Moiry-les-Neiges | Club Alpino Svizzero CAS
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Moiry-les-Neiges

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A Justin Salamin.

Si un méchant rhume vient contrarier un projet de course, mûri de longue date avec amour, délices... et que, quinteux, grincheux, râleux, vous tourniez en rond dans votre chambre, en vous demandant avec inquiétude si vous devez vous aliter et vous droguer — ne vous écoutez pas; partez tout de même, prenez le train pour Sierre, pays du soleil, gravissez en douce, sous la chaleur exubérante de midi, les lacets de Chippis: à votre arrivée à Niouc, ce rhume se sera tassé; à Vissoye, totalement exsudé.

C' est du moins l' expérience que je fais, malgré moi, entraîné par mon ami William Olivier. Et voici comment, par le sortilège de son éloquence persuasive, au lieu de brasser chez moi de vains regrets au creux d' une tasse de tisane, doublement amère, je sirote béatement, avec la satisfaction d' une course bien commencée, un grog bouillonnant, dans la sombre pinte de Vissoye, écoutant les merles, dehors, annoncer le renouveau.

A la tombée de la nuit, nous arrivons à Grimentz qui a un petit air si souffreteux sous sa mince robe de neige, lustrée, élimée, trouée, que nous lui souhaitons, tout skieurs que nous soyons, de l' échanger au plus vite — étant à la veille des Rameaux — contre une fraîche toilette printanière. Les habitants sont, pour la plupart encore, occupés à Sierre au taillage des vignes. Le village, si gai et accueillant en été, aujourd'hui désert, nous fait l' effet de la cité morte de la légende. Impressionnés par son lugubre silence, nous nous faufilons d' un pas rapide entre les chalets délaissés dont les mornes carreaux de fenêtres nous fixent d' un regard absent comme les yeux vitreux d' un cadavre.

Au bout du village, des bruits familiers nous rassurent. Ce doit être Justin Salamin, le guide, en train de couper du bois. Il nous avait écrit qu' ayant terminé ses travaux de vignes, il serait de retour, heureux de nous recevoir. Le voilà, en effet, de taille élancée et souple, toujours étonnamment jeune, au point qu' on serait embarrassé de dire son âge, l' œil expressif, la bouche souriante sous l' arc blond et soyeux de ses moustaches taillées à la Vercingétorix. Sa rude poignée de main vous rappelle que chez nos honnêtes montagnards ce geste n' est pas une simple civilité. Je lui présente mon compagnon:

C' est un rude lapin. Sur cinquante-deux dimanches de l' année il en est soixante à la montagne — en comptant les jours de fête. Soixante pour son plaisir; mais la semaine, il rôde de même pour son travail, étant, le veinard, photographe-paysagiste au service d' une maison d' édition. Partout, au Rothorn aussi bien que sur l' arête de Zmut, il promène ce sac monstrueux qui vous intrigue, Justin, et que je ne saurais comparer qu' à la déménageuse de Tricouni. A vrai dire, ça l' habille bien. Je comprends qu' il ne s' en défasse jamais; l' habitude aidant, il serait, sans ce sac, mal à son aise, se croyant nu comme un ver.

Effusions. Rideau.

Après ce court prologue, nous montons par un amusant escalier extérieur dans nos appartements: salle basse, boisée en mélèze, qu' éclaire abondamment une frise de petites fenêtres jumelées. Un fourneau en pierre olaire dispense dans la pièce une molle chaleur. Deux lits monumentaux et solennels comme des catafalques, une table déjà garnie pour le souper et des chaises rustiques, sur lesquelles nous nous affalons avec fracas. Dans un coin, nos skis et mon sac, arrivés la veille par la poste.

Madame Salamin vient aimablement nous souhaiter la bienvenue, accompagnée d' une mignonne blondinette, un peu effarouchée, mais à qui un bout de chocolat rend instantanément la loquacité mutine de son sexe. Les plats s' empilent. Il y a du bel ouvrage pour nous sur la planche. Mais nous avons beau fourrager avec entrain dans l' amoncellement des victuailles, la « tèche » ne diminue guère, et Salamin n' est pas content de nous. Au de sert, nous crions grâce en levant les bras. Tout de même, Justin, songez que pour digérer honnêtement un balthazar pareil, il aurait fallu au préalable que nous nous fassions faire la petite opération que vous savez. Et des rires sonores fusent dans la fumée des pipes qu' on allume.

Naturellement, la nouvelle cabane de Moiry fournit le sujet inépuisable de nos conversations — « notre » cabane, car nous la considérons, tous deux, un peu comme notre enfant. C' est que Justin Salamin n' est pas seulement l' unique guide de Grimentz. Intelligent et débrouillard, il se fait aussi entrepreneur à l' occasion. Les montagnards sont bien obligés de pratiquer un peu tous les métiers; c' est ce qui fait dire si judicieusement à Guillaume Tell:

Die Axt im Haus erspart den Zimmermann.

A Chippis, Salamin a niché les cloches dans le campanile ouvré de la nouvelle église. Près des Pontis, vous pouvez admirer la hardiesse d' une passerelle d' aqueduction qu' il a lancée par-dessus les gorges de la Navigence. Aussi, la section de Montreux lui a-t-elle confié, sans hésitation, l' entreprise de sa cabane ( à l' exclusion de la maçonnerie ); et comme par ailleurs j' ai eu la bonne fortune de participer à sa réalisation, en tant qu' architecte, nous avons quelques affaires à régler. Nous voilà donc en plein dans notre élément favori à attiser les cendres encore chaudes des souvenirs, évoquant les émotions et difficultés des travaux qui, en dépit de l' été pluvieux, s' achevèrent en beauté, l' automne passé, dans l' allégresse de la cérémonie inaugurale.

