Première ascension de la Tour sud du Paine | Club Alpino Svizzero CAS
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Première ascension de la Tour sud du Paine

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PAR ARMANDO ASTE

( Expédition italienne 1963 aux Andes patagoniennes ) Avec 6 illustrations ( 114/119 ) Les Tours du Paine sont trois impressionnants monolithes qui dressent leurs parois aériennes dans les Andes de Patagonie ( Chili ). Les alpinistes italiens les ont toujours considérées comme une sorte de fief et ont organisé plusieurs expéditions en vue de s' en assurer la conquête.

La Tour nord fut vaincue en 1958 par une expédition italienne conduite par Guido Monzino. Le sommet de la Tour sud fut atteint le 9 février 1963 par la cordée Armando Aste et Vasco Taldo suivis, peu après, par Iosve Aiazzi, Carlo Casati et Nando Nusdeo. Cette même expédition italienne avait réussi la deuxième ascension de la Tour centrale où ils avaient été précédés, un jour auparavant ( le 16 janvier 1963),par l' expédition anglaise de N. Page.

Après plusieurs tentatives, au cours desquelles ils furent repoussés par les éléments déchaînés - on sait que la Patagonie est l' enfer des vents -, les cinq valeureux alpinistes italiens repartent à l' attaque de la Tour sud, stimulés par la nouvelle que les mêmes grimpeurs anglais qui leur ont « ravi » la Tour centrale ont entrepris également l' ascension de la Tour sud, mais par le versant opposé.

Le 8 février, à 5 heures du matin, le temps était mauvais au-dessus du Camp II. Je sors de notre abri pour regarder le ciel. Mais je ne me fie pas à moi-même. J' appelle Vasco pour qu' il en juge aussi. La tête hors de la tente, il convient que si le temps ne s' améliore pas, il vaut mieux retourner se coucher. Mais maintenant je ne réussis plus à dormir. L' idée que les Anglais sont à un jour du sommet me tourmente. Au bout de quelques heures, je me décide à sortir.

Au-dessus de nous, c' est encore mauvais, mais au-delà je vois des îles de bleu. Réveil général. Activité fébrile de chacun. Peu de paroles. Les sacs sont déjà prêts depuis hier soir. Petit déjeuner. Quelques ultimes recommandations, et nous partons, Vasco et moi. Comme nous atteignons le contrefort conduisant à la moraine, nous constatons qu' un temps exceptionnellement beau règne dans la « Vallée des Tours ». Le soleil est tiède. Il n' y a pas un souffle de vent. Et il est maintenant déjà dix heures... Maudite vallée du Camp II! Quand on est au fond, on ne voit réellement pas le temps qu' il fait: le pan de ciel au-dessus des grands arbres de la forêt est trop petit.

- Les Anglais sur l' autre versant ont certainement attaqué très tôt ce matin!

- Que veux-tu faire ?Quand on estmalchanceux, ça va maljusqu' au bout, répond tristement Vasco.

- Eux, si les prévisions de Carlino sont justes, ce soir ils seront au sommet...

- Si au moins quelqu'un pouvait me libérer de ce poids: que j' oublie ces Anglais et ne songe plus qu' à notre itinéraire!

