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Les Pale di San Lucano

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

PAR S. WALCHER, VIENNE*

Avec 2 illustrations ( 2 et 3 ) Les Pale di San Martino, sommets du groupe de la Pala, sont bien connus des alpinistes; quant aux Pale di San Lucano, on ne les connait guere que de nom et on les frequente certainement peu. A Test de la Forcella Cesurette, ces sommets se rattachent ä la partie centrale du groupe de la Pala; ils sont limites au nord par le Val di Gardes et le Val Canale, au sud par Ja vallee de San Lucano et ä Test par la vallee de Cordevole. Si le grimpeur n' est attire que par l' altitude et la difficulte d' une montagne, les Pale di San Lucano ne peuvent, bien sur, rivaliser avec les Pale di San Martino. Mais ce ne sont pas les seuls facteurs qui exercent un attrait sur Falpiniste, sur l' alpiniste pose tout au moins; il y en a d' autres encore: la solitude, l' aspect vierge d' une region, l' harmonie qui regne entre les sommets et les vallons, entre les premiers plans et les lignes lointaines de l' horizon, entre les couleurs et les formes. L' alpiniste sensible ä ces valeurs et qui aime ä rester quelques jours dans le calme des montagnes, loin des regions courues, pour regarder et admirer, jouir d' une beaute paisible et pourtant imposante, ne sera certainement pas decu des Pale di San Lucano.

Le Passo di Gardes ( 2005 m ) divise le groupe en une partie nord et une partie sud, les Pale di San Lucano proprement dites. Leurs flancs abrupts comme leurs gorges profondes et sombres devraient frapper tout alpiniste qui, venant d' Agordo, passe par Taibön. Mais Listolade est toute proche, et la belle Civetta, teile un aimant puissant, attire jeunes et vieux.

Le Monte San Lucano ( 2410 m ) est le plus haut sommet de la region des Pale, tandis que, dans la partie nord, la Cima di Pape, appelee aussi Cima di Sanson est, avec ses 2504 m, le sommet * Noms et cotes d' apres la carte du groupe de la Pala publiee par le Comite Central du DÖA 1931, echelle 1:25000.

principal de tout le groupe. La silhouette de cette montagne aux rochers de conglomérat sombre est la caractéristique de Forno di Canale. Celui qui a vu une fois le profil hardi de son arete dentelée se découper sur le ciel bleu, dans la lumière du soleil couchant, se plaira toujours à évoquer ce tableau.

Vers Col di Pra Bien que les meilleurs points de départ pour une visite des Pale di San Lucano soient Fae et Concenighe, nous avions décidé de traverser à pied le haut plateau du groupe des Pala jusqu' au Col di Pra et Taibön. Cette course un peu longue, mais très romantique, se fit par un épais brouillard et une fine pluie.

Le dimanche 4 septembre, par grand beau, nous quittions peu après 9 heures la cabane Rosetta pour descendre un large chemin marqué des chiffres 756/761 qui, par un terrain accidenté, nous amena dans une petite combe garnie d' aconits bleu foncé, entre le Col Alto et la tete rocheuse de Marelcol. Peu après notre départ de la cabane, de légers voiles de nuages montèrent des vallées, comme durant les jours precedents, s' epaissirent en nuée sombre et se répandirent bientöt en pluie fine et persistante. En meme temps, le balisage du chemin, très bon au début, se réduisit à de méchantes petites taches de peinture très espacées. Nous devions poursuivre notre chemin en nous fiant presque exclusivement à notre sens de l' orientation. Après avoir traverse la combe aux aconits en direction sud, nous tombämes sur un large chemin, en partie taille dans les rochers, un ouvrage de la guerre 1914/18 sans doute. Ce chemin nous conduisit à une petite selle d' où nous atteignîmes en quelques minutes le sommet du Marelcol. On ne voyait rien. Il pleuvait et nous étions enveloppés de brouillard. Cependant, les contours imposants des montagnes se dessinaient par moments, ici ou là. Souvent le large chemin militaire était à peine visible dans les päturages. Nous arrivämes tout de meme à Malga Campigat et aux chalets de Pian della Stua, où les bergers qui gardaient les vaches nous renseignerent avec complaisance. Selon eux, nous devions atteindre bientöt le Col di Pra. Pourtant il s' ecoula encore passablement de temps avant que nous ne fussions à Pont; de là, coupant les grands lacets d' une bonne route, nous apercümes enfin les premières maisons de Col di Pra.