Une joie puérile nous enfièvre à la pensée que demain nous allons « la » trouver sous sa parure d' hiver, dans laquelle personne ne l' a encore entrevue. Du reste, tout le haut pays de Moiry est inconnu des skieurs. Nul n' a jamais poussé sa trace de ski au delà de l' alpe de Torrent, sauf — vous devinez quiMarcel Kurz — ce ne peut pas être un autre — au cours de cette surprenante campagne de février 1914 où, accompagné du jeune Théophile Thétaz, il réussit, en l' espace de quelques jours, l' ascension du Bieshorn et les premières hivernales du Rothorn et du Grand Cornier1 ). Mais sa trace, déjà ancienne, est effacée, et il nous semble, dans notre imagination un peu surchauffée par le vin du glacier, qu' il nous est réservé la volupté rare de découvrir un coin d' alpe hivernale encore vierge.

Sur cette perspective engageante, nous escaladons nos lits et, frileusement coulés dans nos draps chauds, nous fermons sur des évocations alpestres suggestives nos yeux alourdis de sommeil.

A notre réveil, le matin, nous constatons avec surprise qu' une fine neige saupoudre les toits voisins et la ruelle. Nous n' éprouvons aucune contrariété de ce subit changement de temps. L' auberge de Salamin est tout ce qu' il y a de mieux dans son genre. Ainsi que dans la fable, on y trouve bon souper, bon gîte... et quant au reste, il ne faut pas s' en faire, nous disposons de quelques jours de congé. Vers les dix heures la grisaille s' éclaircit. Un pan de ciel bleu transparaît. Vite, nous ramassons notre bazar et dégringolons dans la rue. Salamin nous rejoindra en route, au retour de sa femme, partie à la messe dominicale à Vissoye, en lui laissant la garde des enfants. Nous nous proposons de flâner; aussi aura-t-il vite fait de nous rattraper.

Dans le fond boisé du vallon, le « bout du monde » de Grimentz, nous trouvons une épaisse couche de neige qui nous oblige à chausser nos skis. Le chemin nivelé se confond avec les champs enneigés. Nous labourons avec effort le profond poudrain et mettons deux heures pour atteindre le col — qui n' en demande qu' une petite en été — où l'on tourne définitivement le dos à la vallée d' Anniviers pour aborder les alpages de Torrent. Installés sur un rocher qui domine la montée, nous cassons une croûte et, dans l' attente de Justin, « fartons » énergiquement nos skis; car le soleil a fini par ouvrir sa trace à travers les « gonfles » des nuages, et la neige, ramollie, commence à coller.

Voici déjà Justin qui pointe au bas de la côte. Il en met. Sans doute, la piste ouverte le facilite; mais quand même, à son coup de « pédale », on reconnaît le style brillant du chef de la fameuse patrouille militaire des quatre frères Salamin. Sitôt rejoints, nous longeons le torrent de la Gougra à travers des défilés successifs dont le passage, sans danger aucun, serait charmant dans le lumineux cadre hivernal, si la neige ne s' obstinait à former sous nos planches des sabots malencontreux. La traversée du plateau de Zatelet-Praz devient un véritable supplice. A chaque pas nous arrachons des mottes énormes, agrippées aux cannelures des « dribs ». C' est comme si nous barbotions dans la glaise gluante d' un champ de labour détrempé. Nous avançons avec une peine inouïe, obligés de nous relayer tous les cinquante mètres pour ouvrir la piste, tant ce travail, qui provoque à tout moment des « vesses-de-neige » par le brusque tassement des couches poudreuses foulées, nous harasse et nous démoralise. A bout de forces, nous nous écroulons sur les poutres, à moitié dégarnies, d' un petit pont éperdument visé depuis plus d' une heure, et tétons fiévreusement la gourde que nous tend Justin.

Par bonheur, un gros nuage vient nous masquer le soleil; il nous rendra jusqu' à la fin de la journé ce service inestimable. Immédiatement, le froid se fait sentir. Nous enfilons nos vestes et les gants; et, ranimés d' un regain d' énergie, nous reprenons la trace interrompue. Bien que lourde, la neige, sur les champs ombrés, devient plus glissante.

Empruntant toujours la direction du chemin d' été, nous entrons dans un nouveau défilé qui devra, en cas de danger d' avalanches, préférablement être traversé par la rive gauche du torrent. Enfin, au bout d' une nouvelle heure, nous débouchons sur l' alpe de la Fêta d' Août où le glacier de Moiry apparaît tout à coup, déversant dans le cirque rocheux la coulée d' argent en fusion de ses masses éblouissantes.

Le tableau supporte la comparaison avec nos plus beaux paysages glaciaires, si l'on met hors de pair les panoramas du Gorner et du Mountet. Nous saluons, sans enthousiasme excessif, le sombre cube de la cabane dont la carrure trapue se profile nettement sur la croupe blanchie d' un épaulement qui tombe à pic dans les remous des premiers séracs. En été, on évalue d' ici la distance: Encore deux petites heures et on sera à la « chotte »... mais par cette neige sans consistance, que préjuger?

