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Voies nouvelles dans un massif inconnu

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PAR MAURICE BRANDT, BIENNE

Avec S illustrations ( 162-166 ) On entend répéter, par une génération qui rêve de premières rocheuses, que notre pays ne cache plus dans ses montagnes de paroi vierge où cueillir la joie unique du parcours inédit. Assurément la première spectaculaire n' est plus à récolter, il n' y a plus de « dernier problème ». Cependant il reste quantité de devinettes proposées à la sagacité des alpinistes. La seule méthode, pour les découvrir, est l' étude de ce qui s' est réalisé dans le passé. C' est la connaissance de toutes nos Alpes, et non des seules arêtes à la mode où grouillent les alpinistes. Il est des montagnes privilégiées hors du trafic humain, totalement ignorées, parce qu' elles ne touchent ni les 4000 ni même les 3000 m. Il n' est que de se déplacer pour les cueillir, si l'on veut bien s' accommoder de buts plus modestes que le VIe sup.! A ces promenades de découverte où l' esprit vagabond furette après quelque itinéraire nouveau, les fins de saisons sont les plus favorables.

Il est souvent difficile de juger si telle course est inédite ou non. Cependant les guides du CAS et les résumés des nouveaux itinéraires qui paraissent chaque année dans Les Alpes lèveront en général l' incertitude. Il faut le dire, l' accomplissement d' une première est un problème plus encore intellectuel que musculaire. Or si chacun se prépare physiquement, au point que l' entraînement devient surentraînement et que le grimpeur s' énerve comme une guêpe contre une vitre sans plus savoir où se diriger et quoi vouer sa fougue, combien rares sont, dans l' ensemble, ceux qui pensent à étudier guides et cartes ou à lire les récits de nos prédécesseurs! Combien en ai-je vu, de ces alpinistes parvenus au maximum des capacités humaines en matière de technique, et qui ignorent qu' au nom des Gallet, des Blanchet, des Dübi. De même que toute expédition himalayenne se construit sur le travail des pionniers, de même le grimpeur qui ignore l' histoire alpine ne restera qu' un alpiniste incomplet et limité.

Mont Gond, paroi NW Entre le Sanetsch et le Pas de Cheville, au SW des Diablerets, s' étale un massif important qui tend vers le ciel trois sommets de fière allure: le Mont Gond, la Fava et Montorbon. Aucun d' eux n' atteint les 3000 m, mais leur attrait réside dans leur isolement. Leur éloignement de toute base de départ les mettrait à l' abri des atteintes humaines, si la région ne devenait de temps en temps la cible des écoles de tir de Savièse. Jusque là-haut l' homme impose son souvenir par la quantité de projectiles et d' éclats que l'on rencontre! Mais les tirs terminés et le silence revenu, la solitude se recrée, bien que Pon aperçoive de là-haut les maisons de Sion noyées dans la brume de la plaine. Les chamois, dans ce district franc, sont nombreux et peu farouches.

Un col sépare la Fava du Mont Gond. Son nom lui-même est tout plein de mystère: « Col de la Croix des Trente Pas. » De cette selle s' élève en trois ressauts l' arête NE du Mont Gond à laquelle L. Seylaz a consacré un article dans Les Alpes ( octobre 1942 ) après en avoir réalisé la première ascension. C' est ce récit qui avait éveillé mon intérêt pour une montagne alors inconnue. L' examen de la carte devait cependant me convaincre que la région était trop éloignée pour une course de week-end. Mais peu après, Derborence était relié à Aven par une route audacieuse, taillée dans une paroi à pic. L' exploitation des bois de la vallée pouvait débuter. Les lourds camions avaient maintenant accès dans cet endroit admirable. La poésie y perdait, mais une région neuve s' offrait à l' alpiniste de fin de semaine.

Quel souvenir merveilleux que celui de cette journée d' arrière dans le flamboiement des mélèzes devant le petit lac de Derborence placé tout juste pour servir de miroir à la paroi NW du Mont Gond! Montagne hier ignorée, elle faisait naître en moi l' impatience enfantine de voir de plus près, de toucher de mes mains. Mais la journée était trop avancée pour entreprendre quoi que ce fût; nous redescendîmes dans la vallée avec une insatisfaction au cœur, un besoin de revenir.

