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L'esprit humain et les montagnes

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PAR LE PROFESSEUR GEORGE FINCH

Platon croyait que l' observation patiente des phénomènes naturels était entachée de matérialisme et, par conséquent, inutile. Aristote à son tour fit un abus de la logique en basant ses conclusions sur des idées préconçues en ce qui concerne les fonctions des hommes et des choses. Il savait observer, comme en témoignent ses beaux dessins de plantes, de feuilles et de fleurs, et pourtant il n' a apporté aucune contribution à la physiologie végétale. Ne croyait-il pas que les objets les plus lourds tombaient plus vite vers la terre, alors que tout écolier qui fait tomber une poignée de cailloux de grandeur et de poids différents dans un puits, sait voir qu' ils font tous jaillir l' eau en même temps. Au fond, tout ce qui subsiste de la recherche stérile d' Aristote pour les causes premières fut son ton d' autorité qui, pendant deux millénaires, retarda le progrès de l' humanité, jusqu' à ce que Copernic, Kepler, Galilée et Newton fissent enfin tomber les barrières de l' autorité aristotélienne. La dialectique, qui est l' art de tout prouver, n' est pas toujours utile et il n' est pas étonnant que Dante ait 1 Conférence donnée à l' Aula de l' Université de Genève, le 3 avril 1965, jour de la commémoration du centième anniversaire de la fondation de la Section Genevoise.

relégué Socrate, Platon, Aristote et d' autres membres de cette famille de philosophes dans les premiers cercles de l' Enfer!

L' échec des philosophes s' explique facilement. Aristote se demandait « Pourquoi la flèche termine-t-elle son vol sur la terre ?», alors qu' il n' y a pas de réponse possible à cette question. S' il s' était dit: « Comment la flèche vole-t-elle? », il aurait pu, avec son intelligence supérieure, devancer Galilée. Dans ma jeunesse, Pearson nous a avertis de ne pas « écouter la voix de l' autorité qui fait espérer pénétrer dans la forteresse de la vérité par les fossés de la superstition, et en escalader les parois par les échelles de la métaphysique. Croire qu' on sait est aisé; pour apprendre, il faut d' abord oser être ignorant. » La maîtrise de l' homme sur toutes les formes de la vie dans la lutte pour l' existence dépend d' un développement continu de ses facultés de perception, de son pouvoir de raisonnement et de sa mémoire; en d' autres termes, de son esprit, cette manifestation admirable du cerveau humain. L' éven des possibilités physiques de l' homme n' est pas étendu: un adulte de moins d' un mètre est un nain, s' il en a deux, c' est un géant. Mais comment établir une comparaison avec l' immensité du pouvoir de l' intelligence humaine? Une sorte d' échelle logarithmique, allant du zéro à l' infini, pourrait peut-être servir de moyen bien élémentaire de comparaison. L' individu mentalement retardé serait tout en bas de la courbe, et un Newton ou un Euler près de son sommet, là où elle tend vers l' infini.

Cet esprit humain, notre attribut le plus précieux, n' accomplit rien sans qu' on l' exerce et qu' on l' utilise. Les sens, la raison et la mémoire peuvent alors produire ensemble cette activité intellectuelle éminemment constructrice qui est la pensée. Et pourtant, combien laissent les autres penser à leur place, alors que pour d' autres une pensée qui ne s' appuie pas sur la raison aboutit à des spéculations sans objet. Et il y a bien d' autres manières de stériliser l' esprit.

Heureusement, deux clés d' or peuvent permettre d' ouvrir les trésors de l' esprit humain et de briser notre résistance à penser raisonnablement. Chez chacun il existe une certaine curiosité d' esprit qui peut amener à se servir des leçons de l' expérience, à her la cause à l' effet, et entourer d' hypo les faits reconnus. Grâce à ces hypothèses, qu' elles soient vraies ou qu' on les trouve fausses un jour, le chercheur poursuivra ses expériences et découvrira des faits nouveaux. Ainsi naît l' esprit d' aventure, comme un désir d' en savoir plus sur nous-mêmes et notre entourage, d' interroger la nature et de pénétrer les mondes secrets.

Pour ouvrir les trésors de l' esprit humain, il existe aussi la force de la pensée. Mémoriser de longs textes semble relever du magnétophone plutôt que de la raison; en revanche, déduire les lois de la probabilité des simples lois des gaz demande un long processus de pensée raisonnée.