En avant! en avant sur l' interminable moraine, sautant d' un bloc à l' autre, tandis que le sac, si léger qu' il soit - car nous avons tout là-haut pour l' attaque -, semble toujours plus lourd. Un condor plane, superbe, au-dessus de nous. Puis il descend, il descend encore et je vois distinctement son bec et ses serres puissantes, alors qu' il survole le contrefort. Le géant des airs! Espérons qu' il n' a pas de mauvaises intentions... La moraine est finie. Nous attaquons maintenant des dalles redressées. Puis voici le petit glacier. Cinq heures de marche. Plus haut la paroi est propre et lumineuse. Cependant un frisson me parcourt l' échine quand, levant les yeux, j' examine le fameux surplomb. Nous mangeons « un morceau », puis harnachés comme il faut, le sac sur les épaules, j' entame le passage que nous avons déjà équipe: Là-bas au fond arrivent les trois autres. Je distingue très bien Nando et Carluccio. Iosve est un peu en arrière. A la vire où nous avions bivouaqué lors de nos précédentes tentatives, je me charge encore de pitons et de boîtes de conserves, puis je gagne la fissure verticale et, de là, le dièdre gris. Ici le premier piton à expansion que j' avais planté pour arriver sous le toit et tout l' attirail d' escalade: tamponnoir ou perforateur, marteau, étriers, pitons et mousquetons. Je suspends ici mon sac, je m' attache la cordelette ainsi que la corde qui aidera les autres et permettra de refaire le passage à la descente, comme main-courante. Puis je fais monter Vasco: si j' al plus loin, les cordes frotteraient trop contre le rocher; mais auparavant je fixe deux pitons pour plus de sécurité, d' autant plus que Vasco avec son sac ne pèse pas moins de cent vingt kilos. Il est exténuant d' appuyer sur le tamponnoir avec tout le corps penché en avant jusqu' à l' extrême gauche. Mais tout doucement j' y réussis. J' y réussis comme les vers, ces animalcules qui à force de creuser font s' écrouler les arbres les plus gigantesques.

- Viens, Vasco.

- Est-il sur, ce piton, pour y accrocher l' étrier?

- Regarde: les étriers, il vaut mieux que tu les suspendes aux boucles de la corde fixe qui, elle, est ancrée à plusieurs pitons...

- Ça va bien. Récupère alors les pitons pour que je puisse continuer.

Grande manœuvre de cordes et grande patience pour ne pas provoquer une confusion inextricable: cordes, cordelette et corde fixe... Balancement du marteau, cliquetis d' étriers, de trousseaux de mousquetons et de pitons suspendus à la ceinture... Je sors un pied de l' étrier qui tout de suite est occupé par mon compagnon et je me déplace vers le haut, prenant le matériel récupéré par Vasco.

- Est-ce que je continue? Vais-je aller plus haut?

- Attends un moment, que je sois en bonne position... ça y est. Vas-y, je t' assure.

- Si seulement j' arrivais à mettre un piton parmi ces blocs superposés!

Je m' étire, je donne du mou à la corde, je m' étire encore. Je prends à ma ceinture un piton en U et tente de le fixer dans une fissure horizontale. Rien à faire: il est trop court. J' en choisis un plus grand. Il va bien. Je le plante et frappe doucement, à petits coups, de la main gauche. Quel bruit fêlé!

- Qu' est que tu crois, Vasco? Est-ce que tout le bloc ne va pas tomber?

Vasco se tait. Moins éprouvé physiquement, il souffre moralement peut-être plus que moi.

- Sais-tu comment je fais? Je mets seulement l' étrier sans y fixer la corde. Ainsi, si tout le bloc se détache, l' étrier seul partira, mais la corde ne sera pas coupée.

- Regarde. Maintenant j' arrive à monter plus haut. Fais attention à la corde rouge et à la jaune. Avance un peu!

Un mètre plus haut, à droite, une petite fissure pour un piton. Je me soutiens de la main gauche et le fixe. Un coup de marteau... Mon DieuUn bruit de gravier sort de la fissure élargie. Un autre coup, et le gravier jaillit...

- Vasco, est-ce que je tape encore un coup?

- Mais... je n' en sais rien, Armando. Regarde toi-même.

Doucement, encore plus doucement. Maintenant c' est assez. Il devrait tenir. Ici également, je ne fixe pas la corde, mais seulement l' étrier.

- Attention!

- Qu' est qui te manque?

- Il me faudrait encore trois mètres.

Puis c' est la fin du surplomb. Il y a ici au-dessus la fissure que nous voyions bien du bas. Celle-ci conduit jusqu' à l' épaule de la Tour. Retenant mon souffle comme pour me faire plus léger, je gagne encore quelques mètres.

Un excellent piton entre en chantant dans sa fissure. Un court trajet en escalade libre et j' arrive sur de la roche très solide. Je plante trois pitons. Maintenant Vasco peut monter en toute sécurité.