L' occasion s' annonce une année plus tard. Le 3 septembre 1955, avec mes amis Voillat, nous allons gagner, par la route suspendue à son flanc, le haut de la vallée et les bords de la Lizerne, qui connaîtra bientôt le joug d' un barrage. La belle route a séduit les capitaux; néanmoins nous admirons sans bornes cette réalisation d' une entreprise privée, taillée dans une paroi rocheuse à pic. Il faut s' incliner devant ceux qui ont osé penser cette route et ont su la réaliser. Le progrès ajoute ici à la nature un élément de grandeur indéniable. Une halte à une des fenêtres qui éclairent le tunnel permettra de jeter un coup d' œil sur la Lizerne. Pas le moindre garde-fou entre l' ouverture et le fond où coule la rivière. Même le plus réfractaire au vertige en aura la parole coupée.

Quand la route a rejoint la rivière, nous dressons notre tente face au cirque de TchifFa sous la garde de la Quille du Diable. Une reconnaissance faite dans la soirée nous laissera perplexes devant l' élan du Mont Gond éclairé des derniers rayons de soleil. Qu' il est agréable de s' assoupir au bercement du torrent, malgré l' appréhension de ne pas s' éveiller assez tôt!

Adrien, le dernier levé la semaine, le premier debout le dimanche, nous évacue de la tente dans la nuit frisquette du 4 septembre. Il n' est pas superflu de partir très tôt, car la marche d' approche est longue. Nous emprunterons le sentier de Montbas, joli alpage aux multiples chalets. Au petit jour, dans le raidillon avant Montbas, nous rencontrons un indigène surpris autant que nous. Notre intention d' aller au Gond par ce côté le laisse sceptique et plutôt apitoyé sur ces touristes qui n' ont pas pris la peine d' étudier leur itinéraire. Dès Montbas, le chemin serpente à flanc de coteau jusque sous le Poteu de Bois, puis il se souvient tout à coup qu' il est sentier de montagne et qu' il serait indigne de ne pas se mettre à grimper. Une cascade superbe, un paysage de plus en plus sauvage, et voilà le chalet de Cindo, en sentinelle isolée, surveillant le cirque de Derborence. C' est le beau chalet de Jacques Dalcroze, de grands mélèzes le protègent, les aconits en forment l' écrin. Il est désert, abandonné. Nous quittons la région herbeuse pour des flancs ravines et schisteux où le sentier s' est fait des plus discrets. Cette traversée, humide par endroits, n' est pas sans présenter quelque danger. Les heures s' écoulent lourdement, quand notre paroi d' un coup se dévoile au détour du chemin, impressionnante, rébarbative. Les quatre heures d' approche aussitôt oubliées, l' œil scrute fébrilement en quête d' un itinéraire. Une croupe arrondie de schistes noirs conduit naturellement à l' angle des parois W et NW. Une curieuse zone de roches blanches se détache sur ce fond sombre. Les chamois dérangés se retirent sans nous accorder beaucoup d' attention; ne restent en lice que deux hommes, une femme, une montagne. Devant la paroi qui écrase, Rose renonce et préfère observer de loin les évolutions de ses compagnons. Elle n' est pas en forme aujourd'hui et la dure montée ne lui a pas permis de récupérer.

Dès l' abord la paroi opposera une rude défense, mais une petite vire permet de prendre pied sur l' angle des deux faces, avant de tourner dans la paroi de gauche. Tout de suite l' exposition devient extrême; le rocher froid, givré, n' est pas franc. Il s' agit de traverser une zone de schistes très raides où les pitons s' enfoncent comme dans une motte de beurre. L' assurage est très difficile, et c' est avec soulagement que nous atteignons la roche solide. Nous avons repéré une dalle inclinée que nous jugeons l' itinéraire le plus commode. Des traces de chutes de pierres sur la dalle nous persuadent de faire vite. La varappe intéressante est de difficulté soutenue mais non exagérée. Des blocs instables réclament un service de voierie et sont précipités sur le pierrier. L' exaltation d' être en terrain nouveau nous pousse comme des chamois.

