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Un monde à part dans nos Alpes

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

Par Fritz Sieveking.

Imaginez que vous soyez, avec quelques amis, sur une haute cime, au milieu de ce grand calme où la lumière, les formes, les horizons lointains se confondent en un tout harmonieux.

De quoi vous entretenez-vous? Du bon dîner surtout qui vous attend à la prochaine étape, des promesses succulentes du contenu de vos sacs, et vous songez aussi à la descente palpitante que, dans quelques instants, vous allez entreprendre parmi les rochers, ou bien en vous élançant sur vos skis. Alors, les hautes cimes ne vous auront rien dit, elles n' auront pas touché cet homme caché en vous, qui attend une libération: vous redescendrez tels que vous étiez montés.

Si l' homme veut se laisser saisir par la nature, il doit sortir de lui-même, se détacher de ses préoccupations, de sa vie de chaque jour qui le tient parfois dans un asservissement tel que tout amour libérateur pour la nature en serait étouffé.

Depuis qu' un sort heureux m' amena à Leysin, non comme malade, mais pour entrer en contact étroit avec la souffrance, j' ai eu le privilège de m' approcher de la vraie nature, d' apprendre à connaître, d' une manière inattendue, l' Alpe et beaucoup de ses secrets.

Jusqu' alors je n' avais réalisé en haute montagne que quelques-uns de mes rêves passionnés; je gardais dans mes souvenirs dix projets pour un d' exécuté, dix projets restés épars dans l' avenir. Depuis j' ai vu mes ambitions tomber à l' arrière, mais, quelle surprise! l' Alpe s' est révélée à moi plus vivante et plus familière. Celui qui craint de sortir de lui-même, qui n' a d' autre ambition que de rester dans sa coquille, n' aura jamais avec la montagne de contact intime et salutaire; aussi évitera-t-il d' aller à Leysin, coin de terre incomparable, mais petit monde à part du fait de ses cliniques.

Oui, cette contrée ensoleillée, un peu suspecte encore à l' opinion publique, la nature l' a comblée de ses biens et surtout du charme prenant de la mi- hauteur où les horizons s' élargissent, où l' homme éprouve déjà l' intense sensation d' être « en haut », où des liens de véritable amitié se nouent entre lui et une douzaine de cimes, ayant chacune sa personnalité. ( Les Dents du Midi, par exemple, n' en ont-elles pas une pour chaque Leysenoud ?) Ce sont ces sommets qui s' étendent en demi-cercle: le regard les embrasse chaque fois plus avidement, quand leurs arêtes réapparaissent dans le soleil.

C' est précisément dans l' ensemble d' une vie humaine hors des cadres habituels et d' une nature abondamment riche, que m' est apparu depuis le premier jour le caractère unique de Leysin. Etre entouré en même temps, au même lieu, de la grandeur d' une vie signée par la souffrance et de la grandeur d' une montagne dans toute sa beauté, voilà ce qui retient beaucoup de gens loin de Leysin, mais ce qui est en vérité son secret infiniment bienfaisant.

On peut dire plus encore. Cette coïncidence n' est pas seulement un contraste, il y a aussi une parenté surprenante: la montagne est en quelque sorte le partenaire du malade. Dans une mesure surhumaine, elle partage le sort de celui-ci: sa patience, inactive et muette, supporte les affronts du temps: les orages, le froid, la chaleur. Elle accepte tout sans résister jamais; elle souffre, d' une souffrance dont les sapins, là-haut, desséchés et mutilés, pourraient nous raconter la lamentable histoire.

Leysin est un monde à part, la montagne est aussi un monde à part: l' harmonie entre eux n' est donc pas pour nous surprendre. Que l' homme entre avec respect dans ce monde, le cœur large ouvert! Alors il découvrira en lui-même un amour, dont auparavant il ignorait la joie. Son monde habituel disparaîtra pour faire place à un autre, aussi large, aussi lumineux que les grands horizons de Leysin.

