Noms de lieux alpins (fin)
Par Jules Guex.
XI.
Entre Combin et Dolent.
Avec 2 illustrations.
Troisième partie. Le Val Ferret.
Le Val Ferret, en patois Comba Faréï ou Fari, n' a pas comme l' Entremont, son voisin, un passé chargé d' histoire, bien qu' il ait dû être de tout temps la voie la plus directe et la plus facile pour atteindre Courmayeur et le Petit St-Bernard. Ses forêts opulentes ont cependant fait parler de lui dès le XIIe siècle. En effet, le 1er avril 1189, Thomas Ier, comte de la Maurienne, donna à l' Hôpital du Mont Joux ( Grand St-Bernard ) la forêt de Ferret et les bois attenants « nemus de Ferrea ( ou Ferraiz ) et alia nemora montis coherentia hospitali et domui necessaria ». Ce don fut confirmé par le pape Clément III en 1190, dans un document parlant du « nemus de Ferray ( ou Ferraz ) ». En 1191, le comte Thomas donna ordre aux habitants d' Orsières ( audaces et rustici Orserienses ) de ne pas troubler les chanoines dans Je transport des bois des « nemoribus de Ferray ad caleficiendos et vivificandos pauperes ». On devine que le terme vague et indéterminé de « forêts de Ferret » allait provoquer des démêlés entre le couvent et Orsières. En 1395/96, il se déroula un procès qui finit par une décision du comte Amédée VIII de Savoie en faveur du couvent. Enfin, le 20 décembre 1894, après avoir duré plus de sept cents ans, le litige s' est terminé par une transaction honorable pour les deux parties, grâce à l' esprit conciliant de Mgr Bourgeois.
Le Val Ferret s' insinue entre deux chaînes de montagnes, très différentes l' une de l' autre, calcaire ( jurassique .) à l' est, cristalline à l' ouest, d' où des contrastes séduisants: la rive droite revêtue de forêts et de gazons qui atteignent les crêtes, la rive gauche sauvage, tout en parois abruptes, en arêtes déchirées enserrant des glaciers menaçants et des moraines traversées par des « reuses » écumantes. Entre les deux décors, s' étagent des prairies admirables sous le soleil de juin, et, plus haut, une dizaine de pâturages d' été nourrissent des centaines de vaches et de moutons.
La plupart des hautes cimes de la rive gauche sont restées anonymes jusqu' au milieu du siècle dernier. Mais l' arrivée des alpinistes a fait naître une foule de noms de sommets, dont la nomenclature resta longtemps flottante et confuse. La rive droite, au contraire, très injustement délaissée par les touristes, n' a guère que des noms authentiquement locaux, fleurs naturelles du sol ou rappelant la vie pastorale de la population indigène.
Ferret. Il y a quelques années, W. A. B. Coolidge a publié un article au titre prometteur: Le Col Ferret dans l' histoire; mais on peut être un admirable alpiniste et un médiocre historien, à moins que, pour mériter ce titre, il suffise de cataloguer des documents et de relever toutes les orthographes fantaisistes qu' a prises un nom de lieu dans des archives, des textes littéraires et des cartes. Ne convient-il pas d' établir urte échelle des valeurs entre les documents exhumés, de les interpréter avec prudence et d' étayer ses conclusions sur des preuves solides? Comment Coolidge peut-il sérieusement affirmer à deux reprises que Vallis Putrea fut, au XVIe siècle, le nom du Val Ferret italien, alors qu' il s' agit manifestement du Vallon de Peuterey, affluent du Val Veni? Comment peut-il attribuer au Val Ferret suisse deux noms qu' il a dénichés aux archives de Turin: Prenayez, qui n' est qu' une erreur de scribe pour: le Fresnay ( Val Veni ), et Arseriis, qu' il traduit par les Ars, sur Ferret suisse, alors qu' il est question du Larzier, hameau de Courmayeur? Comment Coolidge peut-il accorder quelque confiance au lamentable Philibert de Pingon, dont j' ai parlé dans mon étude: « Cervia ou Servin? ».