- Bravo, Armando!

Du bas de la cheminée Carluccio, Iosve et Nando ont suivi avec attention la dangereuse escalade du grand surplomb.

- Si vous croyez, leur crié-je, vous pouvez grimper jusqu' à la vire où nous avons bivouaqué l' autre jour et vous y arrêter pour y passer la nuit. Nous, nous continuons à équiper la voie aussi loin que possible.

- Ça va bien.

Je récupère les cordes de mon compagnon et, au moyen de la cordelette, je hisse mon sac, puis Vasco monte en se tenant à la corde fixe, avec un calme olympien, son impossible sac sur les épaules et en reprenant les mousquetons. Haletant, il me rejoint avec tout son paquet d' étriers, de cordes et de cordelettes, il se met en sécurité, prêt à assurer mon nouveau départ. Regardant avec les jumelles, nous avions dit: « Quand nous serons à la fissure, au-dessus du toit, nous pourrons continuer en libre. » En libre? Oui, quatre ou cinq mètres au maximum. Mais le rocher surplombe encore et il faut pitonner. Une ample gamme de pitons est nécessaire, des gros aux minces comme la lame d' un canif... Avec une difficulté extrême, et peu à peu, je dérobe quelques mètres à la paroi. Un arrêt sur étrier. Dessous, un vide de deux cent cinquante mètres. Il n' y a plus de corde fixe. Je récupère mon sac et nous utilisons maintenant la cordelette comme corde fixe.

Une autre longueur.

Les derniers rayons dorent les plaques rouges du sommet de la Tour centrale à côté de nous. Il faut bivouaquer. Bivouaquer sur les étriers? Pas nécessairement. Je devine, plus que je ne puis la voir, une anfractuosité dans le rocher.

- Tiens, Vasco, ici nous pourrons au moins nous asseoir.

- Muy bueno.

Tout est pourri autour de nous. D' énormes feuillets minces, hauts de cinquante mètres et larges de vingt, laissent passer la lumière entre elles et la paroi. Nous grimpons en utilisant précisément la fente. Et tout cela tient par un miracle d' équilibre. Je ne crois pas être monté jamais sur des rochers aussi instables et dangereux. Nous devons prendre garde de faire tomber des pierres parce que les autres sont dessous. Sur un petit replat où subsiste une tache de neige je m' installe après avoir dispose une corde en guise de coussin isolant.

Les pieds reposent dans les étriers. Ceci est ma couche pour la nuit. Vasco a peut-être une position plus inconfortable encore. Par chance nous pouvons du moins nous nourrir convenablement. Mon compagnon n' aura pas porté en vain une charge incroyable. En effet, du sac magique il sort une énorme boîte: elle contient un poulet entier. Puis une bière pour chacun. Puis du chocolat. Puis du sucre de fruit. Puis du fromage. Et encore une gorge de « guardiente ».

-Bonne nuit!

- Bonne nuit!

Commence alors l' interminable série de mouvements étranges pour trouver une position à peine supportable. La nuit se déroule lentement dans la solitude de ce monde vierge, tandis que défilent, dans mon esprit, avec une lucidité croissante comme dans un conte féerique, tous les détails de notre merveilleuse aventure. Il y a déjà plus de deux mois que Y Augustus a quitté le quai de Gênes, nous emportant avec lui. Ma pensée va avec une infinie gratitude à tous ces amis qui se sont dépensés sans compter pour permettre la réalisation de notre rêve. Nous chercherons à être dignes d' eux.

Après avoir gravi la Tour centrale, il y a vingt jours que, infatigablement, en dépit de la pluie, du vent et de tempêtes de neige meurtrières, nous tentons la conquête de la Tour sud. C' est une lutte sans merci. Personne de nous n' est épargné.

Et la montagne, certainement, nous réserve encore des surprises plus haut...

