Schnuggi
Par G. ValloHon.
A mon vieil ami Fritz, en souvenir.
On célèbre si souvent, ici même et à juste titre, les prouesses alpines de clubistes bipèdes, qu' il sera peut-être permis de consacrer quelques lignes à un modeste compagnon de course, à quatre pattes celui-ci, dont les aventures, gaies ou tragiques, méritent au moins un souvenir.
On l' appelait Schnuggi. Noir, le poil bouclé et quelque peu hirsute, haut comme une botte, il n' avait de beau que les yeux dorés et vifs, mais qui ne brillaient jamais plus que lorsqu' il nous voyait décrocher corde et piolet suspendus au-dessus de sa corbeille. Jappant, gambadant, il remplissait alors la maison de ses appels joyeux. Son maître, l' ami Fritz, dit Pipe-en-bois, avait beau prendre sa grosse voix, le repousser d' un coup de pied en fermant la porte, nous n' avions pas fait cinquante mètres que Schnuggi était sur nos talons, oreilles basses tout d' abord, dans l' attitude du coupable qui a désobéi, puis, prenant fièrement la tête de la colonne, nous regardant de côté comme pour nous dire: « hein, c' est pour la Tour d' Aï aujourd'hui ou pour les Diablerets, j' en suis, ouah... ouah... ouah! » Le départ, pour lui, était toujours glorieux; le retour l' était souvent beaucoup moins.
Tel certains, portés par leur bile à se montrer revêches, Schnuggi aboyait toujours, à propos de tout et de rien. Son humeur ne se modifiait que pour ses congénères de sexe féminin rencontrés au cours de ses randonnées. Il fallait alors le voir, trottiner d' un pas allègre, la queue en panache, la poitrine bombée, l' œil fripon, et s' approcher de la belle par de savants contours! Nez à nez avec elle il plastronnait, lui disant dans son langage des propos aimables, auxquels la dame semblait être fort sensible.
Or, ces aventures galantes le mettaient fréquemment en conflit avec d' autres mâtins de l' endroit, bien râblés, ayant le pied alerte et les crocs solides. Cela se terminait régulièrement par une bataille sous les yeux de la belle, prudemment réfugiée au haut d' un escalier. Parfois le vacarme était tel que la police accourait pour séparer les combattants. C' était alors dans les ruelles du village une fuite éperdue au cours de laquelle le pauvre Schnuggi, plus petit que les autres, finissait presque toujours par se laisser attraper non sans avoir reçu maints horions dans la bagarre. C' était la Roche Tar-péienne après le triomphe du Capitole! Quelle humiliation! Etre conduit en laisse par un agent, défiler la queue basse, crotté, fripé et penaud devant l' escalier où la belle de tout à l' heure se léchait doucement d' un air détaché! Dans sa caboche de chien grondaient alors de sombres et tumultueuses pensées de révolte. En plaine surtout, la mésaventure tournait au drame et l' odyssée se terminait régulièrement par un séjour en fourrière, cette géhenne des chiens, où notre cabot, confondu avec d' autres frères de misère, sales, ver-gogneux, pelés, se sentait profondément déchu. Aussi, lorsqu' après quelques jours de détention il revoyait la lumière du jour, de quel œil torve il regardait l' agent qui lui rendait enfin la liberté en le remettant, contre payement de la pension, à son maître descendu tout exprès pour le réclamer! Rentré au logis, Schnuggi, rageur, ne songeait plus dès lors qu' à assouvir sa vengeance. Du fond de sa corbeille il surveillait la fenêtre entr'ouverte, et alors malheur à l' homme portant uniforme que son service ou sa mauvaise étoile amenait à proximité. Un bond, un cri, le bruit sec d' une déchirure, le tout suivi d' im variées, et la scène en un seul acte très bref mais plein d' action était terminée pour la plus grande joie des badauds accourus au spectacle. L' acteur principal, sa rancune satisfaite, s' éclipsait avec modestie entre les jambes du public. Quant à l' autre, il ne lui restait qu' à conter sa mésaventure au propriétaire du chien qui ne pouvait que constater le dommage et payer les frais. Cela avait fini, parmi les agents de tout genre du village, par devenir une sorte de gageure que de s' exposer à la rencontre de Schnuggi, tant il y a de joie dans ce monde à échanger de vieilles frusques élimées et déteintes contre des tenues flambant neuves. Il ne s' agissait que de provoquer insidieusement le chien toujours prêt à la riposte, et, au moment psychologique, tel le toréador jouant avec le taureau en esquivant les cornes acérées, d' éviter prestement la bête afin que les crocs n' atteignent que l' étoffe sans érafler la peau. Mais, à ce jeu-là, les montagnards madrés étaient passés maîtres et jamais plus, depuis cette époque, la maréchaussée de là-haut n' a été habillée de neuf à aussi peu de frais pour la commune!