Le problème se complique d' ailleurs de la question, apparemment insoluble, de l' accès. Elle devient angoissante, maintenant qu' il va falloir la trancher. Obsédés par cette hantise — car il appert que le couloir d' été doit être impraticable sous la neige — nous ne prêtons qu' une attention distraite à une compagnie de perdrix blanches qui sautillent à quelques pas de nous, sans s' effaroucher de notre venue insolite.

Sur la moraine nous tenons conseil. Le jour décline. Une décision rapide s' impose. Trois solutions s' offrent à notre choix: 1° Nous faufiler entre les séracs bordiers, affronter sans corde les crevasses pour attaquer ensuite, de face, les pentes devant la cabane. 2° Coucher dans la proche baraque branlante d' une carrière de pierres olaires, autant dire, loger à la belle étoile. 3° Forcer le chemin d' été, malgré le danger évident. En résumé, il faut choisir entre les risques des crevasses, du gel ou de l' avalanche. Une solution vaut l' autre; aucun de nous trois n' accuse de préférence. Allons-nous décider par pile ou face?

— Joli pays, s' exclame Olivier en manière de conclusion. Dire, qu' il y en a déjà « un » qui moisit par là, ajoute-t-il, en faisant allusion au cadavre, enseveli sous la neige, d' un des deux mulets qui payèrent, ici même, de leur vie un faux pas sur un cône d' avalanche au cours des transports pour la construction. Justin, que j' interroge, fait une drôle de tête. Il a laissé sa corde là-haut, et nous-mêmes, au départ, avions jugé inutile d' en trimballer une, dans l' idée que nous trouverions à Moiry celle de la cabane sans en avoir besoin avant d' arriver au refuge.

A la réflexion, j' aime autant m' engager dans un passage dont nous connaissons les particularités. Les séracs, à la nuit tombante, c' est l' aventure dans l' inconnu. D' ailleurs, le couloir est orienté au revers; la neige fraîche a dû se tasser sur les éboulis durcis d' une ancienne coulée, et, par le froid, les risques sont diminués.

Justin, indécis, se gratte l' oreille. Il se souvient d' avoir passé sous une avalanche à la descente de Sorebois et nous dit ses impressions sinistres.

— Je suis père de famille, conclut-il; vous deux, vous êtes garçons, c' est autre chose.

— Vous voulez dire que nous sommes des gaillards pas dommage? Salamin proteste mollement. Mais si, Justin, dites-vous cela et répétez-le. A la montagne, c' est notre talisman. Quand le malheur frappe, il ne fait pas les choses à moitié. Il aime le travail bien fait. Il médite son coup, choisit ses victimes, n' abandonnant rien au hasard. Des célibataires, voyez-vous, c' est pour lui du menu fretin. Nous ne laissons pas derrière nous des regrets incon-solables. Au contraire, nous léguons notre assurance du club alpin; vivants, nous ne saurions pas si bien faire. Alors, vous conviendrez qu' il y a de quoi décourager les meilleures intentions des génies maléfiques de la montagne. J' opte pour le chemin d' été; venez, nous vous porterons bonheur.

A vrai dire, je ne me rends pas compte, sur le moment, de la redoutable responsabilité que j' encours. Avec un farouche courage, Olivier prend les devants, n' admettant pas que Salamin, qui nous accompagne en ami, s' ex plus qu' il ne le faut. Crânement, il ouvre la trace au bas du couloir qui apparaît d' ici encore plus scabreux que vu de face. Un premier lacet nous enhardit. Nous avançons avec des précautions infinies, évitant de nous trouver à la fois sur le même champ et ne pratiquant nos conversions que sur des points d' appui d' apparence sûrs. Les lacets se multiplient en ressort à boudin; mais le couloir étroit ne permet que lentement de gagner de la hauteur. Le crépuscule tombe. Justin nous talonne. Pourtant Olivier avance, avec une prudente audace, aussi rapidement que la neige meuble et la configuration du terrain le permettent. Depuis plus d' une heure et demie que nous tricotons notre trace, nous ne sommes pas encore au bout du dévaloir. La nuit arrive. Plus vite! insiste Justin. Soudain, une « vesse-de-neige » provoque devant Olivier une déchirure inquiétante. Du coup, il en perd sa belle assurance. Alors, en quelques coups de « pédales », Salamin bondit en avant. Dans un style splendide, il décrit deux ou trois lacets d' une amplitude impressionnante, nous conduisant sur une pente nouvelle qui, bien que peu recommandable aussi, nous apparaît de toute sécurité au sortir de l' angoissant couloir auquel nous avons échappé. Une demi-heure après, soit dix heures depuis notre départ de Grimentz, nous poussons avec un soupir de soulagement la porte de la cabane 1 ).

Maintenant que nous sommes hors de danger, ça me chiffonne tout de même de constater combien les célibataires pèsent peu sur la balance du destin et de penser qu' on est peut-être de ces propres-à-rien dont Dante a dit«... que le ciel rejette et que l' enfer même vomit avec dégoût ». Toujours est-il que, les uns et les autres, nous ne sommes pas fiers de notre équipée. Nous avons conscience d' avoir accompli la plus grande ânerie de notre vie de skieurs; et pour en graver la morale dans notre mémoire, incontinent, nous baptisons, pour notre usage, la montée: « couloir des quat'-z-ânes », en comptant comme quatrième le frigorifié malchanceux au creux de la moraine.