II etait 14 heures, nous fîmes une courte halte. Les maisons étaient peu nombreuses mais propres, avec une annexe bizarre en guise de cuisine. L' une d' elles abritait une petite auberge avec deux tables et un modeste comptoir. Profitant du dimanche, quatre vieux paysans de l' endroit jouaient aux cartes à l' une des tables; nous nous installämes confortablement à la seconde. L' un des quatre joueurs, qui était l' aubergiste en personne, visiblement réjoui d' une visite rare, nous apporta tout ce que nous demandions: assiettes, services ainsi qu' un bon vin rouge léger. Il nous raconta avec emotion l' accident survenu peu de jours auparavant à l' arete nord du Monte Agner, qui se dresse vis-à-vis du Col di Pra. Nous aurions voulu voir le profil de l' arete qui semble en passe de devenir à la mode; malheureusement les brouillards accrochés aux parois ne laissaient voir que le haut de nombreux couloirs et gorges. Nous devions avoir l' occasion, quelques jours plus tard, d' admirer les formes imposantes de cette montagne.

Loin de tous soucis, égayés par le bon vin, nous étions si bien, malgré le mauvais temps, que nous quittämes deux heures plus tard seulement ce sympathique Col di Pra pour descendre la vallée. Laissant derrière nous les ruines d' un hameau détruit par une avalanche de pierres et les quelques maisons de Lagunaz et de Mezzavalle, nous atteignîmes la vieille église de San Lucano; elle était fermée et l' arche de son portail pouvait à peine nous abriter de la pluie qui recommencait à tomber. Dans son Guide des Dolomites, Delago 1 raconte que Saint Lucain fut, selon la légende, eveque de Säben autour de l' an 420, sous le pape Célestin 1er. Quelques-uns de ses diocesains l' accusèrent d' avoir autorisé le peuple à se nourrir de laitage pendant les quarante jours de jeüne. Le saint partit pour Rome afin de se justifier devant le pape. En cours de route, son cheval fut attaque et dévore par un ours. L' eveque, qui possédait un grand pouvoir sur les animaux sauvages, mata l' ours, l' enfourcha et continua ainsi sa route vers Rome. Admis auprès du pape, il suspendit son manteau à un rayon de soleil, puis il refuta l' accusation. Le pape, voyant qu' il avait affaire à un juste, le gräcia et le laissa aller en paix. Mais ses ennemis de Säben continuèrent à le combattre. Lucain quitta alors Säben et reprit le chemin de son ancien diocèse de Belluno. Il passa par le col de Kaltenbrunn où l'on bätit à son instigation une petite église qui porte son nom; il se rendit ensuite dans le Fleimstal, y convertit les derniers pai' ens, puis poursuivit son chemin dans la Valle Serpentina, près d' Agordo. Il débarrassa la vallée des serpents et y vécut en ermite, dans une grotte d' abord, puis à l' emplacement où fut construite plus tard la petite église de San Lucano. C' est là qu' il accomplit de nombreux miracles. L' ancienne vallée des serpents recut le nom de Valle di San Lucano en l' honneur du saint.

II etait 17 heures lorsque nous arrivämes à Taibön. La porte des Pale di San Lucano s' ouvrait devant nous.

Cima d' Ambrosogn, 2367 m Le lendemain il plut presque sans arret. Nous nous rendîmes à Agordo pour essayer d' obtenir des renseignements au sujet des courses que nous projetions. Nous apprimes seulement qu' un chemin conduisait de Fae à Malga d' Ambrosogn, d' où l' ascension des sommets devait etre possible 2. Notre aubergiste de Taibön nous avait donne le meme renseignement, aussi fut-il décidé de monter le lendemain à cet alpage.