Une cuvette jonchée de blocs brisés coupe la raideur de la paroi; on y serait à l' aise pour le bivouac. Puis un ressaut de rocher massif, pourvu de prises très franches, se laisse enlever d' une manière athlétique. Nous voici parvenus de nouveau exactement sur la tranche entre les deux parois. Le coup d' oeil est singulier: à droite du rocher sain de belle envolée, à gauche du rocher brisé semé de touffes gazonnées. Il faudra tenir un juste milieu, combiner les avantages de l' un avec les inconvénients de l' autre. Un surplomb massif ne laisse bientôt aucune équivoque: il n' y a de solution que par la gauche. De gros cumulus orageux se sont formes, d' immenses cathédrales de nuages se heurtent contre les flancs des montagnes, la grisaille nous enveloppe cauteleusement. Une petite cheminée branlante que nous ornons de deux pitons prélude à notre dernière longueur de corde. Le passage est scabreux plutôt qu' extrêmement difficile. Une dalle mouchetée de gazon fleuri met le point final à la paroi. Après trois heures d' escalade nous nous rétablissons sur l' avant.

Les nuages à nouveau dissipés dévoilent la cime ensoleillée à deux longueurs de corde. Seuls les quelques privilégiés qui ont le bonheur de suivre des voies nouvelles savent les sentiments de l' alpi qui parcourt les derniers mètres d' une ascension inédite. Un contentement mêlé de reconnaissance pour l' instant qui lui est accordé. Une joie pure, sans le mélange douteux de la prétention d' avoir fait un exploit. Instants inoubliables de la halte sur ce sommet isolé, resté à part quoique tout proche de la vallée dont on saisit la rumeur à travers le silence ouaté.

Une belle arête dallée relie le sommet E à notre cime. Notre intention pour la descente n' est pas encore arrêtée. Pour prolonger ce temps de réflexion nous parcourons la crête magnifique. A notre gauche les à pic ombrés de la paroi N où bouillonnent quelques brouillards, à droite les dalles tiédies au soleil, qui s' abaissent vers le sud. Entre les deux versants, deux funambules mettant à l' épreuve leur sens de l' équilibre.

A l' extrémité de notre voie aérienne, nos regards plongent avec appréhension dans les abîmes tombant sur le Col de la Croix. Quelle voie de descente élégante! Elle nous éloignerait cependant de notre point de rencontre avec Rose. Notre compagne a passé la journée en compagnie des chamois et en contemplant les évolutions de son mari. Nous renonçons pour un contrefort orienté sud-est, tout en dalles. La descente est amusante, entièrement par adhérence. Nous ignorons que chaque pas nous éloigne de notre compagne qui attend au Col de la Croix des Trente Pas, là précisément où nous ne lui avions pas donné rendez-vous.

Parvenus au fond de la cuvette, nous remontons sur l' arête SW, escortés par de nombreux chamois. Il faut s' éloigner passablement du Mont Gond jusque près de la Chaux de Lodze avant de rejoindre le chemin qui ramènera au point de départ. Personne au rendez-vous, si ce n' est un orage menaçant qui émet ses premiers grondements. Aucune voix ne répond à nos appels, même à ceux du mari de plus en plus perplexe. Où se diriger? Il est admis que je resterai sur place pendant qu' Adrien recherchera son épouse du côté du Col de la Croix des Trente Pas. Célibataire, je suis sans soucis de ce genre et je n' ai d' autre préoccupation, pour le moment, que d' espérer un ajournement de l' orage. La femme volage retrouvée, il faut songer à rejoindre notre campement. Une soudaine averse nous rejettera sous un auvent rocheux où une collation fera prendre patience.

Au-dessous de nous s' étalent les grands éboulements qui, en 1714, ont détruit 55 chalets et tué 14 personnes. L' œil du lac de Derborence ouvert dans ce désert semble garder le secret de ce passé enseveli. La falaise calcinée des Diablerets surplombe son œuvre de désolation, alors que la Quille du Diable, hésitant à s' effondrer dans le vide, scrute les abîmes avant de se décider.

