le passage de la sueur et des jurons. Est-ce le lieu de la fameuse courte échelle?

Plus haut, une fente fine, fine, raie une dalle. On y promène les mains un instant, d' abord pour essayer d' y introduire les doigts, ensuite pour se convaincre qu' on pourrait s' y suspendre par le bout des phalanges qu' elle daigne accueillir. Un moment inquiet, on suit la fente avec plaisir, à mesure que vient la confiance.

Les longueurs de corde se succèdent sans discontinuer. Les passages se trouvent assez facilement. Mais pour les franchir, chaque fois c' est difficile avec des mouvements intéressants, parfois pénibles. Partout le rocher est splendide, parfaitement solide et coupé à angle franc. Riche en quartz, il forme des dalles gris clair, fleuries de cristaux. Le plaisir de l' escalade, déjà exceptionnel sur cette arête, est encore doublé par le grain merveilleux du granite.

- Et là, qu' est qu' on fait?

a doit être par cette cheminée, derrière ce grand feuillet.

- Mais c' est nettement plus dur que ce qu' on a vu. Plus vertical et plus long.

Philippe hésite, puis plaque un pied contre la tranche du feuillet, l' autre contre la paroi d' en face, en faisant presque le grand écart, et il commence à monter. Aïe! comme c' est exposé! La cheminée fait caisse de résonance, et je l' entends ahaner et gémir comme du fond d' une cruche monstrueuse, alors que sa silhouette se découpe en plein ciel juste au-dessus de ma tête. Il peut ensuite escalader le feuillet sur quelques mètres, puis revenir dans le vide entre le feuillet et la paroi, et s' échapper à gauche sous un surplomb. Inquiet, je me mets en devoir de l' imiter. Nous commençons à avoir les bras fatigués, et je redoute la suite. Mais au moment où, à court de souffle, je me glisse sous le surplomb et me rétablis au relais, la journée bascule de nouveau d' un seul coup. Nous avons franchi la dernière paroi. Il ne reste que de petites dalles et des blocs jusqu' au sommet.

Le beau temps, doux et clair, a tenu les promesses que le gardien du refuge a faites pour lui. Maintenant, les nuages s' amoncellent et tout le ciel s' alourdit d' une teinte de plomb. Les premières écharpes du brouillard s' accrochent à notre sommet, et on n' aperçoit les aiguilles voisines qu' à travers un voile qui les rend froides et distantes. Dommage pour le panorama. Mais nous n' y attachons guère d' importante. Joyeux, sans soucis, nous grimpons posément parmi les rochers. Nos yeux et nos doigts ne se lassent pas de s' accrocher au plus beau des granites.

Un instant plus tard, grignotant le goûter d' oi qu' offrent nos fonds de poche, je devine les sommets à travers le brouillard diaphane. Avec les lignes familières du Mont Blanc, j' aperçois l' ho vaporeux des souvenirs et des projets, de l' ef et de la vie.

75 heures plus tard Nous sommes assis sur nos sacs, épaule contre épaule pour nous donner l' illusion de la chaleur, à peu près au sec sous une de ces feuilles de plastique métallisé qu' on appelle couverture d' astronaute. Le grésil crépite comme sur une toile de tôle. En soulevant le bord de la couverture, je vois une dizaine de pas dans la neige molle, puis plus rien. La terrasse finit en pente arrondie qui disparaît dans le brouillard. Au moins, nous sommes à l' abri.