Il est possible de cultiver cette curiosité d' esprit et cette force de la pensée, surtout chez les jeunes. J' aimerais qu' on y prête plus d' attention et qu' on améliore ainsi le niveau de leur intelligence. Ainsi pour l' ouvrier un emploi intelligent de la pelle et de la pioche peut faciliter le travail; pour l' artisan, l' expérience et la réflexion lui permettent d' acquérir une meilleure coordination entre l' oeil et les mains. Le juriste est fier ajuste titre de sa profession sachant que la société retomberait dans la barbarie sans une bonne jurisprudence. Le fermier établit ses plans pour la saison prochaine en se basant sur les résultats obtenus et leur signification.

Je me résume: un esprit ouvert, poussé par la soif de l' aventure et sachant interpréter les faits peut acquérir un jugement équilibré, de l' imagination, du courage et de la volonté; il pourra être fier des résultats obtenus.

De ce dont l' esprit est capable, je ne parlerai pas beaucoup ici. Les explorations par l' esprit peuvent aller dans tant de directions. Newton fut un grand mathématicien et un grand physicien, alors que dans d' autres domaines il a peu produit. Léonard de Vinci, ce grand artiste, fut aussi un ingénieur et un architecte remarquable pour l' époque. Pour beaucoup d' entre nous, ne serait-il pas utile qu' on nous aide à découvrir dès l' adolescence nos talents et la direction à suivre, et que voilà une belle tâche pour les instituteurs et les parents!

Si je regarde en arrière, je vois que l' enseignement qu' on nous donnait était par trop simplifié. Jamais je n' ai eu à cette époque l' occasion de me demander ce que signifiaient les principes qu' on nous enseignait d' autorité. Et l'on faisait plutôt appel à la mémoire qu' à la raison. Heureusement, déjà bien avant de poursuivre mes études à Zurich, j' avais eu l' occasion de pénétrer dans le monde de la montagne, encore étrange pour moi. C' est ainsi que le désir de survivre, qui est au fond de chacun, et le souci pour la sécurité de mon compagnon d' ascension, m' avaient conduit à fixer mon esprit sur les tâches que j' avais à accomplir. C' est ainsi que je sentis croître en moi, année après année, le pouvoir que j' avais de me concentrer, et cela me rendit plus apte à embrasser une carrière scientifique. Je me suis toujours souvenu de tout ce que je dois à ces montagnes. Elles m' ont aidé aussi à mieux tirer avantage de l' excellent enseignement de cet institut remarquable qui s' ap aujourd'hui l' Ecole polytechnique fédérale de Zurich.

Faire une ascension en montagne ou étudier les choses de la nature procure à ceux qui l' entre un bénéfice du même ordre. L' une et l' autre entreprise leur ouvrent de nouveaux horizons, elles les maintiennent toujours jeunes d' esprit et leur accordent comme récompenses des amitiés durables et des souvenirs précieux.

Un peu de repos est bienvenu après un effort physique soutenu; l' esprit aussi exige un peu de repos après un effort de pensée prolongé. Tailler des marches dans la glace est un travail pénible qui demande beaucoup d' attention afin que chaque marche procure une sécurité maximum, et je trouve moi-même que c' est l' effort mental plutôt que l' effort physique qui est le plus fatigant. Bien souvent j' ai pu éviter cette fatigue mentale provoquée par ce qu' il y a de monotone dans la taille des marches, par quelques brefs arrêts à un endroit raisonnablement sûr et confortable. A la face nord du Pigne d' Arolla, je n' avais pas assez d' expérience pour savoir cela, et c' est pourquoi j' étais envahi par une certaine crainte de ne pouvoir atteindre le sommet Pourtant j' ai profité de la leçon, et l' année suivante, mon frère et moi, lors d' une traversée du Jungfraujoch, nous fîmes un arrêt alors que nous avions franchi les deux tiers du parcours, au-dessus du glacier de Kühlauenen. Après l' arrivée au sommet, à la suite d' une ascension difficile, on peut éprouver souvent une sorte de réaction qui peut vous faire oublier jusqu' à un certain point le sens du danger, surtout si pour la descente on emprunte une voie facile. Un repos prolongé au sommet contribuera beaucoup à vous redonner la jouissance de toutes vos facultés mentales. Trop d' accidents en terrain relativement facile ont pour cause l' inattention et le fait de se désencorder trop tôt parmi les derniers rochers et les dernières pentes qu' on croirait faciles. Je me souviens bien de Christian Jossi, nous enjoignant avec une certaine véhémence de ne pas faire de glissade sur des pentes neigeuses qu' on ne pourrait repérer du commencement à la fin. Plus tard, ce fut à mon tour de demander avec véhémence qu' on ne se dés-encorde pas et qu' on ne fasse pas de glissade sur un champ de neige à l' aspect innocent, juste au-dessous des derniers rochers faciles, sur la voie normale du Rothorn de Zinal. Pour finir, nous nous réencordâmes et descendîmes tranquillement jusqu' au glacier du Rothorn, à l' endroit où il y a maintenant la cabane du Club Alpin. Or, en arrivant à Zermatt cette nuit-là, on nous apprit qu' une équipe de trois alpinistes avait, il y a quelque temps, fait une glissade mortelle sur cette même pente. A la fin d' une longue journée, la hâte de se sortir de la montagne doit être contrôlée et il faut s' y obliger mentalement. Même si le corps est fatigue, l' esprit doit rester alerte.