Cependant les minutes et les heures s' écoulent jusqu' au moment où la nuit cède au jour nouveau qui s' annonce serein. Nous paressons encore un peu dans nos sacs de bivouac, puis avec des mouvements pénibles et fort exténuants - « le corps est vil et misérable » - et après avoir fait un semblant de déjeuner, nous reprenons l' ascension par la fissure qui continue au milieu des dalles grises.

Le rocher devient de plus en plus pourri, mais pas moins difficile. Maintenant me voici au bout de la cordelette. Ici nous laisserons des pitons pour nos amis qui, depuis quelques heures, sont en train de grimper. Encore deux longueurs de corde et nous atteignons des dalles moins inclinées. Au-dessus, superbe dans son isolement, la pyramide rouge se dresse, caryatide du ciel. La Tour sud ne supporte aucune comparaison avec les deux autres: vue du sud-ouest, c' est la plus aérienne des Tours; vue du nord-est, c' est la plus massive des trois. D' ici l' ascension nous semble assez facile par l' arête nord. Nous nous délestons du matériel et d' un sac avec tout ce qu' il faut pour le bivouac. Il est neuf heures et nous avons encore devant nous douze heures de jour. Nous devrions pouvoir atteindre le sommet et revenir ici bivouaquer.

- Est-ce qu' on essaye, Armando?

L' ami se charge de mon sac, plus petit, avec la caméra, l' appareil photographique, les fanions et quelque chose à boire. Je ne prends que deux étriers, une vingtaine de pitons, des mousquetons, le tamponnoir et quelques coins. En avant! A peine quelques longueurs de corde assez faciles, puis nous sommes aux prises avec des passages d' une extrême difficulté, mais en escalade libre. Ici le granit est très solide. On monte en utilisant des « grattons » minuscules. La couleur de la roche est d' un rose délicat avec des tons par places plus chauds.

Nous nous élevons sur l' arête vertigineuse, tandis qu' à nos côtés se creusent des abîmes effrayants. D' ici la vision de la Tour centrale est simplement paradisiaque, la Tour par excellence. On sent maintenant le vent, un vent doux, discret, presque caressant.

- Armando, peux-tu monter, même si je laisse filer la corde, parce que je voudrais faire quelques photos?

- Lâche seulement.

Il me semble effleurer à peine la roche, tant est vive en moi l' impression de la légèreté. Je dirai presque que je l' éprouve physiquement. Maintenant j' entends cliqueter l' appareil de prises de vues, manipulé par un opérateur plus enragé que jamais. « Celle-là encore il la voulait... » Encore un passage facile, pourtant le plus souvent ils sont du cinquième et du sixième degrés. Mais en ce moment nous avons des ailes!

En bas nous voyons nos amis attaquer l' arête. Nous laissons quelques pitons comme repères. Des dalles vacillantes succèdent à des passages humides, dalles polies, très belles et colorées uniformément. Je me tiens délicatement comme sur le clavier d' un piano d' une valeur incalculable. De petits trous, parfaits comme des bénitiers, offrent une eau pure à nos gorges brillantes. Cette ascension, dans cet état d' esprit, est quelque chose d' exaltant, purifiés que nous sommes par tant d' efforts, sur cette roche et dans cette atmosphère.

Un dernier surplomb dégoulinant. Au-dessus s' inclinent des rochers couverts de neige. Ici avec un peu d' attention on peut marcher. Je rassemble quelques anneaux.

- Vas-y, Armando, vas-y doucement, mais continue. Je ne voudrais pas que, pour quelques minutes, nous arrivions après les Anglais.

- Ah! les Anglais! L' enchantement est maintenant assombri. En avant, en haletant, tandis que le vent augmente d' intensité. En avant! tout en retenant dans nos cœurs cette joie infinie qui voudrait exploser. En avant, espérant et n' osant espérer. Ah! ces moments!

- Vas-y, Armando! Le sommet!

- Non, non! Ce n' est pas celui-là.

- Regarde là-haut, là-haut où est...

- Encore aussi loin?

- Vas-y, Armando, continue!

Une petite place où s' asseoir. Une grande dalle aux reflets sanglants. C' est le moment de la révélation. Je me jette sur ce sommet où s' arrête l' ultime élan. Aucune trace du passage d' autres hommes!...