Nous sommes à l' abri sous notre couverture d' aluminium, mais où? Comment nous repérer dans ce brouillard? Le glacier est crevassé au point qu' hier après-midi nous n' avons fait que zigzaguer en marches et contremarches jusqu' au moment où il a fallu bivouaquer. Attendre une éclaircie, alors que le ciel et la montagne se sont bouchés méthodiquement? Espérer le passage d' une caravane, alors que nous ne sommes pas sur un itinéraire? Mentalement je refais notre parcours depuis notre bivouac: descendus une combe, sauté quelques fentes, tourné à droite, puis à gauche de longues crevasses, suivi une lame de glace, tourné encore, renoncé devant de nouvelles lames trop fragiles, remonté, passé à l' ouest du bivouac, tiré à gauche en franchissant plusieurs ponts de la Vallée Blanche, aperçu le Grand Flambeau dans un trou de brouillard, continué jusqu' à un labyrinthe décourageant, revenus à droite en montant, franchi un mur, échoué, tourné encore, toujours dans le brouillard, toujours en côtoyant des gouffres d' où l' un de nous ne pourrait retirer l' autre. Un malaise, puis une peur se sont infiltrés dans nos esprits. Nous nous sommes donc arrêtés. Nous buvons une gorgée d' eau froide, en suçant un nougat. Attendre! mais quoi? Pourtant, si ma mémoire est bonne, nous ne devrions pas être loin d' une crête qui permet de rejoindre... mais oui, l' Aiguille du Midi et son téléphérique!

Une demi-heure a passé sous la fine couverture métallisée et sous la lourde couverture du brouillard. Nous avons mangé. Nous nous sommes un peu reposés. Cela n' a pas de sens de rester immobiles alors que les flocons tombent lentement.

- Allez! on essaie tout droit dans cette direction-là!

- Fais de grands trous au piolet. Ca se repère mieux que les pas si le vent revient.

- Dis-moi tous les changements de direction. Devant, je ne vois rien. Blanc sur blanc.

La trace s' allonge, péniblement. Brusquement, nous butons contre un talus très raide. Des rochers. Le pied d' une arête!* L' ardeur nous reprend d' un coup. Nous montons à toute allure par une rimaye fondante, une bosse de glace, une crête effilée, et nous tombons en arrêt sur de grosses traces fraîches qui nous mèneront tout droit à l' Aiguille du Midi, au téléphérique, à la maison...

LA FACE NORD Grelottant comme nous dans la nuit, l' auberge du Plan de l' Aiguille dresse sa silhouette efflan-quée devant le vide qui domine les lumières de Chamonix. Nous frappons à une porte pour réveiller deux amis, deux guides, qui visent une ascension moins longue que la nôtre:

- Debout! Et bonne journée.

- Bonne chance!

Bonne chance? Nous sommes des gens posés; nous ne nous confions pas à la chance, mais à notre entraînement, à notre bon sens, à notre équipement. Daniel n' a employé qu' une formule d' amitié? Ou croit-il que le hasard va jouer un rôle pour nous? Je rumine en suivant le sentier entre les blocs de granite. Les séracs, bien sûr. Il pensait aux barres de séracs sous lesquelles on doit grimper pendant des heures, et qu' il faut tourner ou escalader. Nous aussi, nous y pensons, depuis le jour où nous avons eu envie de remonter à l' Ai du Plan par la cascade de glace de sa face nord, si différente de l' arête est. Nous savons bien que des cordées ont été atteintes par des blocs, ou balayées par des avalanches. Cela ne se laisse pas oublier.

Dans ses Cent plus belles courses, Rébuffat conseille d' observer la face plusieurs jours pour s' assurer que les tranches de glace ne sont pas prêtes à tomber sous la poussée du glacier. Mais bien sûr, comme toujours, nous sommes arrivés en voiture au dernier moment, et nous n' avons rien vu. Nous avons essayé de nous renseigner à l' excel Office de haute montagne de Chamonix, qui est une vraie bourse aux renseignements. Mais pour une fois les indications étaient vagues:

- Oui, la face a probablement été gravie à fin juin.

- Nous sommes à mi-août. Est-ce que les barres sont franchissables? Pas trop dangereuses?

- Avec les semaines de mauvais temps que nous avons eues, on ne sait rien de neuf. Bonne chance! Si vous voulez que nous alertions les secours après un certain délai, inscrivez-vous dans ce cahier!