Un moment de honte est vite passé, prétend un sage. La bonne humeur nous revient au contact des objets familiers de la cabane que nous couvons d' un regard attendri, en guettant l' effet produit sur notre « hôte ». Celui-ci tarde quelque peu de nous adresser le petit compliment de circonstance qui nous ferait tant plaisir et que nous attendons de lui comme d' un garçon bien éduqué. Eh! oui, on a beau faire les bourriques à nos heures de loisir — on n' est que des hommes! Plantés devant Olivier, nous sommes là, dans l' attente, comme deux cabots qui font le beau en visant le morceau de sucre qu' on leur tient haut. C' est ridicule. Décidément, il se paie nos têtes. Ne s' offre pas maintenant le plaisir diabolique de nous faire enrager, en se mettant à déprécier notre « enfant »! Vexé, je menace de flanquer à la porte ce mauvais coucheur; mais dressé sur ses ergots, il se récrie. Clubiste, il est ici chez lui au même titre que moi. En effet, ça me coupe les bras; c' est que, n' est pas Justin, à force de nous être pavanés en maîtres sur le chantier, nous avions fini par croire que la cabane était à nous. Et dire qu' il faut tolérer ce baveux; car il ne cesse de critiquer avec malveillance tout ce qui lui tombe sous la main. Nerveusement je fouille la pharmacie. Quel purgatif ou quel poison pourrais-je lui ingurgiter pour lui fermer le caquet? C' est que de toute la soirée il n' arrête plus son débinage cruel.

Enfin, au moment du coucher, ayant au yass taillé une culotte à Salamin, sa veine au jeu le rend généreux. Il convient... il admet que... et tout à coup se fait éloquent. Au dortoir où nous montons, les lits jumeaux lui arrachent des louanges dithyrambiques. Justin rayonne et s' exclame:

a vient tard; mais il fait d' autant plus plaisir, ce rameau d' Olivier. Mais j' ai la rancune tenace et bougonne:

— Dites plutôt, ce chameau d' Olivier. Bonne nuit.

Le lendemain est décrété jour férié. Réalisez-vous ça, une journée de repos à la cabane! Quand on songe aux programmes indigestes qu' on a coutume de « s' appuyer », aux travaux de forçats auxquels on se soumet comme à une obligation d' honneur, s' offrir, sur l' alpe, le luxe d' un jour de flânerie, vous donne la haute sensation d' avoir, par je ne sais quel prodige, les reins calés dans une culotte de rentier. Ainsi, nous allons vivre, sans souci du lendemain, sans contrainte aucune, des richesses inestimables d' une radieuse journée, dans une nature hivernale vierge, richesses dont la durée nous est garantie par la cote élevée du baromètre. Nous voilà donc, heureux et paisibles, à faire avec une grâce bedonnante, à travers le blanc jardin de la cabane, le tour du proprio. Le soleil, déjà ardent, nous enfile des calories généreuses sous la peau qui rougeoie doucement comme des braises attisées. Olivier glane en connaisseur un abondant bouquet de vues. Il n' a que l' embarras du choix. Sujet et éclairage, ô pays de cocagne! tout est à souhait. Et tout lui plaît maintenant; tout ravit son œil d' artiste, il n' y a que nous, ses fidèles compagnons, qu' il écarte de son champ visuel, avec des colères d' esthète, ne nous trouvant pas, comme il dit, la... grimace photogénique.

Brusquement saisis par un frénétique besoin d' activité, nous faisons une inspection sévère des travaux, conformément aux instructions reçues du président, notons les améliorations, changements, finissions et, enfin, élaborons, avec la gravité qui convient pour un projet de caractère philanthro-pique, des plans et devis pour l' érection d' un édicule dont l' absence, le jour de l' inauguration, avait causé un si cruel désenchantement aux amateurs, invités, par une affiche, à se réserver jusqu' à l' année prochaine.

Cette fièvre ne dure que la flambée d' un feu de paille. Il fait trop beau temps pour ne pas s' abandonner à la douce indolence qui émane du jardin glaciaire comme d' un paysage enchanteur. Assis sur le banc de mélèze devant la cabane, les reins voluptueusement appuyés contre les gros moellons qui dégagent, tel un fourneau en pierre, une chaleur quiète ( le thermomètre sur la banquette de la fenêtre marque 38° Cels. !), nous laissons muser nos pensées.

0 ivresse ineffable des orgies méditatives! Heures bleues du rêve!... Ecoutez la singulière incantation qui monte du glacier. Est-ce à son rythme ensorcelé qu' obéit la ronde étincelante des sommets alentour... ces cimes charmantes de Moiry qu' on aime déjà, avant de les connaître, rien que pour la musique de leurs noms jolis: Couronne de Bréonna; 1' âno; Pointes de Zaté, de Mourty et de Bricolla; Dent des Rosses; Grand Cornier; Bouquetin; Pigne de la Lex! Si vous n' avez jamais gravi de sommet—tel la Rosa-Blanche ou la Blümlisalp — attirés par la seule poésie de leur nom, peut-être le ferez-vous ici.

Mais le regard qui longuement les embrasse comme d' une muette étreinte revient sans cesse à la cataracte des hauts séracs dont les remous solidifiés expirent aux pieds de notre terrasse aérienne. D' ici, elle domine tout, cette ruée rigide des glaces éternelles qui semblent suspendues avec effroi sur le gouffre insondable du Temps, mystérieux creuset des mondes. Elle imprime au paysage son accent pathétique, son mouvement lapidaire et sa pensée secrète.Vainement on tente d' échapper à sa sévère emprise, et de s' égayer au jeu mobile des lumières et des ombres que le soleil, dans sa course triomphale, fait saillir sur l' enguirlandement des roches et des glaces... une poigne impérieuse vous reprend et vous rejette, subjugué, fasciné, devant cette architecture de cristal, rutilante et tragique.