A part les agents, Schnuggi houspillait volontiers aussi les vaches. Mais si celles-ci, pacifiques par tempérament, fuyaient toujours la queue en l' air et la cloche battant le tocsin, il rencontra parmi d' autres quadrupèdes des adversaires plus décidés, et le combat se termina une fois d' une manière beaucoup moins glorieuse pour notre héros.
Ce jour-là, on en était encore au début du ski dans nos Alpes, nous étions partis pour le Chaussy. C' était l' automne tardif. Les fonds, du côté de la Comballaz, étaient ouatés de brume, tandis que les premières neiges poudraient déjà les cimes. Nos lattes sur l' épaule, nous cheminions, fumant et devisant, lorsque, avant la petite grimpée qui précède Lioson, Schnuggi, jusqu' alors d' une sagesse exemplaire, franchit la barrière d' un bond et tombe en arrêt devant un vieux cheval qui broutait paisible l' herbe déjà étoilée de colchiques mauves. Placide, le cheval tendait le cou vers les touffes savoureuses, tandis que le chien, que ce calme piquait au vif, tournait autour de lui en aboyant rageusement. Tout à coup, au moment où Schnuggi était à bonne portée, le cheval, un Ormonnan sans doute et cette race ne se laisse jamais prendre sans vert, lève le pied et décoche une ruade semblable à celle d' une certaine mule du pape dont parle Daudet, vous savez, celle qu' on entendit jusqu' à Pampérigouste et qui réduisit Tistet Vedène en fumée! Mais les bêtes ont parfois une intelligence subtile qui nous confond. Le coup de sabot, et c' est là l' extraordinaire, avait été donné juste assez fort pour rendre la leçon cuisante, certes, mais pas trop pour blesser sérieusement. J' ai toujours pensé, pour ma part, que dans ce cheval devait survivre l' âme d' un ancien pédagogue! Lorsque nous arrivâmes au sommet, la vallée était noyée dans les ombres violacées, tandis que les Diablerets rougeoyaient encore aux derniers rayons du soleil couchant. Schnuggi, allongé sur la neige et peu sensible ce soir-là aux beautés de la nature, frottait doucement entre ses deux pattes son museau endolori. Dès ce jour il fut rempli d' un respect profond pour les chevaux, les évitant le plus possible ou passant à côté d' eux avec une modestie touchante.