Pour Coolidge, « l' origine du nom de Ferret n' est pas douteuse, car il dérive des mines de fer qui se trouvent sur ses deux versants. » Et c' est tout. Rien sur l' emplacement de ces prétendues mines, aucun document prouvant l' in de ces exploitations. Sans doute aura-t-il lu sur nos cartes ( en face de l' Amôna ): « Pyrite de fer ». Cela lui suffit. Mais ignorait-il que le grand géologue Favre a écrit que cette mine a été peu exploitée. « C' est un filon ou, couche de fer oxydulé, associé à du fer carbonate et à quelque peu d' oxyde de manganèse. La couche est presque verticale. » J' ai vainement cherché dans les archives une mention quelconque de l' importance « ferrugineuse » du Val Ferret suisse et je crois qu' il faut donner une explication moins simpliste de ce nom. Jaccard, dans son Essai, n' admet pas qu' il y ait un rapport étymologique entre Ferret et « fer ». A son avis, Ferret vient du francique fodr1 ), en vieux-français fuerre, feurre, fœrre, foarre, fouarre « paille ». Mais il se garde bien de nous expliquer comment fodr est l' origine des plus anciennes graphies connues du nom de Ferret, soit Ferrea ( ou peut-être Ferraiz ) en 1189, et Ferray en 1190. Il faut donc trouver autre chose. Essayons.
Le latin far, farris « céréales » avait un dérivé farratus « fécond en fourrage », dont le composé infarratus « enfourragé » se trouve dans un document en bas-latin piémontais: vinea infarrata « vigne sous laquelle on laisse pousser de l' herbe », selon l' usage encore si fréquent en Italie. Farratus apparaît, en 1047, dans le nom de lieu Monsfarratus « Mont fécond en fourrage », devenu plus tard Monferrato ( Italie ). Farratus est devenu en bas-latin ferratus, dont le dérivé ferraticum a donné en provençal ferratja, ferrala « terrain en fourrage », et, chez nous, avec le même sens, les noms de lieux: Ferrage, Ferrajoz, Féradze, etc., orthographiés au moyen âge: Ferraio, Ferragio, Ferraige, etc.
Enfin, ce même ferratus est devenu en vieux-français ferré, dans l' ex curieuse « chemin ferré », qu' on a cru expliquer en invoquant le mâchefer, les scories qu' auraient employés les Romains pour durcir les chaussées. Mais, comme l' a démontré M. G. Serra1 ), chemin ferré signifie « chemin gazonné, herbeux ». En effet, dans une chanson de geste, le Roman de Girard de Viane, écrit en 1225 environ, la même route est appelée alternativement et indifféremment: « le grant chamin herbu » et « le grant chamin ferré ».
A mon sentiment, nous tenons enfin la clef du Ferrei valaisan. Ferratus apparaît dans les formes de 1189 Ferrea, et de 1190 Ferray, en latin ( Yallem ) ferratam « ( la vallée ) féconde en fourrage ». Rien ne caractérise mieux ce Val Ferrei, dont les eaux abondantes, l' orientation, les terrains calcaires du versant oriental favorisent la croissance des herbages plantureux et des gazons drus sur les pentes les plus élevées. J' ajouterai que les noms de lieux de cette vallée confirment cette thèse: Som la Proz, Praz de Fort, Prayon, la Seiloz, l' A neuva, Ferret, la Peula, les Arpalles, la Léchère, etc., dont les significations seront expliquées plus loin. L' idée de « pré, herbe, pâture » s' étale du haut en bas de la vallée.
Pour confirmer cette etymologie farr-, on pourrait tirer argument de quelques formes anciennes avec farr-: Valfarrefort ( cartes de Lambien, 1709, et de Scheuchzer, 1712 ), Val Farrefort ( dans un texte de Grüner, 1760 ), Fort Valfarre et Farret ( cartes du XVIIIe siècle ). Enfin, et surtout, de nos jours encore la prononciation locale authentique est Comba Faréï ou Fari2 ).