Avons-nous besoin de faire une course bien préparée, avec un itinéraire fixé à l' avance d' un bout à l' autre? Non, l' Alpe veut être notre guide et diriger nos pas par ses attraits secrets. Montons tout simplement, sans poteau indicateur, à travers la forêt. Là-haut, toutes les côtes, tous les sommets, tous les coins doués de charmes particuliers nous attendent, sont notre but: Prafandaz, Riondaz, Géteillon, les Tours, quelques cols portant des noms et encore beaucoup d' autres endroits lumineux sans nom, peu connus. En voici quelques-uns:

Au-dessus de Prafandaz, là où un petit sentier descend des forêts de la Riondaz et débouche dans les vastes pâturages s' étageant 500 m. plus bas jusqu' à Veyges, il y a un coin tout fait pour le recueillement. C' est dans ce lieu qu' un après-midi d' hiver nous voulons ouvrir nos cœurs et sortir de nous-mêmes, émerger de la brume qui ne laisse que deviner la plaine du Rhône, et monter, monter, en grimpant sur les arêtes des Dents du Midi et des aiguilles lointaines, celle d' Argentière, du Chardonnet, la « Verte » et les « Droites » et encore plus loin, plus haut, jusqu' à être tout pénétrés de lumière, comme si nous étions arrivés au centre de tous les rayons d' une journée de montagne en février. Là nous sommes transformés; ce qui est impur en nous est brûlé entièrement. Mais ce cœur salutaire de la mon- tagne, ne le saisissons-nous pas presque avec les mains, tout près de nous, dans les couronnes de neige qui revêtent d' une dignité princière même les petits sapins? Tout près, très loin, partout l' œil enchanté peut voir des miracles vivifiants.

Une autre fois, un matin, je prends mes skis. La neige a cessé de tomber, le soleil dévoile un paysage éveillant l' envie passionnée d' y entrer. Je n' ai qu' une heure à ma disposition, avant le travail du jour. Mon chemin, me jetant déjà d' un étonnement à l' autre, m' amène sur une terrasse, un plateau au sud de la Riondaz dont le sommet s' élève une centaine de mètres plus haut. Quelques pas à gauche, et me voilà dans un jardin légendaire formé de ces sculptures bizarres, métamorphoses hivernales des sapins, jardin suspendu droit sur l' abîme au fond duquel s' étendent les pâturages de Corbeyrier. La solitude est parfaite: dans mes traces de la semaine passée, un peu effacées par la chute de neige, je découvre des empreintes de lièvre utilisant ainsi un chemin plus aisé dans la fine et profonde neige poudreuse. Ici, nous ne devons pas craindre que nos traces soient écrasées par des multitudes de skieurs, même pas par un seul. Une passée de lièvre ou de renard, tout au plus, ou bien une nouvelle neige les recouvrent. A Leysin, la joie est encore possible de dessiner ses traces dans une neige immaculée, de se précipiter sur des pentes de neige vierge. Car, excepté quelques dimanches, on peut facilement compter ceux, qui cherchent là-haut, souvent seuls, à satisfaire un instinct des plus forts.

Il serait recherché de prétendre que seule la contemplation que fait naître un lieu comme mon jardin de légende, permet un contact purifiant avec l' Alpe. Mais, n' est pas vrai qu' une descente à skis, déjà passionnante pour l' homme sportif, devient littéralement une ivresse, quand le cœur déborde des richesses puisées dans un tête-à-tête avec la nature?