Le mardi 6 septembre, à 7 h.45, alors que nous quittions l' autobus à Fae ( 740 m ), le soleil brillait par moments, bien que le ciel füt d' un gris sombre. Un bon chemin muletier montait aux quelques maisons de Pra di mezzo, passait auprès d' une haute cascade, suivait la Valle del Torcol juqu' à l' alpe du meme nom et continuait plus haut encore vers les päturages de Malga d' Ambro ( 1702 m ) où nous arrivämes au bout de deux heures et demie. Un berger et une créature du sexe féminin, disparaissant presque entièrement sous une immense charge de fagots, passaient justement par le pré. Lorsque nous leur demandämes les noms des montagnes, nous apprimes qu' ils n' étaient pas de la région, mais qu' ils avaient pris l' alpe en fermage et savaient seulement que le sommet pointu au-dessus du chalet d' alpage s' appelait Spiz di Mesdi et l' autre, grand et haut, Il Mulo. C' étaient donc les noms locaux de la Cima d' Ambrosogn et du Monte San Lucano. Nous avions l' intention de faire d' abord le Monte San Lucano et pensions que la meilleure voie pour en atteindre le sommet partait du Passo di Gardes; nous montämes donc à cette selle, située 300 m plus haut. Il se mit bientöt à pleuvoir. Le brouillard était descendu presque jusqu' à nous, et nous ne pouvions voir que le commencement d' un large cirque par lequel nous voulions monter. Par malheur, de vastes étendues de pins rampants en défendaient l' approche. Nous espérions arriver à les franchir - vain espoir. Nous perdions toujours plus notre direction dans le fourre complete- 1 Hermann Delago: Dolomiten-Wanderbuch. Edition Tyrolia, Innsbruck - Vienne - Munich.

2 Nous apprimes plus tard seulement que le guide CAI—TCI « Pale di San Martino » donne aussi des indications sur les Pale di San Lucano.

ment détrempé. Des escarpements, de profonds trous d' érosion recouverts de végétation dressaient des obstacles successifs, et les pentes d' éboulis de la combe restaient obstinément loin de nous. Peu à peu je me rendis compte que vouloir forcer l' ascension par ce temps et dans ces conditions n' avait aucun sens. Lorsque, une fois de plus, nous disparümes entièrement sous les pins, moi qui suis d' ordinaire feu et flammes pour les aventures, je trouvai que la plaisanterie avait assez dure. Avec un geste bien decide, je criai à ma compagne, à peine visible derrière moi: « Demi-tour! » - Demi-tour, mais dans quelle direction? Le brouillard était descendu encore plus bas, on ne voyait plus rien que les étendues de pins rampants qui degoulinaient, enveloppés de grisaille mouvante. Descendons droit en bas, nous retrouverons bien le chemin par lequel nous sommes montés au col! Ce fut alors un veritable corps à corps avec les branches récalcitrantes. Le terrain, raide et entièrement recouvert de végétation, était en plus coupe de gradins, sillonné de couloirs et abondamment pourvu de trous et de failles. Nous nous laissions souvent couler de plusieurs metres par-dessus des bancs de rochers en nous tenant aux branches, disparaissions tout à coup dans un trou profond, en ressortions en rampant et en jurant pour nous enfoncer immédiatement après dans une autre faille. Mais tout a une fin, et avant meme que ma patience ne füt complètement épuisée, le dernier fourre de pins rampants s' éclaircit et nous devalämes par l' herbe mouillée jusqu' au chemin. Quelques minutes plus tard, nous entrions, un peu confus, dans le chalet de l' alpage où nous fümes recus par le berger et le personnage du sexe féminin qui s' était mue entre temps en une bergère proprette. Il se passa alors une chose inattendue: la femme se leva silencieusement, entassa sur le foyer ouvert des brindilles et du bois, alluma un feu clair et placa des billots de bois près du feu, nous invitant d' un geste engageant à nous asseoir. Sans mot dire, l' homme avait suspendu un chaudron au-dessus d' un second petit feu et, avant meme que nous ayons compris ce qui arrivait, il nous apportait deux bois de café fumant. Ce comportement du berger et de la bergère confirma une fois de plus mon experience que les hommes ont des sentiments d' autant plus humains qu' ils vivent plus haut, au-dessus des vallees.