Si l'on m' autorisait à fixer le nom de cette vallée, je proposerais: Zα Val-ferrée « la vallée des herbages ».
Remontons la rive gauche de la vallée pour examiner les noms suivants:
Som la Proz = le haut du pré.
Larsa. L' article est agglutiné par erreur. Prononcez: l' ârfa. Le nom de ce mayen est d' interprétation douteuse. On pourrait y reconnaître l' arsa « la brûlée », c'est-à-dire « terrain défriché par le feu », bien que arsa se prononce ordinairement àrsa et non ârfa.
Jeur Voûta = forêt de Voutaz, nom de famille valaisan.
Prassony, sur d' anciennes cartes: Praz sur Ny, représente probablement Praz Orny et permet de fixer approximativement l' emplacement de YOrny primitif.
Orny, identique à un nom de village vaudois, Orny près de Cossonay, en 1012 Ornei, du latin Oriniacum ou Auriniacum « domaine d' Orinius ou Aurinius. A dû désigner à l' origine un lieu situé dans le bas de la vallée et s' élever, on ne sait à quelle date, jusqu' au Glacier et à la Pointe de ce nom.
L' Oratoire d' Orny, dont il ne reste presque rien aujourd'hui, est sans doute plusieurs fois centenaire. Autrefois, chaque année, une procession y montait d' Orsières pour solliciter la pluie nécessaire aux prairies et aux champs de la contrée. Tout ménage de la paroisse, dit Courthion, était tenu d' y figurer sous peine d' amende et d' accomplir ainsi, après la marche déjà longue faite pour se rendre à l' église, cette rude montée de cinq heures.
Le Portalet = petit portail, métaphore qu' explique l' aspect de ces rochers vus de la vallée.
Torrent du Guero = gorge encaissée, comparez Gueuroz, en 1363 Gouroz.
Ville d' Issert, même sens que esseri « terrain défriché ».
La Deuva, probablement « le fossé, la douve », du bas-latin doga. On l' a aussi expliqué par le gaulois duba « La Noire », nom d' un démon hantant les forêts.
Forêt de Mont Giroud = Mont de « Giroud », nom d' une famille de la région.
Les Sasses = Les rochers.
Chanton = monticule.
Frumion semble un diminutif de « fourmi », qui est presque toujours masculin en patois; à Bagnes on dit: « un » frômiâ.
Tita moutse ( il y en a deux dans la région ). « Tête ou sommité émoussée, tronquée ».
Châtelet = petit château. Métaphore fréquente pour « petit sommet rocheux ».
Ravines rousses. Nom moderne choisi à cause de la couleur des roches et du terrain.
Les Plines. Dans la région de Martigny et de Bagnes, plîno signifie « érable »; ailleurs on dit plano. Lire dans le Mont-Blanc de Durier ( édit. Vallot, p. 22, 23 ) les curieuses aventures du nom « Pointe des Plines » et le flottement qui a duré longtemps dans la nomenclature des sommets du bassin de Saleinaz.
Praz de Fort ( même nom à Grimisuat: Pradefort ). Praz = prés; et de Fort « dehors » représente le latin de basse époque deforis, formé sur les adverbes classiques: foris, foras « hors, en dehors ». L' orthographe logique serait donc Praz de f ors.
Saleinaz, en 1694 Sallaiynia. Signification obscure.
Grande Luis = grand couloir gazonné ou rocheux. Le nom est « monté » de nos jours sur un sommet.
Tita naire = tête noire; nière serait plus conforme au patois régional.
L' Evole ( glacier de... ). Nom d' un quartier de Neuchâtel, transplanté par les propriétaires de la cabane de Saleinaz.