Avec l' arrière la neige survint et les sports d' hiver commencèrent. Schnuggi y prenait part à sa manière, s' ébrouant en faisant voltiger autour de lui des nuées de flocons blancs, esquivant de justesse les skis rayant les pentes de leurs pointes recourbées, se démenant, aboyant pour tout et pour rien, pour la joie de se griser de bruit et de soleil. Mais le jour des courses, ce fut la catastrophe inévitable. Le public, massé en groupes compacts,, attendait le passage des bobs, encourageant et acclamant les équipes penchées dans un même geste. Schnuggi, lui aussi, acclamait et encourageait à sa manière. Ses ouas... ouas... joyeux se mêlaient aux cris de la foule et, sans doute pour se faire mieux entendre, le malheureux avait sauté sur la piste au moment même où survenait un traîneau lancé en bolide. Quand la lourde masse eut passé, on vit sur la neige une petite chose noire, sanguinolente et inerte, qu' un spectateur le plus proche jeta comme une loque sur le talus avant l' arrivée du bob suivant. Cette fois c' était la fin. Adieu les courses, les coups de dent vengeurs et les culottes si prestement déchirées. La pauvre bête, fermant les yeux au soleil trop éclatant, sentait le froid coaguler son sang sur ses longs poils frisés lorsque, par une suprême ironie du sort, survint l' ennemi abhorré, l' unique agent de police du village en personne. Oubliant, dans son ingratitude, qu' il devait le beau pantalon neuf qu' il portait ce jour-là à la victime étendue râlante à ses pieds, l' homme ne trouva, en guise d' oraison funèbre, que ces mots symbolisant dans son esprit une victoire définitive: « Ah, te voilà, sale bête! » O miracle! à l' ouïe de cette voix détestée, le chien mourant sentit renaître en lui un reste de vie. Son œil, déjà vitreux, étincela et, au geste de l' agent venant insulter à sa douleur, il retroussa ses babines sur ses crocs en grognant de telle façon que l' autre, surpris par cette résurrection, resta court et battit prudemment en retraite.:
Le plus fort c' est que Schnuggi, recueilli, pansé et soigné, se reprit à vivre et finit par guérir, mais nous dûmes bientôt constater qu' il n' était plus le même. A la montée, nous retrouvions encore le vaillant compagnon de jadis. A la descente par contre il était sujet maintenant à des accès de vertige, ayant comme horreur du vide. Or, à cette époque, nous étions jeunes; nous ne rêvions qu' escalades inédites et cimes vierges. Un jour, comme l' été était revenu et, avec lui, le temps des randonnées, nous avions décidé de faire la montée de la Grande Dent de Mordes par l' arête reliant celle-ci à la Petite Dent. J' ignore si cette traversée a été réalisée depuis, c' est bien probable, mais elle comporte en tout cas de belles parties de varappe et de fameuses vires. Schnuggi avait suivi, l' œil vif, la queue en trompette, puis s' était couché, comme d' habitude, près des sacs, au pied même de la paroi. Lentement nous nous étions élevés sur le mur vertical lorsque le brouillard, brusquement sur- venu, nous cloua sur place. Collés sur une saillie étroite, n' y voyant pas à quelques mètres, nous étions restés perplexes, puis, prenant le parti de la prudence, nous avions refait, en sens inverse, le chemin si péniblement gravi. Nous arrivions aux éboulis qui servent d' assises à la paroi lorsque, pour comble, un coup de vent balaya la brume dans un ciel redevenu pur. Schnuggi s' ennuyait seul auprès des sacs, voulait-il nous rejoindre plus vite, quoi qu' il en soit, trouvant avec son flair de caniche des prises à sa taille, il était maintenant droit au-dessus de nous. Seulement, s' il était bien monté, il refusait absolument de descendre. Appels caressants, objurgations, menaces, rien n' y faisait. Cramponné au rocher, il nous regardait d' en haut, jappant de peur, ayant l' air de nous dire: « Descendez, si vous voulez, moi, je reste! » De mon poste, en dessous, je perçus alors ce dialogue savoureux mais malaisé à transcrire.Voix d' homme, en haut, sur un ton doux: «... Viens, Schnuggi, viens vite, petit... » puis, en bas à mon adresse, sur un ton très différent: «... Tu vois cet animal, Herrgott, Donner... verdammtes Vieh! » ( Je dois dire ici que mon ami, en bon Confédéré, parle français, mais jure beaucoup mieux en allemand.Voix du chien, tout en haut: « ouah... ouah... ouah. » Nouvelle tentative, nouveau bond; nouvelle conversation, plus insinuante, persuasive... « Viens vite, Schnuggi, viens... tiens, petit... », ici geste de la main tendant du sucre... en bas, sans aucune douceur... « Du Luder... Sterne... Millionen... » Voix du chien, plus lointaine et transie de peur: « ouah... ouah... ouah », puis aboiements plaintifs, coupés d' interjections énergiques et variées, chutes de pierres, glissades de semelles écorchant la roche, enfin arrivée de mon ami et du chien, l' un tenant l' autre par la peau du cou et, cette fois, voix triomphante «... Je le tiens, la rosse, tu me rattraperas à le prendre avec nous, poison de bête. Attrape-le, mais surtout ne le lâche pas, sans ça il faudrait recommencer! » Bien sûr que je n' avais garde de le lâcher. Il tremblait comme une feuille et ne reprit ses esprits qu' au bas de la pente, pour aboyer aux choucas, comme s' il voulait faire oublier sa défaillance de tout à l' heure.