Nous avons quitté le bureau en souriant, sans nous inscrire. Maintenant cette question me trotte dans la cervelle. De plus, nos amis nous ont parlé d' un demi-mètre de neige fraîche en altitude, et cela aussi m' inquiète. Décidément, ces départs nocturnes ne me valent rien!

Heureusement, Philippe Staub me réchauffe le cœur par un numéro imprévu de son choix: il s' est trompé de crampons, et il doit passer dix minutes à se geler les doigts pour les régler à ses chaussures sans le secours d' une pince. Notre course a failli se terminer là, sur le minuscule glacier de Blaitière, au plat!

Le jour se lève. C' est le grand beau, et il a fait froid. Aucun souci de ce côté, et nous allons pouvoir admirer les Aiguilles. Pour l' instant, et quoique nous soyons à son pied, la face nord est suffisamment abrupte pour nous montrer ses obstacles: d' abord un éperon rocheux haut de quatre cents mètres, dont les flancs sont presque verticaux, et dont l' arête s' étire par trois gendarmes avant d' aller buter contre un premier mur de glace. Puis, au-dessus, haut de six cents mètres, le glacier suspendu, qui forme un des plus beaux traits des Aiguilles de Chamonix. Que de fois, du village des Praz, ou d' Argentière, ou déjà du Col des Montets, j' ai regardé cette écharpe rutilante qui rehausse l' éclat des Aiguilles - ou, avec un autre éclairage, cet effrayant toboggan qui en souligne la sauvagerie!

Une pente de neige raide permet de rejoindre I' éperon après son premier gendarme. Facile. Nous partons à un bon train le long de la crête, persuadés que nous n' allons faire que trois bouchées de cette zone rocheuse où le guide mentionne un seul passage difficile. Mais c' est plus compliqué que cela. Les murs se succèdent. Faut-il monter ici ou tourner à droite? Voilà de la neige poudreuse sur les terrasses, des filets de verglas collés aux dalles. Nous allons prudemment, nous relayant en tête à chaque longueur de corde. Dans une longue traversée de flanc, pieds dans la neige, voilà que le rocher ne mérite plus la confiance de nos mains: le granite est pourri, et nous tournons autour des blocs en nous faisant légers. On se croirait en terrain vierge, sans traces de passage, sans que personne ait poussé dans le vide les cailloux branlants. On se sent loin de tout. Pourtant le Plan de l' Aiguille étale son pâturage et son lac à nos pieds, et bientôt les touristes en cortège parcourront ses sentiers. Nous nous sommes enfermés dans un monde à part. Il n' y a que quelques centaines de mètres de vide entre le pâturage et nous, mais il y a toute la distance qui sépare l' horizontal du vertical, l' insouciance vacancière de la tension créée par une escalade dangereuse.

En rejoignant l' arête par une cheminée délicate, nous remarquons des dépressions estompées et arrondies clans la neige. je déblaie les vingt centimètres de poudre qui les recouvrent. Ce sont bien des traces de pas. Voilà qui nous aidera à trouver notre chemin entre les séracs. Mais ces traces ont l' air d' avoir été faites à la descente! Bizarre. Une méchante dalle enfarinée oblige Philippe à planter deux pitons. Puis la crête va se ficher dans la barre de séracs qui domine de part et d' autre des à-pics effrayants.

L' extrémité de l' arête sera l' occasion de boire une gorgée en chaussant les crampons et en examinant les obstacles. Mais où s' asseoir entre ces précipices? Surprise: une plate-forme d' un mètre sur deux a été taillée dans la glace. Malgré la neige qui la recouvre, on devine bien que c' est le liez d' un bivouac, avec une musette du côté du vide.

- Pourquoi est-ce qu' ils se sont arrêtés ici?

- Ils ont pris leur temps pour faire pareille terrasse.

- Si on est bloqué plus haut, on profitera de leur hospitalité...

Une chose est certaine: on ne voit aucune trace de pas dans les pentes qui nous dominent. Pas de fil d' Ariane. Tant mieux. Les problèmes ne seront pas truqués.