Que disent, en regard du silencieux écroulement des glaciers, les chutes d' eau, tant prônées, comme celle du Rhin, devant lesquelles des poètes fameux, vaincus, ont posé leur plume, déclarant le spectacle indescriptible? Ce qui, là, vous confond et vous laisse abasourdi, c' est le tumulte infernal des flots pulvérisés. Supprimez le fracas crispant de leur choc — et puis comparez.

Combien plus impressionnant apparaît le silence figé des cascades glaciaires — de ces fleuves massifs, qui s' écoulent d' une poussée, rapide... en regard du temps, mesuré sur le cadran de l' univers où les siècles comptent à l' égal de nos secondes. Or, cette rapidité, que nous trouvons si lente, au point d' être imperceptible par rapport à nous, donne la mesure infime de notre petitesse dans la nature: l' homme est un souffle. Mais ce souffle, étincelle 27 MOIRY-LES-NEIGES.

divine, est animé d' une audace, d' une vitalité, d' une intelligence indomptables dont nous retrouvons la mesure dans cette même nature, puisque l' homme a su la maîtriser et l' asservir.

L' eau, le feu, l' air et la terre, hier encore ses ennemis, tyranniques ou sournois, obéissent docilement, maintenant qu' il en a scruté le mystère, à sa volonté lucide. L' homme a tire de sa misère et de ses malheurs le génie inventif de son progrès. Ayant soumis le monde visible à son examen méthodique, et ayant sonde, mesuré, dompté, industrialisé les forces, latentes ou déchaînées, il a transformé la face de la terre.

Mais a-t-il de même, avec sa science conquérante, réussi à changer les lois morales qui semblent parfois planer sur son destin comme une malédiction? Non. Il a beau s' ingénier d' un effort louable pour se faciliter l' existence, s' embellir la vie et adoucir ses mœurs, les lois immuables de la faim, de l' amour et de la mort règlent toujours, aussi bien qu' au temps des cavernes, son existence fragile et tourmentée. Au milieu de l' éternel écoulement des choses et des évolutions successives des civilisations, on est frappé de stupeur en constatant que l' homme est ce qui change le moins dans la nature. A travers toutes ses tribulations, ses peines et ses grandeurs, il reste au fond ce qu' il a été de tout temps. Aujourd'hui encore, à dix-huit siècles de distance, on peut appliquer aux hommes du siècle trépidant de l' aviation et de la TSF, sans y changer une syllabe, la définition qu' Apulée donnait de la condition des hommes de son époque:

« Agissant par la raison, puissants par la parole, les hommes ont une âme immortelle, des organes périssables, un esprit léger et inquiet, un corps brut et infirme, des mœurs dissemblables, des erreurs communes, une audace opiniâtre, une espérance obstinée, de vains labeurs, une fortune inconstante; mortels à les prendre isolément, immortels par la reproduction de la race, emportés tour à tour par la suite des générations, leur temps est rapide, leur sagesse tardive, leur mort prompte. Dans leur vie gémissante ils habitent la terre. » Nous le savons et sentons cruellement l' insuffisance des dieux que notre science hautaine s' était créés pour remplacer les divinités traditionnelles que nous avions trop précipitamment démolies. L' âme humaine est restée inquiète. Toujours brûlant de la soif inassouvie des choses éternelles, elle se retourne d' instinct vers la maternelle nature, poussant l' homme à la montagne, non point tant pour démêler l' écheveau des lois physiques que pour surprendre dans le silence religieux des hautes solitudes les voix surnaturelles qui pourraient calmer ses anxiétés sublimes.

Remonté au sein de la création, il trouve ici, au berceau de toutes les genèses, l' ambiance indispensable au recueillement que l' agitation mondaine, les soucis mesquins et les préjugés « d' en bas » rendent impossible dans les villes. Le temple divin de l' alpe ne sent pas le renfermé. Le cœur s' y dilate à son aise. Penché sur le grand mystère de l' Inconnu, l' homme écoute... et parfois, il croit surprendre le faible bruit d' un battement, sans songer que ce battement qui lui cause un apaisement délicieux, une félicité divine, n' est en réalité que la pulsation de son cœur passionné qui — pour son salut — sera toujours un abîme bouillonnant d' illusions généreuses.

0 ivresse ineffable des orgies méditatives! Heures bleues du rêve!...

Le jour suivant nous quittons la cabane à huit heures et demie, au moment où le soleil, dans un ciel sans nuages, vient du col de la Lex lui apporter son salut matinal. Nos skis sonores crissent désagréablement sur la neige durcie. Une marche de flanc nous conduit au pied d' un immense escalier, formé par les éboulements d' une vieille avalanche. Les skis sur l' épaule, nous gravissons d' un pas rapide les gradins tassés et débouchons sur le glacier supérieur où nous trouvons, à notre surprise, la neige poudreuse. Pas un pli, pas le plus léger croûtement, pas la moindre soufflure n' a encore abîmé le grain régulier et cristallin du névé. Nous exultons. Vite, nous déroulons la corde de la cabane. Je lance gaiement un bout du chanvre à Olivier en criant: « Le moins dommage en tête. » Mais le gars, jamais en reste pour la riposte, me renvoie un nœud coulant et répond du tac au tac: « Le ballot au milieu. » Salamin, en dernier, assume les responsabilités de serre-frein et surveillera la manœuvre. En avant! Oui... mais, au fait, où allons-nous?