Chaque journée passée dans les montagnes apporte des sensations variées. La variété n' est pas le sel de la vie? Et pourquoi ne pas l' y introduire d' une façon délibérée? Après une ascension réussie, un beau sommet ensoleillé ne mérite-t-il pas qu' on s' y arrête plus de quelques instants? Alors passons-y une heure, ouvrons une boîte de pêches et savourons notre collation, et même faisons un somme d' une heure par exemple, même si cela risquait de nous obliger à un bivouac force, car les ennuis d' une nuit froide et sans sommeil seront bientôt dissipés par les rayons du soleil matinal, alors que le souvenir de cette collation nous restera.

En toute chose, le progrès suit son cours et il est bien naturel qu' il en soit de même en ce qui concerne les techniques alpines. Lors de nos premières ascensions, nos piolets étaient beaucoup trop longs; Oscar Eckenstein nous persuada de les raccourcir et d' essayer des crampons de son invention; ce que nous fîmes sous l' œil plein de reproche de nos aînés. Par la suite, nous avions l' habi de prendre un piton avec nous et d' enfouir soixante mètres de corde dans nos rucksacks. Grâce à ces pitons et cette corde, nous pûmes réchapper de situations périlleuses et éviter maint bivouac.

En 1913, je note un événement pour moi important: ce fut lorsque Smith Barry et moi enfonçâmes un piton pour assurer le passage d' une dalle d' aspect très rébarbatif. Ne fûmes-nous pas frappés d' aveuglement pour n' avoir pas imaginé alors quelles possibilités s' ouvraient ainsi à nous, car nous aurions pu, en continuant dans cette voie, savourer certaines des sensations extraordinaires qui sont celles du grimpeur d' escalade artificielle aujourd'hui! Bénis soient donc le piton, le mousqueton, l' étrier, la corde de nylon et la veste de duvet! Mais qu' on se souvienne aussi que ces nouvelles techniques exigent qu' on prête la plus grande attention au moindre détail, car trop d' accidents sont dus à des pitons mal enfoncés et à un équipement défectueux.

La mémoire est cette partie de l' esprit humain qui emmagasine les informations et permet de retrouver des renseignements qu' on croyait oubliés. Elle sait aussi ne pas trop se souvenir et abandonner peu à peu à l' oubli les déceptions, les événements malheureux et les souffrances. Le fait d' être transporté soudain de Darjeeling jusqu' à un camp élevé à 7500 mètres, sur l' Everest, battu par la tempête, avec les souffrances presque intolérables et les dangers que cela comporte, tout cela risquerait de briser le courage, si grand soit-il. Par contre, si cette transition s' opère sur deux mois, tout change pour le mieux: chaque jour ajoute sa part d' inconfort. L'on oublie au fil des jours l' irri causée par les difficultés de la veille et l'on accepte mieux les tribulations qui se présentent.

Et qu' en est-il de l' avenir? Que me reste-t-il, et que reste-t-il à tout alpiniste pour qui le temps des ascensions est passé? Eh bien! il nous reste un trésor de souvenirs heureux, de grandes aventures et d' amitiés qui nous unissent, comme nous unissait la corde lors de nos ascensions. Ces souvenirs reviennent en masse lorsque nous revoyons les sommets familiers. Il y a quelques années, ma femme et moi survolâmes le Mont Blanc. C' était par une journée splendide et c' est avec une grande joie que nous vîmes au-dessous de nous, pour un moment, l' Aiguille du Goûter, le Tacul et le Mont Maudit, et, se déroulant sous nos yeux, les itinéraires de l' Innominata et de Péteret. Cette vue nous a profondément réjouis.