Le vent joue de l' orgue dans le ciel. L' air est limpide sur l' horizon sans fin. Le soleil illumine et réchauffe. Une montagne immense aux trois sommets, portique d' une cathédrale de l' infini. La manifestation rendue visible du bonheur suprême.

Lame de granit rouge qui se détache sur le bleu impalpable du ciel. Sommet convoité depuis si longtemps. Cime qui depuis toujours nous était réservée. C' est la Tour sud du Paine. Maintenant nous savons que ce pilier du ciel était créé pour nous. A califourchon sur la dernière pierre, j' enroule machinalement les cordes qui, poussées par le vent, forment un arc au-delà du sommet Vasco, qui me semble encore plus gigantesque, gravit les derniers mètres. Les bras levés comme en acte de suprême adoration, je pousse vers le ciel une clameur de reconnaissance... Une embrassade émue, un nom murmuré et... une puissante « ioulée » répond aux cris qui montent du gouffre où d' autres hommes Alfredo, Pedro, Mario, attendent anxieusement.

Il est quinze heures - heure chilienne - le 19 février 1963. Le drapeau tricolore claque, joyeux, D' autres fanions d' autres couleurs: ceux du CAI, de la SAT, des villes de Roveredo, de Monza. de Milan, de Sesto Giovanni du Chili. Nous posons mutuellement: nombreux déclics.

Une gorgée de whisky, un jus de tomate: nous n' avons rien d' autre. Puis nous attaquons la descente. Attention au vent! Parvenu au milieu de la dalle terminale, je me souviens d' avoir oublié une chose ( ce n' est pas un jeu de mots ):

- Attends, Vasco!

Je remonte pour prier avec ferveur, puis je redescends. Parvenu au « petit col », je fouille dans mon sac, car je me souviens d' une autre chose.

- Qu' est que tu fais?

- Je dois retourner encore une fois là-haut. Car j' ai pris un engagement...

- Comment, ainsi décordé?

- N' aie pas peur pour moi, ami. Je reviens tout de suite.

Rapidement, mais avec précaution, je remonte pour la troisième fois sur le sommet J' ai avec moi un piton à glace, de ceux à vis. Attaché à ce piton, il y a un ruban tricolore. C' est un ami très cher qui me l' a donné.

- Maintenant le piton est là-haut, Armando, et ni toi ni moi ne pourrons plus l' enlever. Qu' im si d' autres ne comprennent pas? L' important, c' est que nous puissions comprendre, nous.

Je m' encorde de nouveau.

- En bas, Vasco!

Nous refaisons le même parcours. Sous le dernier surplomb nous rencontrons nos amis. C' est Nando qui est en tête. Carluccio a la charge du film. Une poignée de main, une embrassade, nos yeux brillent... Mais déjà il ne me reste que le souvenir, presque une peine secrète à cause de la coupe désormais vide, alors que l' âme attend d' autres béatitudes, tend vers d' autres buts.

La montagne royale, tout là-haut, resplendit, altière et solitaire et semble répandre une lumière rougeâtre.

- Allez vous aussi cueillir « votre moment », amis. Nous vous attendrons à l' Epaule. Nous vous attendrons jusqu' à ce que vous nous ayez rejoints. La montagne vous appelle.

Nous reprenons la descente, posant des mains-courantes aussi pour eux. Vasco est le spécialiste dans ces occasions-là. Je crois qu' il est imbattable.

Nous plongeons. Obsession. Ivresse. Frisson. La danse du vent et du rocher continue, toujours plus fascinante, toujours plus enivrante.Vertige patagonien!

- Salut, Tour sud! Salut Tour « De Agostini»!1 Nous avons voulu te rebaptiser du nom d' un grand Italien, un illustre missionnaire salésien, explorateur, alpiniste et amant de cette terre de l' Extrême américain.