Tandis qu' au dehors la pluie continuait à tomber sans reläche, Giovanna engagea la conversation avec nos hötes dans leur langue et apprit que, chaque année, ils conduisent leurs moutons dans un autre alpage et passent l' hiver dans les plaines de l' Italie du nord, menant une vraie vie de nomades. Quelle difference entre la vie de l' ouvrier d' usine, oblige par son travail d' habiter la ville, et la vie libre du berger! Il était midi, lorsque nous revînmes à Malga de notre tentative humide au Monte San Lucano. A 2 heures je constatai que nos vetements avaient complètement séché, qu' il ne pleuvait plus et que quelques rayons de soleil entrant par la fenetre dansaient par moments dans la chambre obscure. L' idée germa alors en moi de tenter encore la Cima d' Ambrosogn. Le berger prétendait qu' il était déjà trop tard et qu' il allait bientöt pleuvoir de nouveau. Mais nous pouvions bien risquer une tentative. A 14 h.25 nous quittämes pour la deuxième fois nos gentils bergers. J' avais remarque auparavant déjà que le large couloir d' éboulis descendant de la Forcella Besauzega n' avait que peu de végétation, nous pouvions donc espérer atteindre au moins cette brèche au nom sonore. Cette fois j' eus raison. Une piste de moutons bien visible nous amena à de belles combes de gazon vert, plus loin il fallut monter sans chemin par des couloirs étroits, des croupes rocheuses et des pentes d' éboulis. Peu au-dessous de la brèche nous retrouvämes le sentier des moutons. Une heure plus tard, nous atteignîmes la brèche, 2129 m, mais tout était de nouveau sombre autour de nous; la vue n' était guère réconfortante: la gorge sauvage et inaccessible de la valle di Besauzega plongeant de 1400 m vers Torrente Tegnaz dans la vallée de San Lucano, le ciel gris et sombre, le brouillard bouillonnant dans l' immense gorge donnaient à ce tableau quelque chose d' étrangement sauvage et d' oppressant. A notre droite, j' apercus une paroi rocheuse abrupte et mouillée, à gauche l' à d' un épaulement rocheux. Lorsque le brouillard se dissipa pour quelques minutes, je découvris encore une piste de moutons au-dessus de l' épaule, sur la pente dominant la gorge. Si les moutons passent par là, nous y arriverons bien aussi, pensai je. Je traversai la pente d' éboulis sous l' épaule rocheuse, rejoignis bientöt la piste des moutons et, plus vite meme que nous ne l' avions espéré, nous fümes sur les pentes rapides de gazon, au-dessus de la gorge sauvage. Bien entendu, notre piste de moutons disparut aussitöt dans l' herbe du päturage. Mais maintenant le chemin ne me causait plus aucune inquiétude. Nous ralliämes une arete orientée vers Test, en suivîmes un troncon et gagnämes ensuite le sommet par un couloir étroit et raide, tapissé de gazon et coupe de bancs de rochers. Juste au moment où nous y arrivions, le brouillard nous enveloppa complètement et un vent frais fit tourbillonner dans l' air de gros flocons de neige. Il était déjà 16 heures, mais maintenant que nous avions atteint le sommet l' heure tardive ne nous inquietait guère. Nous passämes quelques minutes auprès du modeste cairn; le vent déposait des étoiles de neige sur nos visages, et nous nous sentions heureux. En descendant par les gazons pour retrouver la piste des moutons, nous aper-cümes des edelweiss qui ornaient les pentes de leurs grandes étoiles. Une petite heure plus tard, nous étions à Malga; nous fimes une brève halte chez nos bergers accueillants et, après leur avoir promis de revenir dans un ou deux jours, si le temps le permettait, nous nous hätämes de descendre ä Fae.

Monte San Lucano, 2409 m Pour raconter l' ascension du Monte San Lucano, point n' est besoin d' une échelle des difficultés. Mais si les alpinistes avaient aussi une échelle pour graduer la richesse d' impressions que crée un sentiment d' harmonie, je serais oblige, dans mon récit, de me tenir surtout dans les regions du cinquième et du sixième degrés. Pour celui qui surmonte les plus grandes difficultés et court les plus grands dangers, comme pour celui qui contemple le plus sublime et le plus parfait, on peut citer les paroles de Goethe: « Je dois monter toujours plus haut, voir toujours plus loin. » Tot le matin du mercredi 7 septembre, je sentis mon coeur bondir de joie en regardant le temps: ciel bleu au-dessus des montagnes et de la vallée! A 7 h.45 nous étions de nouveau à Fae et à 9 h.25 déjà à Malga Torcol. A peine y étions-nous arrives qu' une jeune bergère nous offrait gentiment lait, fromage et polenta, petit déjeuner qui ne nous coüta rien et nous sustenta pour toute la journée. Nous emportämes encore une bouteille de lait que nous remîmes une heure plus tard à nos amis de Malga d' Ambrosogn.