Reuse de Saleinaz. Les torrents émissaires de glaciers sont appelés « reuses » dans cette vallée. M. E. Muret les disait parents de rosa, roèse « glacier », qui apparaît dans Planereuse.
L' Avary ( sur d' anciennes cartes: le Lavarit ) n' est pas « avarie », inconnu des patois valaisans. Serait-ce l' avare « l' épouvantail »? Je crois plutôt qu' il faut lire La Varie « la marmotte ». ( Voir, dans les noms de la Combe de l' A, l' analyse de Tête de Vari. ) Forêt de la Pourriaz, où le terrain est humide, où les roches se décomposent, « pourrissent ».
La Tenade. Il y en a deux dans le Val Ferret. C' est la prononciation régionale de tenaille « pince », dont l' emploi toponymique reste assez obscur. Mais il s' agit peut-être de son homonyme, tenaille ( dérivé de tena ) « petite tine, cuve, bagnolet, seule en bois ou en cuivre ». Ce serait une métaphore analogue à « chaudière », souvent nom de lieu.
La Diuretta, diminutif emprunté au bagnard diure « torrent ».
Treutse bouc = la truche aux boucs, aux chamois.
Les Grènerets = petits greniers.
Tsamodet = petit chamois.
L' Amôna = l' aumône. ( Voir Les Alpes 1937, p. 113. ) La Neuva. Rappelons une fois de plus que c' est: l' A neuva « l' alpe nouvelle ».
La Maya = meule de foin, tas de litière, et, par métaphore, sommet conique.
Les Rosettes, diminutif de roèse « glacier » ou de reuse « torrent ».
Le Pâquier = pâturage.
Mont Dolent. Son homonyme, Mont Dolin ( Arolla ), qu' on prononce do-lèinn, signifie clairement « petit, petit garçon ». Mais l' imposant sommet du Val Ferret a peut-être gardé le sens primitif du latin dolens « qui est à plaindre, pitoyable, misérable ».
Chantonet « petit monticule », qui domine à l' est le col dit aujourd'hui Petit Ferret.
Crétet de la Perche. Il y avait autrefois sur ce « petit crêt » une « perche », indiquant le chemin à suivre pour gagner le col du Chantonet.
L' Arteron. Semble apparenté à artayèrè « rhinanthe ou cocriste », dont la tisane guérit, dit-on, la pleurésie, le goître et les maladies de la tétine des vaches. Artayèrè peut être une variante de tartayèr, tartari, terterya « cirse des champs », mauvaise herbe parasite des blés et du fourrage.
La Léchère, pâturage au terrain humide, favorable à la croissance de la « laiche » des marais.
Merdenson = torrent qui charrie des eaux troubles et limoneuses.
Les Creuzas = les vallons, les creux, les ravins.
Les Temayres = lieu où croissent des temè « sorbiers ».
Veura lay. Orthographe maladroite. Prononcez: veurallè, avec accent tonique sur a. Le latin aura « vent » est devenu en vieux-français: ore ( d' où orage, au XVIe siècle « souffle du vent » ); à Valtournanche: eura ( d' où l' Eura, alpage sur le Breuil ); en provençal: aura ( d' où Col de Mille Aures, sur les cartes Mylorden Valais: oûra ( Vionnaz, Savièze ) et veura, autour de Martigny, dans le sens spécial de « vent, souffle de l' avalanche ». La Veurallè de Ferret est une côte où tombent de terribles avalanches, comme le montrent fort bien les « flèches » de la carte Kurz pour skieurs.
La Dotsa. Le verbe patois adossi « adosser » a un dérivé toponymique assez répandu: ados, adous, adosset, qui désigne généralement des lieux abrités contre le vent et le froid. J' y joindrais Zα Dotsa, mais en l' orthographiant l' Adotsa. Ce nom est appliqué à tort à un sommet: il désigne les pentes abritées de son flanc sud-est. Nom analogue sur Trient: le Tsanton de l' Adotsetle.