Mais la voie, nous l' avons dédiée à toi, Andrea Oggioni 2. Comme tous les jours dans mes prières, toi non plus je ne t' ai pas oublié. Mais le lieu a été plus digne, ou peut-être est-ce moi qui me suis efforcé d' être plus digne. Quoi qu' il en soit, tu sais s' il est plus facile de te dédier, hélas! une voie qu' une montagne ou de rappeler chaque jour ton nom dans nos pensées ou nos prières.

- Vasco, puis-je venir?

- Viens, viens, mais récupère la corde.

1 Alberto de Agostini ( 1883-1960 ), prêtre des missions salésiennes de la Terre de Feu, missionnaire, explorateur, alpiniste, géologue, géographe, cartographe et ethnologue de ces terres australes où il passa la plus grande partie de son existence ( cf. Bulletin des Alpes 1962, p. 235/236 ). Note du Red.

2 Le guide Andrea Oggioni, compagnon de W. Bonatti, mort d' épuisement au cours de la tragique retraite du Pilier Freiney ( Red ).

En bas, toujours vers le bas, tandis que dans nos poitrines le cœur chante.Voici l' Epaule. Encore deux longueurs de corde faciles et nous sommes aux sacs. Nous préparons le bivouac, tandis que là-haut nos amis ont à leur tour entamé la descente. Les dernières flammes du soleil s' éteignent au-dessus du fier sommet.

Peu à peu, un voile de brume transparente couvre le ciel. Ainsi la lune ne nous dérangera pas de sa lueur laiteuse. Dans la nuit enchantée, les nuées jouent, découvrant et cachant tour à tour l' astre exsangue, jusqu' à ce que le ciel se teinte vaguement de rose.

Là-haut nos amis ont repris leur descente. Nous les devinons aux voix qui, par moments, parviennent faiblement jusqu' à nous. Nous sortons de nos sacs de bivouac. Il nous reste encore une bière pour deux et des caramels. Le chocolat, je n' arrive pas à le « faire descendre ». Une autre bière et de l' eau que j' ai trouvée dans une anfractuosité, nous les gardons pour nos camarades.

En effet, au bout de quelque temps, ils nous rejoignent. Ils parlent, ils parlent, heureux et intarissables.

On met en ordre les sacs, les pitons, les cordes. Quant aux coins, nous les abandonnons, puisque nous savons qu' ils ne nous serviront plus à rien. Ensuite Vasco entame la descente. Iosve le suivra, puis Carluccio, Nando, et moi-même je fermerai la marche. Nous formons une unique cordée. L' un assure l' autre, tandis que moi seul je suis descendu à la poulie par Nando, étant donné que j' ai pris le plus de matériel possible. Ce système est lent, mais c' est le meilleur et le plus sûr avec ce genre de difficultés et dans de telles parois où l' itinéraire de la montée est aussi celui de la descente. Les heures passent, rapides, mais nous continuons à gagner des mètres vers le bas.

Le Toit est parcouru, lui aussi, en sens inverse et je récupère tout, en enlevant les cordes fixes. Vasco et Iosve sont déjà parvenus, quatre-vingts mètres plus bas, sur la vire inclinée du premier bivouac.

Carluccio est arrivé au relais et je m' apprête à faire descendre Nando. Le vent hurle dans notre dos. Ce n' est plus l' orgue du ciel. Quelles bourrasques terrifiantes! Un bruit assourdissant nous glace, semblable au vacarme des escadrilles qui sèment mort et dévastation sur des populations sans défense. Nando et moi-même sommes abrités par le Toit, tandis que Carluccio s' aplatit contre le rocher. Mais là-bas Vasco et Iosve sont à découvert. Une pluie effroyable de cailloux crépite tout autour d' eux et semble ne plus finir.

Ah! mon Dieu! Cela a duré une éternité, mais maintenant... Je vois une tête inclinée sur les bras de l' autre. Carluccio, Nando et moi-même voulons savoir ce qui s' est passé. Iosve est indemne, par miracle. Il nous fait signe de descendre rapidement. Descendre rapidement? Vasco?... Nous n' osons le demander.