Droit au-dessus de nous, la première barre de séracs fait bien quarante mètres en surplomb. A droite, la falaise est entamée par un immense entonnoir. Un rendez-vous d' avalanches, évidemment, mais il pourra se gravir en vitesse. Pour le cas où un petit projectile me ferait perdre l' équi, je plante une vis à glace au bord de l' enton, et monte en diagonale à toutes jambes. Philippe me rejoint et continue. Rien ne bouge. Bientôt nous sommes au-dessus de la falaise, nous promenant sur un glacier mollement incliné. Etrange contraste, qui va se renouveler plusieurs fois, entre les murailles verticales et les pans de toit d' un gigantesque palais de cristal. Nous traver- sons à gauche pour revenir au centre de l' étroit glacier et examiner le deuxième mur.

Cette fois-ci, cela devient sérieux. La muraille est soumise à des pressions terribles qui ont fait éclater la glace contre les parois de granite qui l' enserrent de droite et de gauche. Chercher à tourner nous semble trop dangereux. En plein milieu, un long cône de neige très raide s' appuie contre le mur, dont il reste une quinzaine de mètres presque verticaux. C' est le plus sûr. Sur une neige solide comme du bois, j' ai vite fait d' es le cône et de me loger dans une mince rimaye sous un surplomb protecteur. Philippe a l' air désireux de s' attaquer à ce morceau d' esca artificielle, et je m' empresse de satisfaire sa jeune ardeur en lui passant quelques vis et tire-bouchons. Il disparaît au-delà du surplomb. Je reste longtemps seul, à contempler les cordes pendantes et à exécuter les ordres du jargon alpin: Tire... Mou... Sec! Et pendant que mes habits s' in dans la glace, j' ai le temps de penser à cette étonnante ascension. Elle n' est pas nouvelle, loin de là. C' est en 1929 que Paul Dillemann y fit une reconnaissance, puis y engagea le guide Armand Charlet. Le célèbre glaciériste y traça du premier coup une ligne élégante. Peut-être en ce temps-là la cascade de glace était-elle moins disloquée qu' aujourd.

Cinquante mètres à ma droite un morceau de sérac s' est détaché. La pente est si forte qu' il s' abat sans bruit dans la neige fraîche. Il déclenche une petite avalanche et balaye nos traces dans l' enton avant de sauter dans le vide avec un chuintement soyeux.

Philippe peine et s' essouffle sur son mur. La corde monte par secousses espacées. Un souvenir de lecture me revient: désespérant de franchir une de ces barres de séracs, une équipe de Genevois est entrée dans une crevasse et a suivi un long tunnel féerique dans la glace pour ressortir au-dessus de l' obstacle. A la prochaine barre, nous chercherons si par hasard cette année offre à nouveau cette incroyable issue.

Enfin un appel me parvient et je rejoins mon camarade. Il a fait relais sur la crête du mur, dans un poudroiement de soleil. L' endroit est d' une beauté fabuleuse. Un peu détachés de la paroi sur le bord du tremplin que forme le sérac, nous nous trouvons au centre d' un cirque de glace symétrique au cirque de granite de l' arête Ryan/Loch-matter. Après l' Envers des Aiguilles, la face nord des Aiguilles! A droite, c' est l' Aiguille des Deux Aigles, secrète, rarement " escaladée, avec son éperon nord parfaitement rectiligne gravi par Rébuffat et mon vieil ami Bernard Pierre. A gauche, c' est la cuirasse des écailles glacées du Caïman, où Jacques Lagarde a ouvert deux itinéraires follement risqués. Plus loin c' est la face ouest de l' Aiguille de Blaitière où nous devinons la fissure lisse que Brown escalada en y coinçant des cailloux... Au fond, c' est l' arête nord de Blaitière où je me suis usé les doigts. Etrange beauté froide et verticale. Que serait-elle si sa glace et ses dalles ne rappelaient pas des souvenirs, des hommes, et des exploits? Les hommes ont la curieuse prétention de donner un sens au désert, et ils ont raison. Les grimpeurs, et eux seuls, ont fait que ces parois ne nous sont plus indifférentes. Edmond Pidoux, passionné de rocher, dit bien que la nature n' est qu' une huître, et que l' homme en est à la fois la perle et l' acheteur... La neige fraîche est stable, mais profonde, et nous nous y fatiguons à faire la trace le long d' un couloir qui permet d' éviter facilement la troisième barre de séracs. Nous avons vu que la quatrième muraille sera la dernière avant les longues pentes qui mènent au sommet.