Quittons notre jardin. Le terrain est ouvert d' abord et nous permet un « schuss » qui devient de plus en plus un vol rasant, car la pente se raidit dans la mesure où nous nous approchons de la forêt. En pleine vitesse, comme si rien ne barrait le chemin, nous nous enfonçons dans un passage encore assez large. C' est le moment du premier Christiania, exécuté avec soin sur les quelques mètres carrés d' espace que les sapins laissent encore libres. Ah, ce Christiania n' est plus une épreuve sportive, c' est un « salut » joyeux crié à nos amis les sapins. Et maintenant commence un jeu palpitant: se faufiler dans un slalom stratégique entre les arbres tantôt serrés, tantôt espacés. Il y a heureusement quelques éclaircies permettant de relâcher l' attention. Quel contact merveilleux avec l' âme de la forêt montagnarde qu' une telle descente! Préférable sans doute aux « contacts » multiples et douloureux d' un non-initié qui ose imprudemment une course pareille.

Et le printemps, l' été, l' automne? Découvrir l' Alpe, se laisser transformer par sa puissance, le secret en est toujours le même: sortir de ses préoccupations et ouvrir le cœur. Le concours de moyens que déploie l' Alpe de Leysin est grand en tout temps. Qui n' a pas perdu, un instant au moins, toute étroitesse, en arrivant à ce contour de la route d' Aï, où le regard domine d' un coup tout le vaste bassin des Ormonts, d' une bigarrure si riche en été, avec ses forêts, ses hameaux et ses pâturages, entourés en demi-cercle par des arêtes brunes ou blanches? C' est incontestablement en été ou en automne que le caractère spécifique des Alpes Vaudoises ressort le mieux, ce quelque-chose de chaud et de familier qui fait naître une sympathie profonde. Ce sont souvent des beautés sans apparence, qui exercent une influence extraordinaire. Le Mont d' Or, par exemple, montagne qu' on peut trouver ennuyeuse en été, devient pour celui qui sait regarder sa forme, sa situation, ses ombres, son cadre de nuages, de ces nuages caractéristique d' été, une révélation, une mélodie qui fait vibrer. On ne peut pas être touché réellement, sans s' ouvrir d' abord, sans être disposé à la transformation que peut opérer l' Alpe.

Il est facile d' admirer la paroi nord du Cervin. Faut-il pour cela une disposition spéciale? Mais admirer, respecter, aimer une sommité inconnue ou sans nom, une pente rocheuse sans histoire, un plan gazonné abandonné au milieu d' un désert de pierres, un seul crocus quelque part, n' importe où... C' est aussi la montagne, pourtant, mais à part, plus difficilement accessible à l' enthousiasme des hommes, mais peut-être plus riche encore en bienfaits.

Ne pensez-vous pas que celui qui se sent là chez lui ne repoussera plus un malade, n' éprouvera plus ni gêne ni crainte à sentir la souffrance l' en? Il en est tout simplement près, tout près, aussi bien d' un malade que d' une frêle fleur de montagne luttant en désespérée contre le vent rude des hauteurs.

Est-ce Leysin seul, l' alpe lumineuse, qui opère un tel changement en l' homme? N' est pas plutôt Celui qui est la lumière, qui s' est choisi Leysin, sa vie et ses montagnes, grandeur et souffrance, amour s' abaissant et majesté éclatante, dans un ensemble vraiment mystérieux, pour en faire l' image de son amour et de sa majesté, pour se forger un instrument qui puisse ouvrir les horizons étroits d' un monde ordinaire, d' un homme enfermé dans ses préoccupations? Est-ce pour ne faire entrer que quelques rares lumières, pareilles à ces élans passagers, qui surgissent pendant les vacances et se réalisent en quelques belles ascensions pour retomber trop vite aussitôt que la vie quotidienne reprend ses droits?

Non, béni soit Dieu et béni soit l' instrument qu' il s' est créé ici pour verser dans beaucoup de cœurs obscurs et serrés la lumière d' une vie nouvelle, renouvelée, non pas pour un certain temps, mais pour toujours, non pas en partie, en rétablissant une certaine santé, mais entièrement, au sein même de l' homme. C' est la vie nouvelle de ceux qui ont pu trouver la source qui ne tarit jamais, qui ont pu prendre pied sur le seul roc inébranlable.

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