- Descends, Carluccio. Y es-tu? Descends, Nando. Non, ne t' en fais pas pour moi: je descendrai au moyen de la corde fixe.

Nous sommes tous unis maintenant, au risque d' être balayés ensemble par un nouvel assaut. Vasco a repris conscience. Il a mal à l' épaule gauche, à la jambe et au bras droits. Mais le pire c' est la tête. Sur la droite, près de l' oreille, le casque a été enfoncé. Le caillou qui l' a frappé s' est brisé juste avant sur un rocher.

Vasco est le plus fort de tous, le plus généreux. Le géant se ressaisit. Il ne peut faiblir, et puis il se rend compte que nous sommes là, autour de lui, que les cinq nous sommes solidaires.

- Tiens ferme, lui dit Nando, tiens bon.

- Je puis t' assurer que tu n' as rien de cassé, ajouté-je.

- Comment ferai-je pour descendre? demande le blessé.

- Ne t' en fais pas: tu verras bien.

Attaché à deux cordes, descendu par la poulie des mousquetons, retenu et freiné par Carluccio, le géant perd de l' altitude. Il se retient à la corde fixe d' une main, parce que l' autre, le même Carluccio la lui a immobilisée. Iosve a pris immédiatement son poste de chef de l' expédition et dirige les opérations avec une énergie et une clairvoyance insoupçonnées. Nando est déjà en bas et attend l' arrivée de Vasco. Je l' accompagne, chargé de son sac. Avec un mousqueton qui coulisse dans la corde fixe, je veille à ce que le vent ne le déséquilibre pas trop. Un bout est fait.

Un bruit assourdissant nous fait dresser la tête en même temps. Non! ce n' est pas une décharge pour le moment. C' est seulement le vent qui se déchaîne. Nous continuons doucement, tout doucement.

Quel brave Vasco! Son sac, c' est Carluccio qui le prend maintenant et il entreprend la traversée vers la gauche. Nous sommes de nouveau tous réunis, mais le danger diminue avec l' altitude... Une corde double de cinquante mètres. C' est la dernière. Nando en fixe encore une autre et nous descendons Vasco. C' est le tour de Iosve. J' assure Carluccio chargé comme un mulet, et finalement je touche terre moi aussi.

- Merci, Seigneur. Maintenant je te prie pour lui, pour mon compagnon. Fais qu' il n' ait rien de grave.

Nando rassemble les dernières cordes et je fais boire à Vasco une trentaine de gouttes de coramine avec de l' eau. Iosve aussi demande de la coramine, et en hâte nous nous préparons à quitter cet enfer.

Il est 18 h. 15. Douze heures ont passé depuis que Josve, Carluccio et Nando ont entrepris la descente ce matin... Chacun se charge au maximum. Nous prenons les piolets et Nando assure Vasco, tandis que nous dégringolons le couloir et le névé. Je reprends son sac. Nando aussi en a deux, car il a pris également celui que nous avions déposé à cet endroit et qui contient des vivres et du matériel. Lentement nous nous éloignons de la paroi. Mais nous ne sommes pas encore en zone sûre. En effet le névé est constellé de blocs grands et petits.

- Tenez-vous sur la droite, Il y a moins de risques.

Nous continuons à descendre tandis que le blessé ne laisse pas échapper une seule plainte. Mes compagnons sont si admirables que je me sens indigne d' eux. J' ai la gorge serrée et je ne puis qu' articuler:

- Camarades, vous êtes tous merveilleux et je ne suis pas digne de vous à cause de mon ambition. Maintenant nous sommes hors de danger, sur la moraine.

- Veux-tu te reposer, Vasco?

- Non, non, continuez, mais doucement.

- As-tu bien mal?

- L' épaule me fait mal.

Ce n' est pas grand-chose, pensé-je, si c' est seulement l' épaule.