Partis de Clarens, sans autre but que Moiry, programme vague et souple qui devait nous réserver les plaisirs de l' improvisation, il s' agit maintenant de faire notre choix parmi les sommets, lesquels, en y regardant de près, offrent indistinctement des attraits équivalents. En fin de compte, nous nous décidons pour une pointe sans nom, charmés par la grâce de ses formes quasi féminines. C' est un renflement neigeux, coté sur la carte Siegfried 3643 m ., que, déjà la veille, depuis la terrasse, nous avions examiné avec convoitise; car il nous rappelle — dans des proportions plus modestes — un autre sommet, idéal pour le ski: l' Allalin par le Feegletscher.

Avec une prudence, rare à son âge qui est encore celui des impétuosités juvéniles, Olivier choisit son chemin, sonde les passages suspects, nous pilotant sans accroc, sous le regard vigilant de Salamin, à travers le glacier parsemé d' invisibles embûches. Le haut névé de Moiry s' éploie au soleil comme la corolle blanche d' une fleur fabuleuse dont les pétales recoquillés seraient formés par les cimes d' alentour. La marche sur ce pollen moelleux est un enchantement croissant, à mesure que nous pénétrons dans ce monde inconnu.

Nous cueillons au passage la fleur hivernale du Bouquetin, presque sans nous en apercevoir, tant la montée est facile et tant la vision du Cornier, penché sur le gouffre fulgurant du Mountet, nous fascine. Certes, la trace de Marcel Kurz est effacée sur la neige, mais dans notre pensée, elle revit, étincelante, maintenant que surgit, presque à portée delà main, cette sorte de quille renversée — tragique épave de quelque vaisseau-fantôme — que, d' ici, semble être le Grand Cornier. Nous envoyons à son vainqueur un hommage spontané: car c' est bien l' enthousiasme communicatif de ses récits qui nous a attirés pour la plupart, skieurs-alpinistes des dernières fournées, dans ses traces ensorcelées, et conduits aux initiations merveilleuses de « l' Alpinisme hivernal ».

Une demi-heure après, nous plantons nos skis dans la neige profonde du sommet anonyme. Nous nous serrons la main avec effusion, sous l' impression joyeuse d' une « première », invraisemblable comme un rêve. Oh! nous le savons, il n' y a pas lieu d' en tirer gloriole. Sous le mirage de cette atmosphère transparente et lumineuse, on pourrait, semble-t-il, du bout des bâtons de ski, effleurer à la ronde tous les sommets de Moiry. Avec un peu de mordant on en prendrait d' assaut une demi-douzaine d' un seul jour. Ici même, en été, on n' oserait pas gravir notre belvédère sans l' excuse de la vue — qui est prodigieuse. N' est pas un des mérites essentiels du ski d' avoir rendu un charme nouveau aux sommités de neige dédaignées?

Olivier, en admiration devant le panorama presque illimité, dénombre avec Justin les sommets. Des noms... des noms... Je ne vois plus, de mes yeux saturés, qu' un hérissement général, une levée en masse de la montagne. L' unanimité du rythme ascendant produit une impression formidable, comme le parallélisme rigoureux de cette forêt de bras, dressée d' un geste solennel, dans le « Serment » de Hodler.

Est-ce une pensée analogue qui fige, dans un élan semblable, la noble assemblée des sommetsPeut-être. Ou bien faut-il y voir la crispation désespérée de la terre — « vallée de larmes », « hostellerie de douleur»Peut-être. A moins cependant qu' il ne soit l' expression symbolique de l' élancement passionné de l' éternelle Maïa vers la lumièrePeut-être... Le monde extérieur, en vérité, n' est que l' écho contenu de l' âme humaine. La nature est comparable à une cloche dont l' homme serait le battant. C' est lui qui arrache à la matière inerte des accents magnifiques, en la faisant, sous le choc de ses sentiments intimes, vibrer au diapason de son émoi. Et en cet instant radieux d' épanouissement intérieur, sous le grand soleil de midi, cette cloche enchantée s' ébranle et sa voix émouvante monte vers la voûte sereine et lumineuse du ciel, monte comme un angelus incomparable.

Etendus sur le parvis neigeux, nous l' écoutons, dans la ferveur de notre contemplation qui est comme une prière sans paroles, chanter la gloire du Créateur et exalter notre joie de vivre. La communion entre le ciel et la terre est parfaite; et nos âmes, apaisées, s' anéantissent dans une félicité suprême; car elles ont atteint, par surcroît, le plus haut sommet de la béatitude, étant devenues sans désir...

Justin presse le départ. Il lui tarde de rentrer à Grimentz, rassurer sa femme qui l' attend depuis la veille et doit être dans les transes; car les montagnards, en bas, s' exagèrent beaucoup les dangers de l' alpe en hiver. Ayant rechaussé ses bois, il se laisse glisser le long de l' arête plongeante. Entraînés par son poids, ses skis fusent, comme une torpille à fleur d' eau, sur la pente poudreuse; et, sous la furie de leur élan, rebondissent, dans un sillage écumeux, à quelques centaines de mètres en amont, sur la côte de Bricolla. Au sommet, nous en restons bouche bée. Je frotte mes lunettes de glacier, n' en croyant pas mes yeux. Mais Olivier, parti sur la piste infléchie, est « paumé » de même chez Justin. Convaincu de la qualité rare de la neige qui permet toutes les audaces, je m' abandonne à mon tour à la griserie de l' envol dans le vide qui se creuse au bas de l' arête. Une force irrésistible, qui croît avec une vitesse étourdissante, me fait remonter, en décroissant, le versant opposé où mes compagnons, en jubilation, m' attendent. Doucement, je m' arrête auprès d' eux, sans heurt, comme un oiseau qui se pose au bout de son vol rapide.