Par le même itinéraire que ce matin, dans les rumeurs de l' orage qui se calme, nous dévalons vers la plaine... Notre hâte est bien vaine, car si l' automobile démarre sans se faire prier, elle n' ira pas loin. La route a été coupée par l' orage en maints endroits, plusieurs voitures sont bloquées au fond de la vallée. La situation n' est cependant pas tragique; une pelle mécanique s' évertuera le lundi matin à libérer six voitures fourvoyées sur une route... d' ailleurs interdite. Tout s' achèvera par les sourires, peut-être ironiques, de nos libérateurs, et par un week-end prolongé... le moindre des inconvénients.

La Fava, paroi NW En redescendant du Mont Gond, dès après Cindo, on aperçoit au fond de la vallée une paroi verticale de fière allure; c' est le versant W de la Fava. Des chutes de neige prématurées mettent fin à notre intention d' y aller voir la même année encore.

En août 1957 un voyage aérien au glacier de Zanfleuron me permet d' observer à fond la topographie de la Fava. Solution élégante et moderne pour reconnaître une nouvelle voie. Du sommet des Diablerets jusqu' au Sanetsch, en passant par la Quille à qui je rends volontiers une visite solitaire, le Mont Gond et la Fava s' imposent constamment à mes yeux. Les monotones lapiaz de Mié invitent à de fréquents arrêts d' observation. La paroi W vue d' ici perd de son attrait, étant passablement tapissée de touffes herbeuses. La pyramide sommitale par contre tombe en une belle paroi sur l' arête de Tête Noire, telle une canine fichée dans le paysage. J' avais eu alors quelques doutes sur la possibilité d' y ouvrir une voie. A cette distance, le relief apparaissait mal.

L' Hôtel du Sanetsch, où l'on est magnifiquement reçu, constitue le meilleur point de départ. On y parvient en une heure du fond de la vallée de la Morge, carrossable jusqu' à Glarey. De plus en plus les vallées s' ouvrent à la circulation motorisée. Pourquoi s' en plaindre, après tout, puisque les possibilités de courses de fin de semaine se multiplient?

Le 31 août 1957 je partage avec mes amis Voillat deux chaises longues devant l' hôtel pour observer à l' aise la pyramide de la Fava. La paroi N se détache de profil, les derniers rayons de soleil en marquent plus intensément les particularités. Une tour bien dégagée déborde de l' arête E de la Fava toute noyée de rose du couchant. La carte nationale sort de l' oubli « Montorbon ». Il est paradoxal que ces sommets exposés à la vue des touristes traversant le Sanetsch n' aient allumé aucune convoitise. Le livre de passage couvert de signatures prouve que ce col connaît encore la faveur de bien des promeneurs modestes. Le vieux bâtiment brave depuis près de 80 ans les intempéries. Un grand troupeau de vaches valaisannes conduit par des bergers s' étire le long d' un chemin délicat pour joindre un pâturage. Qu' il est intéressant de les observer, ces vaches montagnardes à la file indienne contre le flanc abrupt du Sublage! Autant les vaches de plaine ressemblent à... des vaches, autant celles-ci sont vigoureuses et éveillées. Il me souveint d' avoir vu un troupeau valaisan sur la route cantonale, toutes se déplaçant à la file indienne sur le bas côté. D' instinct elles suppléent aux insuffisances de nos routes. Que dire cependant des vaches de plaine en vadrouille sur la voie publique? Les bergers, gens de Savièse, manient cet immense troupeau avec douceur et, semble-t-il, avec respect pour un animal qui mérite mieux que son renom.

Tôt le matin nous empruntons le chemin du Poteu de Bois, d' abord le long du Lachon, torrent issu du glacier de Zanfleuron, puis par les Cloujons. Très bien signalé dans les lapiaz, il conduit sans peine à l' origine de l' arête de Tête Noire. Les rochers massifs sont caractéristiques; travaillés par les eaux du glacier retiré, ils présentent quantité de cannelures et trous aux arêtes tranchantes. La vulgaire ciboulette s' est courageusement installée dans les anfractuosités, balançant au vent ses boules violettes.