Quelle étrange sensation, alors que jusqu' ici tous nos efforts n' ont tendu qu' à monter, à n' avoir plus tout d' un coup qu' une seule pensée: descendre tout le matériel! Qui sait si je verrai encore cet endroit? Nous piquons sur le Camp IL Sous le contrefort long et glissant, c' est Vasco qui ouvre la marche: un véritable phénomène. La nuit est tombée. Nous poursuivons notre descente dans le lit d' un ruisseau qui nous conduit tout droit vers notre but. Voici les grands arbres. Le Camp devrait être tout proche. Y aura-t-il quelqu'un? Iosve devrait déjà y être arrivé.

- Ohé!

Une lueur troue l' épaisse obscurité du bois. Dans la petite baraque au toit de tôle finit notre aventure. Pedro et Mario, nos deux amis, ont déjà préparé une boisson chaude et à manger. Il y a également de la bière et des fruits frais. Nous rayonnons de notre réussite. Mais voyant notre fatigue, ils renoncent spontanément à l' ascension que nous avions prévue avec eux.

Ils nous demandent des nouvelles des Anglais, mais nous ne les avons pas vus. Ils auront sans doute renoncé.

Nous apprendrons plus tard que, lorsque nous étions en vue du sommet, ils étaient encore trois cents mètres plus bas.

... Mais notre attention se porte maintenant sur Vasco. Nous l' aidons avec toutes les précautions qui s' imposent à ôter ses vêtements trempés de sueur. Je lui fais un pansement sommaire à la tête et je me tranquillise un peu, parce qu' il me semble que la blessure n' affecte que le cuir chevelu. Quoi qu' il en soit... Il prend du thé léger avec du citron, puis si c' est nécessaire, il absorbera des calmants. Il a un aspect normal. Il ne paraît pas qu' il ait de la fièvre. Nous allons nous coucher.

Au besoin, appelle-nous, déclarons-nous à Iosve qui dort avec le blessé.

Dans ma tente je puis lire les quatre lettres qui me sont parvenues jusque là-haut hier. La nuit se passe normalement, même si je pense que personne n' a réussi à dormir. A peine le jour se lève-t-il que nous jetons un coup d' oeil à Vasco. J' éprouve un soulagement: il semble prêt à se lever après une nuit de tranquille repos.

Tu es vraiment formidable! Qu' est qu' il faudrait pour t' assommer? Tu te lèveras quand tu voudras, tu prendras quelque chose et nous descendrons sans nous presser vers le camp de base.

Il faut batailler pour qu' il renonce à prendre une charge. Iosve et moi l' accompagnons. Carluccio et Nando remonteront avec Mario et Pedro pour ramener ici et plus bas tout le matériel resté dans les camps supérieurs. Moi-même je remonterai demain pour les aider. Nous marchons par petites étapes. Nous apprendrons plus tard que Vasco, en plus de sa blessure à la tête, souffre d' une blessure compliquée de l' épaule.

Le temps est beau maintenant. Nous marchons dans des prés, à proximité de l' Estancia Radie et pour la première fois peut-être nous nous apercevons qu' en Patagonie il existe de petites fleurs qui dégagent un parfum très agréable.

- Pèlerin à la recherche d' ascensions audacieuses, à la conquête du ciel, lève ton regard. Là-haut, s' élevant dans l' azur limpide, se dressent les sommets du bonheur suprême. Et ces cimes t' attendent...

Vasco doit certainement être déjà à l' hôpital de Punta Arenas. Il est parti peu auparavant avec notre vice-consul Renato Bottino qui, heureusement, était au camp pour nous attendre, quatre cents kilomètres de pampa, quatre cents kilomètres d' un gymkana géant, mais au moins, maintenant, il est entre de bonnes mains.

Je suis fatigue, fatigue mais content. L' audition d' une bande portant l' enregistrement de chansons de montagne qui m' a été adressée d' Italie me procure une grande joie... Dans ma tente sont venus, des amis de Bottino qui ont préféré rester ici un jour de plus pour permettre à Vasco de prendre leur place dans l' avion et de voyager ainsi plus confortablement. Je dormirai avec Carlino. Tout d' abord timide, puis toujours plus joyeuse, maintenant résonne la musique à bouche, tandis que sur le camp descend la nuit.Traduit de Vitalien par P. V. et G. W. )

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