Les montagnes attirent auprès d' elles les jeunes qui recherchent l' aventure et une vie plus épanouie que celle de la plaineet ils sont récompensés bien au-delà de ce qu' ils avaient rêvé. Ils découvrent que la montagne n' est pas un sport, mais bien plutôt une manière de vivre. Trente mille spectateurs peuvent regarder trente hommes jouer au football, et comme trop souvent dans les sports, il s' agit là d' une sorte d' exhibition de gladiateurs, contrôlée par des règles. Mais au fond, il faut avouer que ce qu' il y a de combatif chez l' homme n' a pas vraiment besoin d' encouragement. Ce qu' il nous faut perfectionner avant tout, c' est l' art de savoir entreprendre ensemble l' aventure de la vie. Et le monde de la montagne peut nous enseigner justement cette leçon.

L' expérience aidant, on en vient lentement, peu à peu, à accorder aux montagnes une sorte de personnalité. Lorsque j' ai vu pour la première fois, il y a soixante ans, le grand glacier qui remonte en terrasses successives et en diagonale contre la face nord de la Dent d' Hérens, je n' en fus pas autrement frappé. Plus tard, la Dent d' Hérens devint comme une grande amie. J' ai ressenti alors comme une invitation à jouir du plaisir merveilleux de marcher dans un isolement splendide sur ces terrasses on je ne m' étais pas aventuré jusque-là. Encore plus que le désir de gravir la Dent d' Hérens par une route nouvelle, cette promenade m' était commandée par un appel impérieux.

Quant au Weisshorn, je le considère comme une des montagnes les plus plaisantes à contempler. Pourtant, voilà, je ne l' ai jamais gravi, et pourquoi? J' avais lu quelque part que son sommet est formé de trois arêtes aiguës et blanches qui se rencontrent idéalement au point sommital Or, j' ai toujours pensé que si j' arrivais un jour au sommet, cette image aimable risquerait d' être abîmée par ceux qui m' auraient précédé, et que ma belle montagne pourrait être dégradée par leurs boîtes de conserve.

La plupart des montagnes que j' ai gravies sont devenues des amies. Pour quelques-unes d' entre elles, nous avons même refait bien des fois connaissance. C' est ainsi que le Tödi, avec son glacier inséré comme un vrai joyau sous les terribles précipices du Bifertenstock, ne m' a pas vu moins de vingt-deux fois parvenir à sa cime. La dernière fois, et il me semble aujourd'hui que c' était un adieu... tout un groupe de Suisses remplis de bonne humeur et portant des sacs bien rebondis se joignirent à ma femme et à moi-même sur le sommet entouré de nuages. Ils sortirent alors des sacs un accordéon et d' autres instruments de musique, et deux heures durant nous égrenâmes nos chansons, de « Deux gendarmes un beau dimanche » jusqu' aux vingt strophes de « Vo Luzern of Weggis zue », comme une sorte d' hommage que nous rendions à la montagne.

Il semble bien que l' amour des montagnes, phénomène éminemment subjectif, ne résulte pas d' une rencontre passagère avec les Alpes. Au contraire, cet amour s' approfondit par une meilleure connaissance de la montagne.

J' aimerais conclure par une citation du grand historien Gibbon, qui vécut longtemps sur les bords du Léman. Il écrivit: « La recherche d' un plaisir que viennent orner l' art et la connaissance, qui s' augmente du charme de la vie en société, et que corrige un souci justifié d' économie, de santé et de tenue, permet d' arriver à un certain bonheur dans l' existence. Le désir d' agir, s' il est accompagné de bienveillance et du sentiment de ce qui est séant, peut être créateur de valeurs essentielles. Si ces valeurs sont accompagnées d' aptitudes correspondantes, il se pourra alors qu' une famille, un état, un empire même, doivent leur sécurité et leur prospérité au courage sans faille d' un seul homme. » Lorsqu' il écrivit ces lignes, Edouard Gibbon ne devait-il pas avoir souvent le regard tourné vers les montagnesTrad. Paul Blanc )

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