Aujourd'hui le monde avait un tout autre aspect. Un paysage calme et paisible s' étendait devant nous dans l' éclat du soleil. Voici les flancs et les aretes gris blanc de la Cima d' Ambrosogn et du Monte San Lucano, les vastes pentes de gazon vert foncé et les rochers bruns du Monte Piaön, du Monte Prademur et de la Cima di Pape, qui semble régner sur ce domaine solitaire; à Test, la fière Civetta dressait bien haut son sommet scintillant de blancheur.

Nous étions montés lentement à la Forcella Besauzega; là aussi tout semblait différent d' hui. La grisaille sombre et oppressante du brouillard avait cédé la place au soleil, et meme la profondeur obscure de Pimmense gorge me parut éclairée d' une faible lueur. Nous escaladämes à notre droite le gradin qui semblait hier inaccessible, et nous fümes étonnés de trouver ici aussi des traces de moutons. Les vastes et beaux päturages qui font suite au gradin, vrai paradis de moutons, nous firent comprendre pourquoi ces betes affrontent des escalades des Ve et VIe degrés de difficulté de l' échelle ovine.

Au-dessus de nous apparut une arete rocheuse montant de droite à gauche et hérissée de nombreux gendarmes. Conduisait-elle au sommet? Je remontai la pente, ralliai une brèche et jetai un coup d' oeil dans un vaste cirque rempli de debris de rochers et domine par le sommet du Monte San Lucano. La descente de la brèche par la pente herbeuse, raide et effritée ne me disait pas grand-chose; je descendis donc Farete à droite jusqu' à ce qu' un passage s' ouvrit sur le cirque. Nous peneträmes alors dans un petit monde enchanté. Plus d' un lecteur se demande peut-etre comment un cirque peut bien etre un monde enchanté. Certes, il y faut certaines conditions données par la gräce du moment au cceur et ä l' esprit capables de les recevoir. L' arete, que j' avais en partie suivie, forme un arc taille de nombreux gendarmes et de tours aux formes fantastiques. Elle rejoint le sommet de la montagne et enclöt entièrement le cirque. Le monde enchanté du cirque du Monte San Lucano naquit pour nous du jeu des ombres et des lumières, du changement rapide des formes et des couleurs, du contraste entre le desert figé et la douce verdure des oasis éparses, et de la joie de notre cceur. Nous étions descendus par de gros blocs dans le fond du cirque et marchions avec précaution sur les tapis de gazon, doux comme du velours, pour ne pas écraser les fleurs multicolores. Soudain, contournant un gros bloc, nous restämes immobiles de surprise. Devant nous, sur l' herbe parsemée de fleurs aux couleurs vives, un gros bloc laissait jaillir à son pied une source claire comme du cristal, dans un petit bassin que les rayons obliques du soleil tapissaient d' un sable d' or pur. Un jardin enchante!

Mais le cirque ne nous avait pas encore révélé toutes ses merveilles. Un large banc de rochers recouverts d' éboulis nous barrait plus haut le chemin: alentour il n' y avait que pierraille grise et rochers, pas un brin d' herbe, pas une fleurette. Mais une fois l' obstacle franchi, nouvel éblouissement: serrés dans une niche grande à peine comme une chambre, des aconits hauts d' un metre formaient un bouquet géant d' un bleu foncé intense. Il fallait passer au beau milieu de cette merveille fleurie, derrière laquelle se dressait le sommet de la montagne. Encore une brève escalade, une crete, une petite vire, un grand écart: nous étions au sommet.

II etait 13 heures. Le soleil était encore haut sur l' horizon. Nos regards erraient d' une montagne à l' autre, s' arretant sur la Civetta toute proche, sur la tour gigantesque du Monte Agner, sur la Cima di Pape, but de notre prochaine course.