En abordant la crête de Tête Noire, la configuration du terrain se modifie complètement. C' est une arête de schistes noirs ravinés par les eaux qui succède aux calcaires massifs des lapiaz. Le premier soleil nous accompagne sur cette voie en terrain mou que les chamois ont marquée d' em. Sur le sommet de Tête Noire, le photographe réclame quelques instants: campée au bout de notre crête, défendue encore par un ressaut, se dresse la paroi convoitée. Chacun en observe les particularités, combine son propre itinéraire, en silence.

Parvenus à pied d' œuvre nous comparons les solutions proposées, presque toujours identiques. Cette fois c' est l' unanimité: débuter sur la gauche, jusque sous les surplombs du sommet, traverser ensuite horizontalement pour rejoindre un couloir débouchant à quelques mètres du sommet.

Comme au Mont Gond, le passage le plus coriace sera l' entrée. Un mur arrondi encore à l' abri des rayons du soleil opposera la fraîcheur de ses prises trop rares à une courte échelle savante. L' obstacle s' enlèverait plus facilement sans nos sacs trop pesants. Impressionné par la paroi, voilà un mois, j' avais pensé d' abord la redescendre pour juger de ses capacités de résistance. C' est pourquoi nos fidèles 120 m de nylon bourrent nos sacs. Nous n' en aurons d' ailleurs pas l' emploi car, au sommet, nous renoncerons à redescendre notre voie, attirés par Montorbon.

Un premier piton d' assurage protégera l' arrière sans bénéfice de la courte échelle. Sans être délitée, la paroi exige une manipulation respectueuse, à cause des débris entassés sur les vires. Trois longueurs de corde sous la protection de quelques fiches conduisent naturellement à la traversée horizontale. Le passage en opposition sous un auvent est enthousiasmant à tel point que les trois vedettes veulent se faire photographier dans ce moment exaltant. Parvenus dans le couloir nous constatons avec joie qu' il mène sans difficultés tout près du point culminant. Quelques ressauts délicats justifient quand même l' usage de deux fiches d' assurage. Le vide s' est creusé. Tout au fond du val, les chalets de Mié semblent en pénitence sur le plateau désert. Une faille oblique quelques mètres avant de déboucher sur l' arête comblera d' aise l' esprit pointilleux d' Adrien qui veut toujours sortir exactement au sommet.

Tout le panorama des Alpes valaisannes se révèle d' un coup; mais sur le sommet, pas un vestige humain, ni boîtes de conserves, ni poteau, ni cairn. Les ascensions doivent encore se compter sur les doigts de la main. Avec plaisir nous revoyons le Mont Gond, fort inhospitalier d' ici. Les vaches pâturent autour de l' Etang des Trente Pas, Sion se cache sous la brume. L' air surchauffé tremblote sur les dalles du versant sud comme un papillon battant de l' aile avant de s' y poser. Seules les clochettes des troupeaux troublent le grand calme...

Dans le prolongement de la croupe E se dresse la tour de garde de Montorbon, très fière de ses parois verticales: une Quille du Diable en deux fois plus grand. Du côté du Sanetsch, l' hôtel est posé sur la prairie comme un jouet d' enfant; le grand troupeau brun s' écoule vers sa pâture du matin. Qu' il serait agréable de prolonger l' arrêt! Mais l' escalade de la paroi n' a duré que deux heures, nous sommes encore assez vigoureux pour mettre au programme la descente de l' arête SW de la Fava et l' escalade de Montorbon par le N.

Le Guide des Alpes vaudoises fait allusion à l' arête SW en émettant des doutes sur l' exactitude du guide Dübi qui donnait cette arête pour facile. Maintenant que nous l' avons suivie, il se révèle à peu près certain qu' elle n' a jamais été parcourue. D' ailleurs Dübi était fort imprécis pour cette région. Le même cas s' est produit pour l' arête E du Mont Gond. Gravie la première fois par L. Seylaz et G. Leuch, Dübi en faisait la description suivante: du col de la Croix suivre l' arête qu' au sommet. Le récit d' ascension qu' en a fait L. Seylaz dans Les Alpes montre clairement que le guide Dübi parlait d' une arête jamais parcourue.