Rentrés à Morcles, nous prîmes un verre bien gagné. Quant à Schnuggi, profitant de la halte à sa manière, il avait filé tout seul à la recherche de certaine âme sœur, auprès de laquelle il escomptait bien trouver consolation et réconfort après de si tragiques aventures. Tant il en trouva qu' il ne rentra que huit jours après, flappi, vanné, le poil flasque et la tête basse, ayant, hélas, passé une partie de la semaine en fourrière. Ce devait être la dernière fois.
Cette année-là l' hiver fut précoce. Sur les hauteurs la neige était descendue jusqu' à mi-côte, saupoudrant les sapins et, plus bas, le feuillage pourpré des troènes et des hêtres. Comme s' il avait le pressentiment que bientôt il ne pourrait plus aller à la plaine où l' attirait un cœur toujours chaud, Schnuggi avait profité d' une fenêtre entr'ouverte et, filant par le sentier en raidillon qui dévale la forêt, jusqu' aux vignes, il était retourné à la ville, sûr d' y recevoir bon accueil, bon gîte et le reste! Il avait retrouvé maintes connaissances, et pendant toute la journée il y avait eu, dans les rues étroites de la vieille cité, des jeux, des courses furibondes, coupées d' aboiements joyeux. Le soir tombant, il était parti pour rentrer avant la nuit. En chien intelligent, il connaissait bien, pour l' avoir suivie souvent, la route la plus courte, la voie du chemin de fer à crémaillère grimpant à flanc de coteau, et il s' y était engagé, heureux de son escapade, des camarades retrouvés, de cette journée de pleine liberté, heureux surtout d' avoir échappé, cette fois, aux agents et à l' ignoble fourrière. Tandis qu' il trottinait allègrement, quelques légers flocons avaient tournoyé dans l' air jusqu' ici limpide, mais qu' il eut atteint le bas de la montagne, la neige tomba plus drue, plus serrée. Bientôt la voie se trouva recouverte d' un mince tapis blanc dans lequel ses pattes imprimaient à chaque pas de petits trous noirs. Plus haut Schnuggi toucha la couche poudreuse de sa gueule haletante. Pourtant il avançait bravement. Il voyait, comme en un rêve, la chambre quiète et chaude, la corbeille d' osier sous le piolet et la corde, et cela lui donnait un courage extraordinaire. Soudain il entendit derrière lui le bruit du train. Schnuggi redoubla d' efforts. Ses petites pattes se hâtaient, battant la neige épaisse dans laquelle il enfonçait maintenant, mais plus il s' agitait, plus le bruit terrifiant se rapprochait et, par surcroît, l' obscurité était survenue. Rassemblant un reste d' énergie, la pauvre bête essaya de marcher encore, puis, à bout de force, sentant l' inu de la lutte, elle se coucha et attendit la mort. Dans un sourd grincement d' acier le lourd convoi passa, éclairant vivement à gauche et à droite, de ses fenêtres illuminées, les sapins dont les branches pliaient sous le lourd manteau blanc et laissant derrière lui un petit cadavre noir perdu dans la nuit.
Pauvre Schnuggi! Vois-tu, nous autres bipèdes, nous sommes parfois des ingrats. Tu as eu la dent prompte et l' humeur irascible. Nous n' avons pas toujours compris tes colères ni tes enthousiasmes. Peut-être y avait-il, dans son genre, une nature d' artiste en toi! Mais justement parce que tu as exercé abondamment notre patience, que tes frasques de caniche et ton humeur vagabonde nous ont fait sacrer et pester trop fréquemment, nous ne t' avons pas oublié.
Tu as été un compagnon fidèle et tu es mort en brave. Souvent encore, ton souvenir nous suit dans nos randonnées. Aussi, comme à un vieil ami disparu, dont les défauts s' estompent dans le recul des années, nous te disons ici: Que la terre te soit légère.