La Peula. Nom employé deux fois dans la vallée. 1° grand alpage sur le chemin du col du Grand Ferret ( en 1694 la Paula ); 2° nom ancien de la Chaux de Fenêtre, où le grand lac s' appelait autrefois: Lac de la Peula. Du latin pabula « fourrage, pâture », devenu paula, puis peula « pâturage ». Comparez le romanche pavlar « fourrager le bétail », le portugais poula « terrain non cultivé », le nom de lieu français Pévèle, etc.
Les Plans Fins. La prononciation que j' ai notée dans la région, et que je crois correcte, est identique à celle du français. On traduira donc ce nom par « plateaux gazonnés qui sont à l' extrémité supérieure des pâturages, ou qui sont les fins, les limites de l' alpage ». Si la prononciation était finn, l' interprétation serait différente.
La Chaudière. Ce nom, traduction française du patois tseuoudaire, est mal placé sur la carte: il devrait descendre de l' arête dans le grand « cirque » qui domine les Creuzas du Merdenson. Voir plus haut tenade « cuve ».
Les Econduits, à prononcer écondouè, est le participe passé féminin pluriel de écondre ( latin absconderé ) « se cacher, disparaître au regard ». N' a rien de commun avec le verbe « éconduire ». Fréquent en Valais, où il désigne en général des fonds de vallée retirés.
Les Marmontains. Au XVIe siècle, croyant que « marmotte » venait du latin murem montanum « rat de montagne », on forma le mot mormonlain, marmon-taine. Marmotte, qu' on a parfois rapproché de marmonner « mouvoir ses babines », pourrait bien être prélatin.
Manouvray. En vieux-français, manœuvre ( du latin manuopera employé dans les Capitulaires de Charlemagne ) signifiait « corvée » et a conservé ce sens dans le patois de nos Alpes. En juin, les consorts des alpages sont convoqués pour les manœuvres, c'est-à-dire pour les corvées d' entretien de leurs « montagnes »: réparations des bisses, sentiers et bâtiments. Manouvray désigne l'«homme de corvée », en vieux-français: manouvrier.
Six Potor. Bien que j' aie entendu cette prononciation, dans la bouche d' un berger, je la crois fautive et inspirée par la graphie de la carte. Je la rempla-cerais par: Six pôtrau « rocher boueux », dérivé de pôtra « bourbier, boue, vase ». La carte montre le ruisseau qui sort de ce « rocher boueux ».
Bandarrcy. Ban, dans la toponymie alpine, désigne des territoires où il est interdit de circuler, de laisser paître le bétail ou de chasser certains gibiers. Darrey, adverbe « derrière », joue le rôle d' un déterminatif géographique. Ce nom est une relique d' ordonnances qui, aujourd'hui, ne sont naturellement plus en vigueur.
Les Angroniettes, nom des arêtes dentelées du Grand Golliaz. Si cette graphie traditionnelle est correcte, on la pourrait rattacher au toponyme Angrogne ( Vallées vaudoises du Piémont ), dont j' ignore l' origine et la signification. Mais on peut se demander, si Angroniettes n' est pas apparenté au substantif increnna « entaille », ou, mieux encore, à ankronyè « paroles bles-santes, piquantes »: l' idée de « pointe piquante » autoriserait la métaphore toponymique. Mais tout cela est douteux.
Grand Golliaz. Sur son versant sud se trouvent des « gouilles », un « golliat » en patois valdôtain. Le nom est « monté » sur la cime voisine.
Les Vans = les parois rocheuses. On connaît les dérivés Vanil, Vanel, etc.
Aiguille de Lesache ou de Leisasses. C' est évidemment: les Sasses « les rochers », nom des parois sud, donné au sommet qui les domine. Aiguille devrait disparaître, à moins qu' on n' adopte: Aiguille des Sasses.
Les noms intéressants de la rive droite, d' amont en aval, sont analysés dans les notices ci-après.