Mais cette quatrième barre est un monstre. Elle a près de cent mètres de haut.

- On pourrait grimper cette grande dalle de glace.

- Tu vois sa raideur. Tout ça sur les pointes frontales des crampons, merci bien!

- Et à tailler, on y passerait l' après.

- Prendre par les rochers à gauche?

- Avec cette neige et ce verglas, bonne nuit!

Je devine qu' il y a moyen de ruser avec l' obs. La paresse rend ingénieux, c' est vrai. Il me semble aussi que l' essence même de l' alpinisme est de calculer, de jouer et d' imaginer la meilleure façon de sortir de la plus mauvaise paroi. Les grimpeurs de « superdirectes » qui tiennent la ligne droite à coups de pitons méritent mon admiration, mais je m' en tiens à un alpinisme qui utilise les yeux et l' imagination plus que les bras; si j' avais des biceps, je raisonnerais peut-être autrement... Je me persuade donc que nous pouvons monter dans la neige profonde accrochée au pied des séracs, filer à droite par une vire hypothétique, revenir en biais dans un couloir éventuel, continuer en plein milieu du mur de séracs par une seconde vire invisible, et sortir par la faille ou le tunnel qui aura la bonté de se présenter. Mummery aurait remarqué que c' est « accorder à la Providence plus de confiance qu' on n' en a l' habitude en ces temps de peu de foi ». Philippe ne prétend pas être expert en catéchisme sur le sujet, et il m' emboîte le pas. La montée en zigzag réussit, sauf pour le tunnel, que les fées ont négligé d' ouvrir cette année. Quand nous devons nous résigner à affronter la grande dalle de glace, elle offre vers le bas une vue plongeante affolante entre les séracs, mais vers le haut on sent que la fin des difficultés approche.

Comme des piverts accrochés au sapin qu' ils frappent du bec, nous frappons la glace à coups secs pour y ficher le bec du piolet qui assure notre équilibre pendant que nous grimpons sur la pointe extrême des crampons. Une vis à glace occasionnelle pare au danger, et, malgré la fatigue, nous pouvons apprécier cette étonnante technique de progression frontale où on renonce à tailler des marches pour se fier à quelques pointes d' acier qui égratignent la glace vive.

Quarante mètres plus loin, la pente faiblit, on retrouve la neige. La vue vers le haut se dégage. Il n' y a plus de séracs pour nous bloquer la voie, ni pour nous tomber sur la tête. Tiens, voilà longtemps que je ne pensais plus à ce risque! C' est curieux comme on s' y habitue... Malgré toutes mes appréhensions, j' ai oublié ce danger tant que nous étions dans la cascade de séracs.

Dans la neige profonde et farineuse, il n' y a plus qu' à planter nos jambes jusqu' aux genoux et nous hisser pas à pas. Jambes lourdes, souffle court, cœur léger, nous faisons relais à chaque longueur de corde sous prétexte de sécurité, mais plutôt pour nous reposer - et pour profiter des derniers moments que nous offre cette journée magnifique. Le soleil amorce sa descente; et lentement passent sous l' horizon les monolithes prodigieux des Deux Aigles et du Caïman, puis les dalles du Crocodile, et enfin nos doigts s' appuient sur le granite merveilleusement fauve et grenu du sommet de l' Ai du Plan, qui nous a deux fois remplis de joie.

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