Quelle aubaine que ce poudrain! Il dépasse tout ce que nous osions en espérer. Nous en piaffons d' aise. Salamin nous offre de nous faire les honneurs de la vue toute proche du col, ouvert sur les jardins glaciaires de Ferpècle. Mais le skieur alléché, houspille sans vergogne l' alpiniste en nous. Maintenant que nous avons goûté le vin capiteux des belles glissades, nous ne songeons plus qu' à vider la coupe d' un trait jusqu' à la dernière goutte. Un virage cinglé à toute allure nous ramène dans les traces du matin que nous jugeons prudent de côtoyer.

Dès lors, nous « rendons la main » à nos coursiers, les laissant chevaucher au gré de leur galop débridé. Une joie véhémente nous fait frissonner des pieds à la tête. Grisés par le glissement berceur de la vitesse, qui nous entraîne sans effort, nous pourrions croire, ayant perdu, sur nos skis, la notion de la pesanteur, qu' il nous est poussé des ailes. Le ravissement nous transfigure, cependant que nous fonçons en droite ligne à travers le poudroiement irisé des champs de neige, avec une aisance, une souplesse qui nous rend l' illusion enivrante de nos vingt ans... vingt ans, c'est-à-dire l' âge unique des énergies jaillissantes, de l' adresse instinctive, des enthousiasmes spontanés qui ne doutent de rien. Oui, nous avons vingt ans — et le monde est à nous. Ce monde enchanteur a beau être aborné par les monts, notre allégresse le déborde; il nous paraît illimité comme notre rêve. Séduits par ses mirages, nous nous y plongeons avec une fougue juvénile. La trace de ski que nous étirons derrière nous est devenue le symbole du fil de la vie, et ce fil, nous le dévidons maintenant avec une rieuse insouciance, une frénésie folle de vivre, comme s' il ne devait finir jamais.

L' air cinglé fait résonner à nos oreilles des sonorités étranges, une musique tumultueuse, trépidante, triomphale, où nous percevons à travers la grandissante exaltation de notre galop, des clameurs sauvages et frénétiques de walkyries, descendant du Walhalla dans une chevauchée échevelée: Hoïotoho! Hoïotoho! Excités par ces cris imaginaires, nous éperonnons nos cavales. Hoïotoho! Et elles bondissent de plus belle, d' un galop plus nerveux et plus allongé, en nous fouettant de leurs crinières neigeuses éployées, le visage brûlant d' une fièvre joyeuse. Haïaha!

Les crevasses? Nous en rions. Nous filons par dessus leurs lèvres sournoises avec la désinvolte assurance de notre vélocité qui nous enlève d' un élan si rapide qu' elles n' auraient même pas le temps de nous happer au vol dans leurs gueules baveuses, s' il leur en prenait l' envie. Hoïotoho! Nous avons vingt ans — et le monde est à nous!

La Lex qui étale, comme une rivière de diamants, jusqu' à la molle encolure du Bouquetin son flux de neige incandescent, nous invite à porter à sa cime bénévole nos hommages admiratifs Déjà nos skis, frôlant ses flancs onduleux, ralentissent leur allure à la montée. Non! Plus fort! Que nous importent à présent les sommets; nous sommes skieurs et ne reconnaissons plus que la souveraineté imperative de la vitesse. Hoïotoho!

Une voltige étourdissante nous fait rejoindre la piste sinueuse du matin. Plus fort! Plus fort! Et les reins cambrés, les genoux fléchis, les jarrets tendus, nous fendons déjà, au contour de ses falaises, l' ombre diaphane du Pigne. La neige moelleuse et régulière nous équilibre, malgré le train effréné, d' un rythme si doux, si égal, que nous avons parfois l' impression d' être immobilisés sur nos traces et que ce sont, au contraire, les monts déchaînés et le perfide maquis des crevasses qui déferlent autour de nous dans une ruée éperdue. Alors, d' un soubresaut exaspéré, nous bandons toutes nos forces dans un effort extrême pour ne pas nous laisser ravir notre vitesse qui est devenue notre idole, notre raison d' être; et, nous faisant plus légers encore et plus souples, nous filons d' un bondissement félin à travers le tourbillon blanc du monde extérieur, aussi follement que notre imagination emballée.

Comme il sonne joyeusement le battant humain de la cloche de l' alpe! Ebranlée par ses véhémences, elle vibre, chante et clame, d' une voix irréelle, notre débordante félicité. Et semblable aux cloches de Pâques de notre enfance que, haletants, nous écoutions, « rentrer de Rome » à tire d' aile dans leur envolée sonore, elle s' agite et bondit, nous berçant à la cadence de son carillon séra-phique, cependant que tout notre être sensible, affranchi des lois rigides de l' espace et du temps, des misères communes et des contingences, s' épanouit dans la divine extase de notre chevauchée...

Fonçant sur les falaises qui endiguent le flot calme du névé pour le refouler sur le lit inférieur du glacier, nous allons nous écraser contre leurs murailles farouches qui nous barrent la route; mais d' une inflexion péremptoire nous virons en arrêt... chancelants, essoufflés, rendus.