Col de Fenêtre est un fâcheux pléonasme: Fenêtre de Ferrei, employé autrefois, était bien préférable.
Plan de la Chaux. Explication superflue, mais ne pas y voir chaux à bâtir.
Les Arpalles, diminutif d' alpe, latin alpellœ.
Les Ars ( en patois ez ou iz â ), participe passé de ardre « brûlé, incendié », s' applique à des terrains « défrichés par l' incendie » pour agrandir un pâturage. En feuilletant de vieux Echos des Alpes, je vois qu' un collègue genevois, artiste aimable mais linguiste improvisé, invoquait un mot germanique art«labou- rage ». Plus tard, L. Courthion, qui savait pourtant le patois, y voit à tort le mot larze « mélèze ».
Chouplô ( nom du versant sud du Mont Ferrei ou Tsavraz ). Ce doit être le participe passé du verbe choupld ou supplâ, donc « roussi, brûlé par le soleil ».
Mayens de Ferret. Les foins abondants et savoureux qu' on y récolte confirment l' étymologie que j' ai proposée au début de ce chapitre. Relire, dans les Nouveaux voyages en zigzag, la « Septième journée » du Voyage autour du Mont Blanc. La halte au chalet de Ferret est une des meilleures pages de Tœpffer.
Notre Dame des Neiges ou Chapelle de Ferret. Jolie légende, qu' on relira dans L. Courthion: Bagnes-Enremont-Ferrex, p. 238.
Le Chardonnet = où croissent les chardons.
Barîay, autrefois Barfrait. Origine et signification obscures.
Le Clou = Le Clos. Clous serait une meilleure graphie.
Sailys, prononcé salyi, semble un dérivé du verbe salyi « faire sortir le bétail »; cependant on s' attendrait à un suffixe — au, œu, comme dans Saillaux, VAssalyœu à Finhaut. On rappelle que lo salyi est en patois vaudois « le printemps », littéralement « la sortie », et que ce mot veut dire au Pays d' Enhaut « la sortie du bétail ».
La Seilo, peut-être « champ de seigle », bien que le genre féminin fasse difficulté.
Torrent Idro, déformation grotesque! En réalité: Torrent i Droz « aux Droz », nom de famille de la région.
L' Averne. Encore une cacographie! C' est La Verna « verne, aulne ».
Prayon = petite prairie.
Forêt Ibeau. Encore une orthographe absurde! Lisez: forêt i Baud. Cette forêt a dû appartenir « aux Baud », nom de famille attesté en Valais dès le XIIIe siècle.
Comba nain » ( mieux nière ) « Combe noire », c'est-à-dire « où croissent des sapins ». Les jures nigrœ « Joux noires » sont toujours des forêts de sapins dans le Jura, comme les Topwelde ( aujourd'hui Taubwald ) « sombres forêts » du Haut-Valais alémanique.
Torrent Tollent. Les belles prairies de Branche d' Enhaut sont traversées par un torrent, dévastateur en temps d' orage: témoin les ravines profondes qui l' encaissent et qui sont fort bien dessinées sur la carte. On serait donc tenté d' expliquer son nom curieux par un mot de l' ancien: tollant, participe présent de toldre « emporter, ravager, détruire », du latin tollere. Mais ces formes toldre et tollant ne sont pas attestées dans nos patois romands, à ma connaissance tout au moins.
H y a cependant une autre solution, qui, par une etymologie toute différente, nous ramènerait à une signification identique: « qui emporte, qui pille, qui ravage ». Aux XVe et XVIe siècles, l' Eglise a connu la plaie des pré-lats « commendataires », souvent simples laïques qui se contentaient de jouir largement des revenus, en laissant à d' autres, bien entendu, le travail et les charges. Or, dès le XVe siècle, les ducs de Savoie conférèrent le titre de prévôt du St-Bernard et ses revenus à des laïques, à des enfants mineurs et à des protégés du prince. Ces « commendataires » n' auraient dû avoir droit qu' à la « juste part » nécessaire à leur entretien, mais on sait bien que le luxe et le superflu sont facilement considérées comme nécessaires. Aussi les religieux qui habitaient l' Hospice étaient-ils réduits à tant de privations qu' ils durent se plaindre au pape. Le cardinal Schinner dénonça en vain ces « ennemis de la république valaisanne et sangsues du monastère-hospital ».