II fallut bientöt songer au retour. Nous redescendîmes la jolie tour sommitale, traversämes avec précaution la combe aux aconits, admirant encore une fois l' agilité des moutons, en franchissant le dernier gradin rocheux. Et nous voilä cordialement accueillis et regales de nouveau de café chez nos bergers de Malga d' Ambrosogn. Comme il n' y avait pas moyen de leur faire accepter la moindre petite chose pour leur hospitalité, je deposai furtivement sur la table un paquet de cigarettes acheté à leur intention ä Taibön.

Nous montons lentement vers le Passo di Gardes. Nous voulons descendre cette fois par le Val du Gardes, faire de nouveau une bonne halte à Col di Pra, puis rejoindre Taibön par la vallée de Lucano. La descente par la vallée de Gardes fut très raide et assez longue, et nous n' arrivämes à Col di Pra qu' à 18 heures. Un automobiliste qui nous conduisit a bon compte à Taibön nous épargna la dernière heure et demie de marche.

Cima di Pape, 2504 m Le lendemain de notre course au Lucano il plut sans arret jusqu' au vendredi 9 septembre. A 7 h. 50 nous quittions Cencenighe pour suivre le bon chemin muletier jusqu' aux maisons de Ca- varza et de Martin; de là par le hameau pittoresque de Bogo nous gagnämes les maisonnettes de Chioit ( 1342 m ). Nous fîmes halte près d' une grange, au-dessus du dernier hameau. La Civetta au sommet couvert de neige fraîche scintillait comme un cristal dans le ciel bleu. Par un sentier étroit nous atteignîmes Casera Rudelefin bassa ( 1820 m ), puis les cabanes primitives de Casera Rudelefin alta, que le sommet de la Cima di Pape domine encore de 400 m. Cette dénivellation nous paraissait presque invraisemblable: il semblait qu' en traversant les pentes d' herbe qui s' eten devant nous, nous atteindrions sans peine le sommet en une petite demi-heure. Mais plus nous montions, plus la pente se redressait, si raide par endroits que nous devions nous tenir aux longues herbes couchees.

Une arete brun foncé avec deux grands gendarmes tombe du sommet de la Cima di Pape vers l' ouest; une autre descend vers Test, de l' anté où se dresse une grande croix. La raide pente de gazon en rejoint le faite, vers lequel je me dirigeai. De là je découvris par une brèche étroite un site de rochers brun foncé plein de sauvagerie. Mille mètres plus bas, c' étaient les maisons de Forno di Canale. Le faite se trouvant par endroits impraticable, je dus rallier de nouveau la pente de gazon et la remonter. Il n' y avait aucune difficulté technique, mais il fallait avoir le pied absolument sür pour traverser ce flanc. La pente sommitale, coupée de bancs de rochers, mesure certainement plus de cent mètres et une glissade se serait terminée dans le voisinage des cabanes de Rudelefin alta. Une dalle que nous dümes traverser peu au-dessous du sommet offrait comme saillies pour la main des boules de conglomérat grosses comme une tete; quant aux pieds, ils se posaient dans les creux laissés par les conglomérats tombés. Cinq heures après notre depart de Cencenighe nous touchions le sommet de la Cima di Pape.

Ce fut de nouveau une belle halte au sommet- soleil brillant, ciel bleu, panorama magnifique. La Civetta, la Cima d' Ambrosogn, le Monte San Lucano et leur entourage attiraient surtout nos regards. La lumière dorée du soleil baignait montagnes et vallées, des voiles de brumes erraient autour des grands sommets et des nuages aux formes variées voguaient majestueusement vers le sud.

L' insecurite de la descente abregea notre halte. Nous redescendîmes prudemment la pente sommitale, traversämes une grande dalle et continuämes à avancer avec precaution meme lorsque la pente s' inflechit, préférant éviter une descente involontaire. Après une longue halte à l' alpage, nous redescendîmes dans la vallée par le chemin de montée, sans nous häter. Le paysage était trop beau, notre joie trop grande après notre visite dans l' heureux royaume des Pale di San Lucano.

Le lendemain l' autobus nous conduisit par Falcade dans le Fleimstal. A Forno di Canale nous pümes saluer une dernière fois l' arete déchiquetée et sombre de la Cima di Pape. Tout là-haut, au-dessus de la vallée, elle inscrivait dans le ciel clair ses courbes onduleuses. Pour nous, c' étaient déjà les teintes du souvenir.Traduit par Nina Pfister-Alschwang )

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