Les monts entraînés dans notre sillage, s' écroulent autour de nous. Nous avons toutes les peines pour les remettre à leur place dans notre pensée encore étourdie. Les yeux, chavirés de vertige, s' efforcent de comprendre, lorsqu' un frisson d' effroi nous fait, comme un furieux coup de timbale, tressauter, en nous révélant la vérité amère: Fini, le délire sublime de la glissade sur la poudre d' or du névé, le vol enchanté sur le tapis magique de Schéhérazade. Le fil ensorcelé de nos vingt ans nous glisse des mains. Nous l' avons dévidé avec une telle hâte qu' il ne nous en reste qu' une sensation confuse, mitigée de regrets.

« Comme volent les annéesl... » A nos pieds un dévaloir, luisant de neige glacée, aboutit à proximité de nos traces du départ et c' est dès lors comme si des bruissements sourds de bassons et de hautbois nasillards nous envoyaient, du bas de la côte, une invite moqueuse. Nos jarrets, énervés par la tension prolongée, tremblent de lassitude et nous titubons sur l' appui vacillant de nos bâtons.

« Nous voici bientôt des vieux... » La cabane, si frêle et lointaine, vue du sommet, nous offre maintenant, à portée de voix, l' abri de ses murailles robustes. C' est le havre sûr, mais où s' achève dans la mélancolie la belle aventure des voyages.

« Et le soir de nos journées Déjà paraît dans les deux... » Jamais course ne m' a semblé réfléchir aussi fidèlement l' image même de la vie...

MOIRY-LES-NEIGES.

Salamin, à cheval sur ses bâtons, se laisse glisser sur la croûte gelée du couloir. Je me détourne avec horreur. Quelle déchéance nous attend! Décidément, oui, le songe enchanteur de nos vingt ans est bien fini. Ici, ce n' est plus l' adresse innée de la jeunesse, c' est la force mûrie et l' expérience rassise, prête à s' accommoder hélas! des appuis humiliants et des compromis douteux, qui guideront nos derniers pas.

La rage au cœur, j' enfonce les pointes de mes bâtons dans la neige rebelle et descends en dérapage. Comme elle gémit de douleur et se tord, dans l' étau de mes bois! J' en jubile d' une joie amère. 0 illusionniste incorrigible! ne sais-tu pas que d' une chiquenaude, d' un frisson de sa chair égratignée, l' alpe, si elle voulait, te rejetterait, la tête en avant, au bas du couloir, dans les houles mortelles des séracs?

Traces du matin. Traversée de flanc. Terrasse de la cabane... La pensée absente, nous enlevons nos skis d' un geste machinal et entrons au réfectoire. Affaissés sur les bancs, nous restons un long moment silencieux, accablés en quelque sorte par des émotions qui dépassent notre entendement. Est-ce le dépit de la fin odieuse de notre chevauchée extatique qui nous déprime? Ou pleurons-nous en silence le paradis perdu des jardins suspendus de Moiry ?l ) Le soleil entre à grands flots par les fenêtres ouvertes et verse sa joie dorée dans notre gîte. Comment lui résisterions-nous? Repris par sa généreuse sollicitation, nous secouons notre accablement qui est plutôt la réaction nerveuse d' une tension physique et d' émotions exacerbées.

Salamin débouche avec à propos une bouteille de vin du glacier ( une rescapée de l' inaugurationcependant que le gai luron, Olivier, qui assume toujours volontairement les corvées, met le feu au fourneau pour la soupe. Les yeux de Salamin brillent d' un éclat étrange.

— Eh! oui, mon cher Justin; je vous comprends, il ne vous a jamais paru si beau, n' est pas, votre pays de Moiry. Vous lui avez découvert un visage nouveau, inconnu; et le charme profond de vos montagnes vous est entré dans la chair par la caresse impétueuse du ski. Il agit, ce charme singulier de l' alpe, aussi puissamment qu' en été quand on le sent, à travers la morsure des doigts sur la roche, vous transpénétrer au cours de varappées frémissantes. Oui, c' est une splendide conquête que l' alpinisme hivernal! Il a ressuscité les saisons « mortes ». Nous ne connaissons plus des époques défavorables; hiver ou été, printemps ou automne, nous n' avons plus à composer qu' avec les conditions momentanées.

Quel bonheur aussi — mais combien mérité — pour vous, Justin, qui aimez la montagne pour elle-même et non pas pour ses seuls profits, d' avoir été préposé à la garde de la réserve alpine de vos amis de Montreux. Il est un peu éclipsé, notre domaine, j' en conviens, par les « terres du ciel » de Bertol et du Mountet; mais consolez-vous en songeant que les ascensions les plus fructueuses ne sont pas celles qui se font à l' aide unique des pieds et des mains, et que le duché de Moiry est assez vaste et assez impressionnant pour contenter ceux qui ne demandent pas que des sensations physiques à la montagne.

Aussi, le soir à la cabane, de retour de course, lorsque vous chercherez votre plaisir à vous égayer aux propos exubérants de vos visiteurs—car vous êtes de ceux qui savent sourire à la joie des autres — réjouissez-vous tout particulièrement, si vous en voyez à l' écart, silencieux et transfigurés par une émotion intérieure; vous n' aurez pas besoin de demander quel sommet ils ont gravi; car ce n' est pas le sommet qui compte... vous pouvez d' emblée vous dire que ceux-là reviennent de loin, comme nous maintenant, ayant accompli dans le féerique décor de l' alpe blanche la plus émouvante course qui soit, le plus merveilleux voyage d' exploration: le tour du monde de l' âme humaine.

A votre santé, JustinArmand Schmitt.

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