Par une coïncidence curieuse et, à mon avis, singulièrement révélatrice, le dernier de ces prévôts commendataires, pillards du bien des pauvres et de la congrégation, s' appelait René de Tollen, d' une noble famille originaire de Biella. Il prit possession de la prévôté en 1563 et mourut en 1586. Il puisa largement dans la caisse pour enrichir les siens, sans s' oublier lui-même. « Dans un chapitre présidé par l' évêque de Sion, Hildebrand de Riedmatten, Tollen est condamné à des restitutions considérables. Il s' en étonne et répond qu' il avait suffisamment baillé aux claustraux, en leur laissant toutes les offrandes des passants1 ). » Le terrible incendie qui dévora l' hospice en 1577 n' émut pas le prévôt commendataire; il s' en réjouit peut-être à la pensée que bien des documents compromettants disparaissaient dans les flammes. Nous ne savons pas, en effet, quel rôle René de Tollen a pu jouer dans la gérance des biens sis au Val Ferret: ce rôle a dû être assez fâcheux, puisque les malheureux religieux ruinés disaient de lui, non sans humour: « Tollenius omnia tollens.* ( Tollen qui emporte tout. ) Je conclus: le Torrent Tollen est une relique accusatrice du nom de ce mauvais prélat, dont les armes étaient: d' or à l' aigle de sable armée, becquée, allumée et couronnée de gueules, sur le tout un écu écartelé d' argent et de gueules2 ).
Ne dirait-on pas un programme ou... une confession?
Branche ( d' Issert ). On ne saurait affirmer que ce nom soit le français moderne « branche », dont les significations ont beaucoup varié: « patte », puis « main, griffe, dents de la fourche », etc. Jaccard y voyait « embranchement », soit « confluent » de la Drance et du Torrent Tollent. Rien n' est moins certain.
Le Broccard, nom de famille de la région.
La Tessura. Pas de renseignements utiles.
La Louage. Je n' hésite pas à condamner cette orthographe, qui exigerait un article masculin. C' est en réalité l' Allouage. Le mot alleu, du germanique ail ôd « entière propriété, pleine possession franche de redevances », a un dérivé valaisan: alloué, qui désigne les ayant-droit d' un alpage exploité en commun par des « consorts », et qui a des équivalents à demi savants: allio-teur et allodiateur. L' Allouage, qui rappelle d' anciennes conditions féodales, était donc la « pleine possession » des alloués.
Le Bioley = lieu où croissent des bouleaux.
Forêt de Jurasse. Pléonasme à corriger en: La Jurdssa ( du patois dzur âssa « la forêt dévastée par un incendie » ).
Forêt du Crêtet = du petit crêt.
Les Arlaches. Je n' ai pas trouvé de forme ancienne du nom de ce hameau. Deux hypothèses me paraissent plausibles:
1° archalè ( plus souvent arsale ) « sorbiers » a pu devenir, par métathèse des consonnes ch et l, arlachè. Les sorbiers abondent dans la région; 2° aria « écurie des porcs » vit encore dans quelques patois italiens et explique un nom des Grisons: Val d' Arias. On y verra le latin harula, diminutif de hara « écurie des porcs ». Les Arlaches de Ferret représenteraient harulaceas « les vieilles ou mauvaises écuries à porcs ».
Vevey, septembre 1940—février 1941.
Voir Jules Gross: L' Hospice du Grand Saint-Bernard, p. 121. Fréd.Th. Dubois: Armoiries des Prévôts du St-Bernard, p. 14.