En route!... Une courte partie horizontale sur une lame de couteau se prend les pieds en opposition sur une belle dalle bleutée. Le tranchant est malheureusement désagrégé et la méthode à califourchon se révèle bientôt la plus sûre. L' arête ensuite plonge assez abruptement sur un petit col entre le sommet W et notre sommet Le cheminement doit être précautionneux, dans l' odeur soufrée des blocs que nous basculons. La varappe est très exposée; à droite s' abîme la paroi W désagrégée, mais les rochers sous-jacents sont très solides, formés par la tranche des dalles redressées du flanc sud. Après une heure nous foulons les gazons, les yeux levés vers notre arête qui soutiendrait la comparaison avec les plus belles. Nous l' avons nettoyée assez consciencieusement pour pouvoir la recommander!

La chaleur du sud fait souffrir nos gosiers malencontreusement asséchés par quelques barres de chocolat fondant. Nous ne disposons plus d' aucune boisson et les vaguelettes vibrant au soleil sur l' Etang desTrente Pas exaspèrent nos besoins en liquides. Une combe mi-rocheuse, mi-gazonnée doit se traverser avant de parvenir au pied de Montorbon.

Montorbon, paroi NW La modification de l' éclairage nous a permis d' y repérer deux possibilités de cheminement. Une voie oblique à gauche paraît facile, mais avec un point d' interrogation vers le haut. Une autre dans l' axe de la tour est d' aspect plus difficile. Toute la construction n' a rien d' attrayant, les terrasses couvertes de débris lui enlèvent une partie de son charme. Nous choisirons la ligne de plus grande pente par mépris de la caillasse. De nouveau le passage initial est de rocher massif, une traversée à califourchon sur une lame de rocher coupant détachée de la paroi. Elle permet de prendre pied dans un couloir facile, menant de droite à gauche, qu' il faudra bientôt quitter pour s' élever verticalement. Chaque pas doit être calculé avec soin. Le rocher n' est pas friable en lui-même, mais chaque fois de gros blocs jouent dans leur alvéole. Un piton refuse de tenir dans une fissure, un autre accolé servira de coin. Les premiers coups de marteau ont dérangé un aigle surprenant de majesté qui quitte son domaine d' un vol pesant. Nous suivons ébahis cet oiseau sur lequel se sont acharnés depuis toujours nos chasseurs sans gloire ni conscience. C' est le second aigle que je vois, le premier m' étant apparu au Grand Muveran, alors que nous appréciions les beautés du surplomb de l' arête de la Frête de Saules. Je n' en avais alors soufflé mot à personne, car il ne jouissait pas encore d' une protection absolue. Il se trouve toujours quelque manant vaniteux pour consacrer son temps à supprimer un symbole qui le dépasse.

Non loin du sommet un gendarme séparé de la tour nous accueille. Il contrôle la verticalité du flanc W. Notre voie, après avoir franchi une dalle, s' égare sous un surplomb dans une niche sablonneuse au sol mouvant. Un éboulement récent a mis au jour le rocher jaune. Une auscultation attentive des prises ôte l' espoir d' en sortir par un rétablissement. Retraite et traversée à gauche dans un couloir raide débouchant à gauche du sommet Une heure s' est écoulée depuis le bas lorsque nous déposons les sacs au sommet.

La descente facile se déroule sur le flanc SE pour rejoindre le sentier du Larzey à la Pierre d' où nous rallierons la voiture à Glarey. Une grande crevasse dans le rocher, amorce d' un gigantesque éboulement à venir, nous tient à distance de la paroi W. Dommage que nous ne sachions prévoir la date de l' événement, le spectacle en vaudrait la peine! Cette région a d' ailleurs été l' épicentre des séismes d' il y a quelques années.

Nous avons terminé l' exploration de tout le massif. Malgré que ces montagnes ne comptent aucune arête vertigineuse, aucune paroi « dernier problème », malgré qu' elles soient inconnues du public - ou plutôt à cause de cela - elles restent mon plus doux souvenir de montagne. Ce ne sont pas tant les difficultés qui marquent la mémoire que l' atmosphère des lieux. Rien sans doute de la beauté dangereuse et inquiétante des 4000, mais une perfection qui ne peut ni s' exprimer ni s' oublier. Une paix dont le seul souvenir répand en moi comme un fluide bienfaisant.

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